XXXI

Par qui a été bâti le château Une des aurores qui suivirent éclaira auprès du château d’Eberbach un ravissant groupe : À dix pas de la cabane de Gretchen, entièrement refaite à neuf en forme de chalet rustique, sur une verdoyante pelouse en pente, arrangée dans le rocher même avec de la terre rapportée, sur un banc abrité par le roc surplombant, Christiane et Gretchen étaient assises. À leurs pieds, une chèvre blanche, couchée, que tétait avec ardeur un bel enfant demi-nu posé sur un tapis recouvert d’une toile fine et blanche, mangeait des herbes que lui donnait Gretchen et semblait comprendre qu’elle ne devait pas bouger pendant le repas de son nourrisson. Christiane, avec une branche d’arbre, chassait les mouches qui parfois faisaient frissonner un peu le flanc rose et blanc de la bête 312

patiente et douce.

Bientôt l’enfant, ayant assez bu, ferma les yeux et s’endormit.

Christiane, alors, sans le réveiller, le leva doucement et le prit sur ses genoux.

La chèvre, comme n’ayant plus la

responsabilité de l’enfant, se dressa, fit quelques bonds pour se dégourdir, et alla rejoindre près de là la biche à la patte cassée qui venait de montrer sa tête intelligente et fine entre deux arbustes.

– Et vous dites, madame, demanda Gretchen, reprenant un entretien commencé, qu’il vous est apparu comme cela tout à coup, sans que le portier du château l’ait vu passer ?

– Oui. Tu avais bien raison de me dire qu’il n’était jamais si près que lorsqu’on le croyait bien loin.

Gretchen resta un moment pensive.

Oh

! oui, reprit-elle avec une sorte d’exaltation qui lui était particulière, bien certainement cet homme est un démon. Depuis un an j’en ai acquis la certitude.

313

– Tu l’as donc vu depuis un an ? Il est donc revenu ici ? Parle, je t’en prie. Tu sais quel intérêt j’ai à le savoir.

Gretchen eut l’air d’hésiter un moment ; puis, se décidant et se rapprochant de Christiane :

– Voulez-vous me jurer de ne pas rapporter à M. le baron ce que je vais vous dire ? Jurez-le moi, afin que je puisse vous parler, et peut-être vous sauver.

– Pourquoi ce serment ?

– Écoutez. Quelques jours après votre départ, ma biche blessée, après avoir bien souffert, malgré mes soins, était à la mort. Les herbes sur sa plaie, les prières à la Vierge, rien n’y faisait plus. Elle me regardait d’un air triste, comme pour me reprocher de la laisser mourir ! Je me désespérais. Devant ma cabane, trois ou quatre étrangers passèrent allant du côté du château. Ce Samuel Gelb en était. Il leva la tête, me vit, et de ses grandes jambes alertes grimpa en trois bonds jusqu’à moi. Je lui montrai du doigt ma pauvre biche étendue et je lui dis

: «

Bourreau

! –

Comment ! dit-il, tu laisses mourir ta biche, toi, si 314

experte aux plantes ! – Est-ce qu’elle pourrait vivre ? m’écriai-je. – Pardieu ! – Oh ! sauvez-la. » Il me regarda fixement et me dit : « Faisons un marché. – Lequel ? – J’aurai à revenir souvent à Landeck et je ne veux pas qu’on le sache. Je m’arrangerai pour ne pas passer auprès du presbytère et M. Schreiber ne me verra pas. Mais toi, ta cabane est à deux pas de ces ruines et je ne pourrais t’éviter. Promets-moi que, ni directement ni indirectement, le baron d’Hermelinfeld ne saura par toi que je viens dans le pays, et je te promets, moi, de guérir ta biche. –

Et si vous ne la guérissez pas ? – Alors tu seras libre de parler.

» J’allais promettre mais un

scrupule me retint. Je lui dis : « Ce que vous allez faire peut-il nuire au prochain dans ce monde, ou à mon âme dans l’autre ? – Non, répondit-il. – Eh bien, alors je me tairai. – Ni directement, ni indirectement, le baron d’Hermelinfeld ne saura par toi ma présence à Landeck : tu le promets ? –

Je le promets. – C’est bien. Attends-moi et fais bouillir de l’eau. » Il s’éloigna et revint au bout de quelques minutes avec des herbes qu’il ne me laissa pas voir et qu’il trempa dans l’eau 315

bouillante. Il en entoura ensuite la patte blessée, qu’il serra et enveloppa de linges. « Tu laisseras cet appareil trois jours, me dit-il. Après quoi, ta biche boitera mais sera guérie. Seulement, si tu parles, je la tuerai. » Voilà pourquoi, madame, je vous demande de rien rapporter à M. le baron de ce que je vous dirai, afin qu’il ne le sache pas par moi indirectement.

– Sois tranquille, dit Christiane, je te jure que je ne dirai rien. Mais parle, toi.

– Eh bien ! votre château, madame, ce château que vous a donné votre père et que vous habitez aujourd’hui, je crois que c’est M. Samuel qui en est le vrai bâtisseur.

Christiane frissonna. Elle venait de se rappeler la façon subite dont Samuel avait surgi dans son château.

– Mais comment serait-ce lui ? demanda-telle.

– Et quel autre, chère madame, poursuivit Gretchen, quel autre aurait fait sortir de terre tout ce château en si peu de temps ? Vous voyez bien 316

que c’est le démon ! Sans cela, est-ce qu’en onze mois, malgré le monde d’ouvriers qu’on y a mis, il aurait pu ressusciter la poussière de ces ruines mortes ? Et comment conduisait-il tout ? Il était partout et n’était nulle part. Il logeait, bien sûr, dans le pays, puisque dès qu’on avait besoin de lui, il était là, à la seconde même ; et cependant, où logeait-il ? Ce n’était ni à Landeck, ni au presbytère, ni ici... Et pas de cheval ! Comment était-il venu

? Personne n’aurait su le dire.

Qu’est-ce qui l’avait apporté ? Quand M. le baron venait voir comment marchait la besogne, jamais il ne l’apercevait. M. le baron ne s’est même jamais douté qu’il fût pour quelque chose dans tout cela. Et comment M. Samuel avait-il forcé l’architecte à ne pas le dire ? Toute la journée il faisait des courses dans la montagne, sous prétextes d’études et de botanique, comme il dit.

Et puis, il a fait fouiller tout le roc où le château est bâti, il a tracassé la terre et creusé partout. Je ne sais pas ce qu’il manigançait là-dessous. Vous allez encore me prendre pour une folle ; mais un soir, en me collant l’oreille contre la terre, je suis sûre d’avoir entendu sous le sol comme le 317

hennissement d’un cheval.

– C’est un de tes rêves ou un conte de fées, dit Christiane.

Gretchen reprit :

Voulez-vous un exemple plus certain, madame ? Un jour, à deux pas de mon ancienne cabane, il a fait jeter des fondations de maçonnerie. Je ne savais ce que cela voulait dire.

Seulement, le lendemain, de grand matin, comme ses ouvriers faisaient peur à mes chèvres, j’ai emmené mes pauvres bêtes dans la montagne, et je ne suis revenue que plus tard le soir. Ma cabane avait disparu et, à sa place, j’ai trouvé ce chalet tout arrangé et meublé comme vous le voyez. Dites-moi s’il n’y a pas de sorcellerie là-

dessous. Ce Samuel était là. Il me dit que ce changement avait été fait d’après un ordre donné à l’architecte par M. le baron. C’est égal, cela n’explique pas comment toute cette construction a pu être achevée en douze heures. Eh bien, madame, vous me direz tout ce que vous voudrez, ma nouvelle cabane est bien plus commode et surtout bien plus solide que l’autre, je ne le nie 318

pas. N’importe, je regrette l’autre ; j’ai peur dans celle-ci et il y a des moments où je me dis que j’habite l’œuvre du diable.

– Tout cela est étrange, en effet, dit Christiane, et, sans partager tes superstitions au sujet de M.

Samuel, je me sentirais un peu inquiète comme toi, si je savais habiter une maison construite par lui. Mais dis-moi une chose. Pendant notre voyage, lorsque tu l’as revu, est-ce qu’il t’a renouvelé ses insolences et ses menaces ?

Non, je l’ai trouvé plutôt protecteur et bienveillant. Il connaît les vertus et les propriétés des plantes mieux que moi, bien qu’il ne veuille pas croire comme moi à leur âme. Il m’a souvent indiqué des remèdes pour mes bêtes malades.

– Alors tu es un peu revenue sur son compte à ce que je vois ?

– Je le voudrais mais je ne peux pas. Il n’a rien fait et rien dit de méchant devant moi depuis un an. Au contraire. Mais les fleurs et les plantes continuent à dire qu’il est funeste, funeste à tous ceux que j’aime, à vous et à M. le vicomte. Et les fleurs ne m’ont jamais menti. Il faut qu’il cache 319

son jeu. Il fait semblant de ne plus penser à rien pour mieux nous surprendre. Lorsque je le vois, c’est plus fort que moi, je sens toujours en moi le même mouvement de colère. J’ai beau vouloir me vaincre et me rappeler les services qu’il m’a rendus, moi qui n’ai jamais haï personne, je crois que je le hais toujours. Mais j’ai tort de le dire tout haut ; car il est sorcier, il le saura, il saura que je vous ai tout révélé, que je le hais, que...

– Qu’il n’y a pas d’ingrates que les mères, dit subitement et tranquillement Samuel Gelb derrière les deux jeunes femmes.

Gretchen et Christiane se retournèrent.

Christiane ne put retenir un cri. Wilhelm se réveilla en pleurant.

Samuel fixait sur Christiane un regard grave et sévère ; mais rien, dans son air, d’ironique ni de méprisant. Il avait à la main droite un feutre blanc qu’il venait d’ôter pour saluer, et à la main gauche un fusil. Une redingote de velours noir boutonnée jusqu’au menton faisait ressortir la pâleur calme et froide de son visage. Par où était-il donc venu ? Derrière le banc où étaient assises 320

Christiane et Gretchen, le rocher était à pic et avait cinquante pieds de haut.

Pourquoi cette frayeur

? demanda

tranquillement Samuel. Voyez, vous avez fait pleurer cet enfant.

Gretchen continua à trembler.

– Par quel chemin êtes-vous arrivé ? dit-elle.

D’où sortez-vous ?

– Comment êtes-vous ici, en effet, monsieur ?

demanda Christiane.

321

Le Trou de l’Enfer
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