XVIII

Deux manières d’envisager l’amour Le dimanche suivant, dès sept heures du matin, Samuel et Julius sortaient d’Heidelberg et prenaient, le long du Neckar, la route qui conduit à Landeck ; ils étaient à cheval, emportant chacun son fusil de chasse attaché à la selle. Samuel avait, en outre, une valise derrière lui.

Trichter, complètement remis de sa victoire, accompagna à pied, en fumant sa pipe, jusqu’aux dernières maisons, son noble senior, dont il semblait plus fier et plus charmé que jamais. Il lui rapportait qu’il était allé voir, la veille, les deux blessés. Ils en reviendraient l’un et l’autre. Mais Dormagen en avait pour trois semaines et Ritter pour un mois.

Aux portes de la ville, Samuel congédia son renard favori, et les deux compagnons mirent 178

leurs chevaux au trot.

Julius rayonnait de ces deux joies : l’aube dans le ciel, Christiane dans son cœur. Jamais il n’avait trouvé Samuel plus spirituel, plus en verve, plus amusant, et, par éclairs, plus profond.

La parole de Samuel, vive et savante, pleine de caprice et pleine de pensée, complétait à Julius son spectacle et son bien-être en les interprétant, et, pour ainsi dire, en les constatant. Julius avait l’impression, Samuel y ajoutait l’expression. Ils arrivèrent ainsi à Neckarsteinach.

Ils avaient parlé université, études et plaisirs.

Ils avaient parlé Allemagne et indépendance.

Julius était de ces jeunes et nobles cœurs que font battre ardemment ces idées, et il se sentait heureux et fier d’avoir bravement fait son devoir et risqué hardiment sa vie pour un devoir cher et sacré.

Samuel et Julius, enfin, avaient parlé de tout, excepté de Christiane. Samuel n’en avait pas parlé, peut-être parce qu’il n’y pensait pas ; Julius peut-être parce qu’il y pensait trop. Ce fut Samuel qui la nomma le premier :

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– Ah çà ! dit-il tout à coup à Julius, qu’est-ce que tu apportes ?

– Comment ! ce que j’apporte ?

– Oui ; est-ce que tu n’as pas acheté quelque bijou pour Christiane ?

– Oh ! crois-tu qu’elle l’aurait accepté ? Et la prends-tu pour une Lolotte ?

– Bah ! il y avait une reine qui disait que cela dépendait de la somme qu’on y met. Mais, du moins, tu as pensé à te procurer pour le père quelque livre rare de botanique ? Tiens, par exemple, le Linnæi opera avec gravures, précieuse édition dont le libraire Steinbach a un si excellent exemplaire.

– Sot que je suis ! je n’ai pas pensé au père, confessa ingénument Julius.

– L’omission est fâcheuse, reprit Samuel, mais je suis bien certain que tu n’auras pas oublié le gentil enfant qui n’a pas quitté Christiane, et que tu n’as pas quitté. Tu as bien sûr, pour Lothario, un de ces merveilleux jouets de Nuremberg qui font le bonheur de tous les petits Allemands de 180

cinq à dix ans ? Nous avons admiré une fois ensemble une prodigieuse chasse au porc ; tu te souviens, ce fourmillant bas-relief en bois où l’on voit tout un village, bailli, magister et bourgeois, pendus à la queue, aux oreilles, aux soies de sa majesté suine, et qui nous a fait crever de rire nous-mêmes, vieux enfants que nous sommes. Je gage que tu as acheté le bas-relief. Et tu as eu là une triomphante idée. Tu avais raison tout à l’heure ; c’est à l’enfant qu’il fallait faire le cadeau de Christiane. De cette manière la générosité se complète de la délicatesse. Donner à Lothario, c’est donner à Christiane deux fois.

– Pourquoi me dis-tu cela si tard ? fit Julius mécontent de lui-même.

Et d’un brusque coup de bride il retourna la tête de son cheval du côté d’Heidelberg.

– Halte là ! cria Samuel. Il est inutile que tu ailles chercher à Heidelberg la chasse et le volume : ils sont ici.

– Comment ?

– L’édition rare de Linnée et l’homérique 181

chasse au porc sont toutes deux dans ma valise, et je te les offre.

– Oh ! merci, dit Julius. Tu es charmant !

– C’est que, mon cher, il faut mener lestement ton affaire avec cette petite. Je t’aiderai. Si je t’abandonnais à ta nature, tu te rouillerais dans les mélancolies sentimentales, et, au bout d’un an, tu serais aussi avancé que la veille du jour où tu l’as vue pour la première fois. Mais je suis là, sois tranquille. Tu vois avec quelle obligeance déjà je me suis abstenu de te faire concurrence. Je me rabats sur Gretchen. La chevrière m’en veut, elle me redoute d’instinct, elle m’a presque insulté. Cela me pique. J’en viendrai à bout. Je ne lui plais pas : donc elle me plaît. À qui de nous deux arrivera le premier. Un pari, veux-tu ? Un coup d’éperon dans le ventre de nos chevaux, commençons cette course à la beauté, et tu verras comme je suis un grand sauteur de scrupules.

Julius était redevenu sérieux.

– Samuel, tiens, je t’en prie, dit-il, qu’il ne soit jamais question entre nous de Christiane.

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– Trouves-tu que je déforme son nom en le prononçant ? Ah çà, tu peux bien me laisser dire ce que je te laisse bien faire ; et, comme je ne suppose pas que tu ailles à Landeck uniquement pour M. Schreiber et pour Lothario, je puis bien insinuer que tu y vas pour Christiane.

– Quand ce serait pour elle ?

– Si c’est pour elle, je conjecture que c’est dans un but quelconque ; et, n’admettant pas que ce soit dans le but d’en faire ta femme...

– Pourquoi pas ?

Pourquoi pas

? Ah

! ah

! ah

! qu’il est

jeune ! Pour deux raisons, être candide. D’abord, le baron d’Hermelinfeld, très riche, très honorable, très puissant, n’ira pas, entre les filles de comtes, de princes et de millionnaires, qui seraient heureuses de porter son nom, choisir une petite paysanne. Ensuite, tu ne voudras pas toi-même. As-tu l’âge d’un mari ?

– L’amour n’a pas d’âge.

– L’amour et le mariage font deux, mon jeune ami.

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Il reprit d’un accent profond et passionné :

– Oh ! je ne calomnie pas l’amour ! L’amour, c’est la possession. Être maître d’une créature humaine, conquérir une âme, multiplier son cœur par un cœur qui n’est pas moins vôtre pour battre dans une autre poitrine, étendre son existence par d’autres existences dépendantes et soumises, cela certes est grand et beau ! J’ai cette ambition prométhéenne de l’amour ! Mais la question est d’ajouter à sa personnalité le plus de personnalités possibles, de s’enrichir de tous les dévouements qu’on rencontre, d’absorber en soi tout ce qu’on trouve à sa portée de puissance et de vie. Imbéciles ceux qui se contentent d’une femme et qui ont assez de se doubler lorsqu’ils pourraient se centupler ! Cela fait pleurer les femmes ? Tant pis pour elles ! La mer n’est la mer que parce qu’elle boit toutes les gouttes de toutes les rivières. Moi, je voudrais boire toutes les larmes de toutes les femmes, afin de ressentir l’ivresse et l’orgueil de l’Océan.

Tu te trompes, ami, répondit Julius, la grandeur n’est pas d’avoir, mais d’être. La 184

richesse n’est pas de recevoir, mais de donner.

Moi, je me donnerai tout entier, et pour toujours, à celle que j’aimerai. Je n’éparpillerai pas mon cœur en la monnaie vile de cinquante fantaisies triviales et passagères ; je le concentrerai en un seul amour d’or, profond et immortel. Et je ne me croirai pas plus petit et plus avare pour cela, au contraire. C’est par là, Samuel, que la joie humaine aboutit au bonheur divin. La fin de don Juan, avec ses mille et trois femmes, c’est l’enfer ; la fin de Dante, avec la Béatrice unique, c’est le ciel.

– Tu vois, dit Samuel, que la théorie aboutit à la poésie et à l’amour littéraire. Mais nous voici au carrefour. Ralentissons le pas et redescendons à la réalité. Premièrement, nous ne dirons toujours que nos prénoms et pas nos noms ?

Non, dit Julius. Mais ce n’est pas par défiance d’elle, c’est par défiance de moi-même.

Je veux passer pour un simple étudiant sans fortune, afin d’être bien sûr que c’est moi et non pas mon nom qu’elle aime.

– Oui, être aimé pour soi-même ! on connaît 185

cela, dit Samuel. Passons, et, secondement, écoute avec calme l’amicale proposition que je vais te faire. Tu épouseras Christiane, soit : mais il faut qu’elle y consente. L’essentiel est donc de te faire aimer. Or, use de moi au besoin, comme conseiller, ou même... ou même, car cela peut servir, comme chimiste.

– Assez ! s’écria Julius avec horreur.

– Tu t’exaltes à tort, répliqua tranquillement Samuel. Lovelace, qui te valait bien, ne s’y est pas pris autrement avec Clarisse.

Julius regarda Samuel en face :

– Tiens, il faut que tu sois bien radicalement perverti, pour que la pensée de cette noble fille t’inspire ces projets monstrueux ; il faut que ton âme soit bien morte pour que ce clair soleil y fasse éclore des reptiles ! Elle, si confiante, si pure, si innocente, si ignorante ! abuser de sa bonté et de sa candeur ! Ah ! ce ne serait pas bien difficile de la perdre ! Il n’y aurait pas besoin de tes philtres et de tes charmes. Les enchantements seraient inutiles : son âme suffirait.

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Puis il ajouta comme se parlant à lui-même :

– Elle avait bien raison de se défier de lui, et de me dire de m’en défier.

– Ah ! elle a dit cela ? demanda Samuel en tressaillant. Ah ! elle t’a parlé contre moi ? Ah !

elle me hait peut-être ? Prends garde. Je me suis occupé d’elle, tu vois, je te la laissais. Mais si elle me haïssait, vois-tu, je l’aimerais. La haine, c’est une difficulté, c’est-à-dire une provocation ; c’est un obstacle, et j’aime les obstacles. Elle m’aimerait, je n’y ferais pas attention ; mais elle me hait, prends garde.

– Prends garde toi-même ! s’écria Julius. Pour elle, je sens qu’il n’y aurait pas d’amitié qui tînt.

Pour le bonheur d’une femme que j’aimerais, sache que cela me serait bien égal de mourir.

– Et moi, dit Samuel, pour le malheur d’une femme qui me haïrait, sache que cela me serait bien égal de te tuer.

L’entretien, si gaiement commencé, allait tourner au sombre. Mais les chevaux avaient toujours marché, et en ce moment le presbytère 187

apparut. Christiane et Lothario attendaient Julius sous les tilleuls, et lui faisaient de loin de joyeux signes.

Ô folle nature des amoureux ! En un clin d’œil, Julius oublia le cœur ténébreux et menaçant de Samuel, et il n’y eut plus pour lui au monde que lumière, douceur et pureté.

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Le Trou de l’Enfer
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