XIII
Lolotte
Trichter parti, Samuel dit à Julius :
– Voici l’ordre et la marche : d’abord dans la rue de Lolotte, puis au cours de droit, pour ne rien changer à nos habitudes, puis au Gros-Tonneau.
Ils descendirent. Au bas de l’escalier, un domestique remit une lettre à Samuel.
– Diantre ! serait-ce déjà d’un de nos gars ? dit celui-ci.
Mais la lettre était du professeur de chimie Zacchœus, qui invitait Samuel à déjeuner.
– Dis à ton maître qu’il y a engagement pris et que je n’y puis aller que demain.
Le domestique partit.
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– Pauvre homme, reprit Samuel. Il y a quelque point qui l’embarrasse. Sans moi, comment ferait-il ses leçons ?
Ils sortirent de l’auberge et gagnèrent la rue au Pain.
À deux pas de la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée, brune, vive, bien faite, cheveux luisants sur les tempes, bonnet lestement renversé sur l’arrière de la tête, Lolotte cousait.
– Voilà trois renards qui causent à trente pas d’ici, dit Samuel. Ritter sera averti. Parle à l’enfant.
– Mais que lui dirai-je ?
– Ce que tu voudras. Il suffit que tu lui parles.
Julius s’approcha à contrecœur.
– Déjà debout et au travail, Lolotte ! dit-il à la jeune fille. Vous n’étiez donc pas cette nuit au Commerce de renards ?
Lolotte devint toute rose de plaisir en voyant Julius lui adresser la parole. Elle se leva et s’approcha de la fenêtre, son ouvrage à la main.
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– Oh ! non, monsieur Julius, je ne vais jamais au bal ; Franz est si jaloux ! – Bonjour, monsieur Samuel. – Mais vous ne vous êtes guère aperçu de mon absence, je crois, monsieur Julius ?
– Je n’ose dire que oui, Franz est si jaloux !
– Bah ! fit-elle avec une petite moue de défi.
– Qu’est-ce que vous faites donc là, Lolotte ?
demanda Julius.
– Des sachets de satin pour des parfums.
– Ils sont charmants. Voulez-vous m’en céder un ?
– Quelle idée ! et pourquoi faire ?
– Mais pour avoir un souvenir de vous, dit Samuel. Ô le hardi jeune homme avec ses airs timides !
– Voici le plus joli, reprit bravement Lolotte, après un peu d’hésitation.
– Voulez-vous me l’attacher à un ruban ?
– Quelle
passion !
s’écria
comiquement
Samuel. Il en est fou !
– Là... Merci, ma bonne et jolie Lolotte.
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Julius tira une bague de son petit doigt.
– Prenez ceci en échange, Lolotte.
– Je ne sais si je dois...
– Bah ! dit à son tour Julius.
Lolotte prit la bague.
– Maintenant, il faut que nous vous disions adieu, reprit Julius. C’est l’heure du cours, et nous sommes en retard. Je vous verrai en revenant.
– Eh bien ! vous partez sans me serrer la main, décidément vous avez peur de Franz.
– Dépêche-toi, dit Samuel tout bas, voilà les renards qui viennent de notre côté.
En effet, les trois renards passaient devant la maison de Lolotte, et ils virent Julius baiser la main de la jeune fille.
– À bientôt, dit Julius.
Et il s’éloigna avec Samuel.
Quand ils arrivèrent au cours, la leçon était déjà largement entamée. Un cours à Heidelberg ressemble beaucoup à certains cours de Paris.
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L’auditoire commençait à en avoir assez. Un petit nombre prenait des notes. Une vingtaine écoutaient sans écrire. Le reste causait, rêvait, bâillait. Plusieurs se faisaient remarquer par la fantaisie de leurs postures. Il y avait à l’extrémité d’un banc un renard d’or qui, couché sur le dos, dressait perpendiculairement ses jambes contre le mur. Un autre, à plat ventre, les coudes sur la banquette, et la tête soutenue par les mains, s’absorbait dans la lecture de chansons patriotiques. Nous ne doutons pas que la parole du professeur n’arrivât toujours à l’esprit des étudiants, mais il est certain qu’elle y entrait souvent par les coudes et par le dos.
Franz ni Otto ne suivaient le cours de Thibault.
La leçon finie, Samuel et Julius sortirent avec la foule, et comme la demie de neuf heures sonnait, ils mettaient le pied sur le seuil de la taverne du Grand-Tonneau, où la double action bachique et tragique allait s’engager.
La salle principale où entrèrent Samuel et Julius regorgeait d’étudiants. Leur arrivée fit 136
sensation.
– Voilà Samuel !
–
Trichter, voilà ton senior
! dirent les
étudiants.
Il était évident qu’on les attendait. Mais l’attention, qui s’était portée d’abord sur Samuel, se porta tout entière sur Julius, quand on vit Franz Ritter tout pâle sortir de la foule et aller droit à lui.
Samuel, en le voyant venir, n’eut que le temps de dire bas à Julius :
–
Sois très modéré. Il est bon que nous mettions tous les torts du côté de nos adversaires, et qu’en cas de malheur les témoins puissent attester que nous avons été provoqués.
Ritter était devant Julius et lui barrait le passage.
– Julius, dit-il, on t’a vu parler à Lolotte ce matin, en allant au cours ?
–
C’est possible
: je lui demandais
probablement de tes nouvelles, Franz !
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– Je te conseille de ne pas rire. On t’a vu lui baiser la main. Apprends que cela me déplaît !
– Apprends que cela ne lui déplaît pas.
– Tu railles pour m’exaspérer.
– Je plaisante pour te calmer.
– La seul chose qui puisse me calmer, c’est une promenade avec toi au mont Kaisertuhl, mon cher.
– Une saignée, en effet, rafraîchit dans les temps chauds. Je la pratiquerai sur toi, si tu veux, mon très cher.
– Dans une heure ?
– Dans une heure.
Ils se séparèrent. Julius revint à Samuel.
– De mon côté, la partie est engagée, lui dit-il.
– Bon ! je vais l’engager du mien, dit Samuel.
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