XLV

Christiane a peur

Le lendemain dans l’après-midi, vers quatre heures, Julius et Christiane se promenaient. Ils venaient de sortir du château.

– De quel côté allons-nous ? demanda Julius.

– Du côté que tu voudras, dit Christiane.

– Oh ! cela m’est bien égal, reprit Julius avec une indifférence paresseuse.

– Eh bien, montons jusqu’à Gretchen. Elle n’est pas venue ce matin. Il a fallu aller chercher sa chèvre. Je suis un peu inquiète.

Ils gravirent le promontoire où était la cabane.

Christiane se retourna vers la vallée.

Le beau spectacle

! dit-elle à Julius en

montrant le fleuve et l’horizon des collines.

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– Oui, dit Julius sans tourner les yeux.

Christiane eut l’air de ne pas remarquer l’insouciance désœuvrée de son mari. Elle se dirigea vers la cabane de Gretchen. La porte était fermée.

Sans doute, dit Julius, elle est dans la montagne avec ses chèvres.

Christiane alla à quelques pas, au creux du rocher où Gretchen avait l’habitude de parquer ses chèvres. Les chèvres y étaient.

– C’est singulier ! pensa-t-elle.

Et, revenant à la porte, elle appela :

– Gretchen ! es-tu là ? Gretchen !

Personne ne répondit.

À ce moment, une grande rumeur vague s’éleva de la vallée. Julius et Christiane regardèrent du côté d’où cette rumeur venait. La route de Neckarsteinach était toute noire de foule.

Un flot de poussière empêchait de distinguer ce que c’était. Des cris, des chants confus coupés par le vent, voilà tout ce qu’on entendait. Tout ce qu’on voyait, c’est qu’il devait bien y avoir cinq 433

ou six cents personnes. Ce pêle-mêle approchait rapidement. Tout à coup, Julius battit des mains.

– Oui, s’écria-t-il, c’est Samuel qui tient sa parole !

– Que veux-tu dire ? demanda Christiane.

Je veux dire, répéta Julius, que voici Heidelberg qui vient à Landeck. Samuel te l’avait promis, et tout ce qu’il a promis, il le tient. Mais avoir fait cela si vite ! Oui, ce sont bien mes camarades. Maintenant qu’ils sont plus près, je distingue les étudiants de l’Université. Entends-tu le vivallera ? Oh ! quelle bonne surprise !

Et l’œil de Julius, tout à l’heure endormi, se réveillait. Christiane devint pensive.

La route passait au bas du rocher où se tenaient Christiane et Julius, à mille pas environ.

La troupe avançait allègre et prompte. Bientôt Julius put reconnaître Samuel en tête de la bande.

Il était à cheval, sérieux comme un général d’armée. Derrière lui on portait le grand drapeau académique.

Les étudiants arrivaient. Ils furent bientôt en 434

face de Julius et de Christiane. En passant devant eux, Samuel leva les yeux, les aperçut et salua.

Les étudiants reconnurent Julius. Toutes les casquettes saluèrent et toutes les bouches entonnèrent le plus retentissant refrain qui eût jamais brisé des oreilles humaines.

– Ma bonne petite Christiane, dit Julius, mes camarades m’ont vu, et je crois qu’il serait convenable d’aller leur faire les honneurs du pays. Tu n’es qu’à deux pas du château, tu peux y retourner sans moi

; moi, je suis un peu

impatient, je te l’avoue, de renouer connaissance avec mes amis et de savoir ce que cela signifie. Je te rejoindrai dans un moment.

– Va, dit Christiane, attristée sans trop savoir pourquoi.

Julius ne se le fit pas dire deux fois. Il embrassa Christiane au front, affecta de marcher tranquillement jusqu’au tournant du sentier, et, quand il l’eut dépassé et que Christiane ne put le voir, il se mit à courir de toutes ses forces, et en deux minutes eut rejoint la foule. Christiane le regardait partir.

435

– Dès que Samuel est là, se dit-elle, c’est à lui qu’il court.

Elle essuya une larme et allait s’éloigner, quand un pas cria sur le sable derrière elle. Elle se retourna et vit Gretchen.

– Gretchen ! dit-elle, mais qu’as-tu donc ?

La petite chevrière était bien changée depuis la veille. Pâle, abattue, les cheveux en désordre, un cercle noir autour des paupières, elle paraissait vieillie de dix ans. L’exaltation qui lui était habituelle avait fait place à un égarement sinistre.

Quelque chose de lugubre et de fatal flottait sur toute sa personne.

– Qu’as tu ? répéta Christiane, et d’où viens-tu ?

– Je viens de ma chambre.

– Nous t’avons appelée, pourquoi n’es-tu pas venue ?

– Parce que M. le vicomte était là et que je ne veux plus qu’on me voie. Non, je ne me montrerai plus à personne et je ne parlerai plus qu’à vous. J’ai honte. Vous, je vous aime, et 436

j’avais absolument à vous dire : Prenez garde à vous ! Samuel Gelb ne ment pas, voyez-vous. Ce qu’il dit, il le fait. Quand il a menacé, il frappe.

C’est plus fort que vous et c’est plus fort que lui peut-être. Tenez, je souffre bien de vous dire cela, mais c’est pour vous sauver. Tournez les yeux d’un autre côté, ne me regardez pas, je vous prie, et je vais vous dire tout. Ne me regardez pas

; là, c’est bien. Maintenant, écoutez

: –

Samuel Gelb avait dit que je serais à lui. Eh bien ! il m’a fait boire une liqueur faite de son enfer et de mes fleurs... Enfin, je suis à lui.

Prenez garde à vous ! – Adieu.

Et, s’enfuyant aussitôt, elle s’élança dans sa cabane et s’y enferma. Christiane demeura pétrifiée et glacée.

– Gretchen ! Gretchen ! cria-t-elle.

Mais elle eut beau appeler, Gretchen ne parut pas.

– Oh ! pensait Christiane toute tremblante, c’est bien vrai ; il fait tout ce qu’il dit. Voilà Heidelberg à Landeck ! Voilà Gretchen perdue, et elle me laisse, et mon mari aussi me laisse.

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Seule ! Oh ! j’ai peur ! – Je vais écrire au baron et l’appeler à mon secours.

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Le Trou de l’Enfer
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