LXVII
Le forceps de la douleur
Cette nuit même, à quelques pas de la réunion des Sept, Gretchen, endormie dans sa cabane, entendit tout à coup appeler dehors et frapper à sa porte à coups redoublés.
–
Qui est là
? Est-ce vous, madame
?
demanda-t-elle.
– Oui, dit la voix de Christiane.
Gretchen courut ouvrir.
Christiane entra, à peine vêtue, les cheveux en désordre, éperdue, folle.
–
Qu’y a-t-il encore, madame
? demanda
Gretchen. Comment êtes-vous hors de votre chambre et du château à pareille heure ?
– Je ne sais pas, dit d’abord Christiane d’un air égaré. Ah ! oui, attends, je me souviens. Je me 635
suis échappée. Personne ne m’a vue. Le baron d’Hermelinfeld est là, figure-toi. Je suis tombée à la renverse. Et puis des douleurs m’ont saisie, les premières douleurs de l’enfantement. Gretchen !
Gretchen ! je vais accoucher.
– Comment ! s’écria Gretchen avec épouvante et joie, mais le terme n’était pas arrivé ! Oh !
alors votre enfant est donc l’enfant de M.
d’Eberbach ?
– Non, Gretchen, je sais bien que non. Oh ! si je pouvais me tromper ! je tromperais aussi les autres. Mais non ! Mentir pendant toute une vie, j’aime mieux mourir !... Gretchen, Wilhelm est mort... Julius arrive... je suis tombée roide... et tous ces malheurs ont précipité le dernier... Oh !
je souffre ! mourir !
Elle disait cela pêle-mêle, sans suite, insensée, prenant les mains de Gretchen aussi troublée qu’elle.
– Comment faire ? dit Gretchen. Ah ! je vais aller chercher le médecin.
Elle fit un pas vers la porte. Christiane se jeta 636
après elle et la retint par le bras.
– Veux-tu bien rester, malheureuse ! Je ne me suis pas échappée pour vivre, mais pour mourir, pour me dérober dans les entrailles de la terre, pour m’abîmer dans quelque gouffre. Morte, mon Julius m’aimera, m’estimera, me pleurera. La vie ! est-ce que je veux de la vie ? C’est le secret qu’il me faut ! Tâche de comprendre ce que je te dis. Je ne sais pas ce que j’ai dans le cerveau. Je deviens folle. Mais le secret, le secret à tout prix !
– Le secret à tout prix ! répéta Gretchen, perdant aussi tout à fait la tête.
L’atroce douleur physique, jointe à cette terrible douleur morale, acheva de vaincre Christiane. Elle s’était étendue sur le lit de Gretchen. Elle resta là plusieurs minutes, en proie à la torture et à l’hallucination, mais conservant cette idée fixe qu’elle devait cacher à tous son malheur et sa honte, et mordant son mouchoir pour étouffer ses cris.
Gretchen sanglotait et s’agitait autour d’elle, inutile, anxieuse, désespérée.
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Dans un instant de répit, Christiane l’appela :
– Gretchen, jure-moi que tu feras ce que je vais te dire.
– Je le jure, ma chère maîtresse..
– À personne, quoi qu’il arrive : ni au baron, ni à mon Julius, ni même au monstre, tu ne révéleras mon secret.
– À personne.
– Si l’enfant vit, Gretchen, tu le porteras à ce Samuel, mais sans que personne le sache, le voie, le soupçonne.
– C’est cela ! s’écria Gretchen avec une joie menaçante, rejetons au démon la race du démon.
– Ah ! c’est mon enfant pourtant, mon unique enfant ! dit Christiane saisie d’une convulsion nouvelle. Oh ! mais la pauvre créature doit être morte. Oh ! moi aussi, mon Dieu ! faites-moi mourir
! Gretchen, si l’enfant est mort, tu l’enseveliras, entends-tu ? toi-même, seule, la nuit, dans la forêt. Le jures-tu ?
– Je le jure.
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– Et moi aussi alors, Gretchen, enterre-moi.
Que personne ne sache !... Ô mon Julius ! adieu !
Je t’aimais bien... Mourir sans te revoir
!...
Gretchen, le secret, le secret, le secret à tout prix !
Elle retomba évanouie.
– Le secret, oui, j’entends, dit Gretchen.
Et elle répéta plusieurs fois comme machinalement :
– Le secret ! à tout prix ! le secret !
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