LII
Répétition générale
Le jour de la représentation des Brigands, chacun des étudiants, à part les deux heures des leçons, fut libre de disposer à son gré de sa journée et de la donner, soit à ses liaisons, soit à des études particulières.
Samuel Gelb, ce grand metteur en scène, savait pour combien entrent dans le plaisir le désir et l’attente et que toute lumière ne vaut que par l’ombre. Samuel Gelb, ce grand politique, pensait que dans toute association, fût-ce une association d’amusement et de joie, une large part doit être faite à la liberté et au caprice de l’individu. Enfin Samuel, ce grand homme pratique, avait lui-même besoin de la journée tout entière pour achever les préparatifs de la représentation du soir.
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Les Brigands se passant presque entièrement dans les forêts, le décor se trouvait naturellement tout fait, à la manière des anciens. Au lieu de toile et de carton comme à Mannheim, on avait, comme à Athènes, de vrais feuillages et un vrai bois. Pour les scènes fermées, des toiles largement peintes, posées entre les arbres, figuraient les appartements. Samuel avait improvisé sans peine son théâtre : les coulisses et les portants ne lui avaient pas manqué. Il mit plus de soin à la répétition générale. Mais ses acteurs étaient si dociles, si enthousiastes et si lettrés, qu’avec eux il ne doutait pas de l’effet du chef-d’œuvre de Schiller.
La répétition en était à la scène où le religieux vient proposer aux brigands amnistie pleine et entière, s’ils livrent Karl Moor, leur chef, lorsqu’on vint avertir Samuel qu’une députation du Conseil académique d’Heidelberg venait faire des propositions aux étudiants.
– Amenez-les ici, dit Samuel. Ils arrivent à merveille.
Trois professeurs entrèrent. L’un d’eux prit la 495
parole.
Le conseil d’Heidelberg offrait, si les étudiants voulaient rentrer dans le devoir, de pardonner à tous, excepté à Samuel Gelb, qui serait exclu de l’Université.
– Très chers ambassadeurs, dit Samuel, voilà une scène qui ressemble diablement à celle que nous répétons.
Et, se tournant vers les étudiants :
– Écoutez donc, vous autres, ce que la justice me charge de vous annoncer. Voulez-vous sur-le-champ garrotter et livrer ce malfaiteur condamné ? la punition de vos crimes vous sera remise ; la sainte Académie vous recevra avec un nouvel amour dans son sein maternel comme des brebis égarées, et chacun de vous aura la route ouverte à quelque honorable emploi.
Un éclat de rire unanime accueillit cet emprunt à Schiller.
Un des professeurs s’adressa aux étudiants :
– C’est à vous, messieurs, à vous seuls que nous parlons, et nous espérons que vous nous 496
répondrez autrement que par des plaisanteries.
– Pardon ! je suis très sérieux, reprit Samuel, et c’est très sérieusement qu’en digne Karl Moor j’engage mes camarades à consentir à vos offres, à faire bon marché de moi et à aller reprendre à Heidelberg le cours de leurs études régulières. Ce n’est pas ici, à coup sûr, qu’ils obtiendront leurs diplômes et qu’ils satisferont leurs parents.
– Mais nous, dit une Maison-Moussue, nous répondrons, à notre tour, en vrais brigands de Schiller, que nous n’abandonnerons pas notre chef. Et nous avons un peu moins de mérite à cela que les compagnons de Karl Moor ; car nous ne courons aucun péril de corps ni d’esprit, n’étant exposés, messieurs, que je sache, ni à vos balles, ni à vos leçons.
–
Mais enfin, répliqua le professeur, que demandez-vous pour rentrer ?
– C’est à Samuel à le dire, répondit la Maison-Moussue.
– Oui, Samuel ! Samuel ! cria la bande.
–
Eh bien
! quelles seraient donc les
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prétentions de M. Samuel Gelb ? reprit avec amertume le parlementaire de l’Université. Pour la curiosité, nous serions bien aise de connaître ses désirs.
Samuel prit alors la parole du ton d’un Coriolan :
– Vous vous êtes trompés de rôle, messieurs les professeurs, dit-il, en venant nous faire des conditions. Nous n’avons pas à en recevoir, mais à en dicter. Écoutez : voici notre résolution, et dites bien chez vous qu’elle est irrévocable.
Amnistie pour tous, pour moi comme pour les autres, cela va de soi. Mais, de plus, les bourgeois qui ont essayé de malmener Trichter viendront faire ici amende honorable. Comme contribution de guerre, les dettes de Trichter seront considérées comme acquittées, et il lui sera alloué, en outre, une indemnité de cinq cents florins. Enfin, mille florins d’indemnité seront comptés à chacun des étudiants blessés dans la bataille. À ces seules conditions nous consentons à rentrer à Heidelberg. Si vous dites : « Non », nous dirons : « Merci ». Trichter, reconduisez 498
jusqu’aux limites de Landeck les députés de l’Académie.
Les trois professeurs crurent de leur dignité de ne pas répliquer une parole et s’en retournèrent fort piteux.
–
Reprenons la répétition, messieurs, dit tranquillement Samuel à ses acteurs, et que ceux qui sont étrangers à la pièce nous laissent.
La répétition terminée, quand Julius dit à Samuel qu’il allait chercher Christiane, Samuel, malgré son empire sur lui-même, ne put retenir un éclair de joie.
– Ah ! elle vient ? dit-il. Va vite, Julius, car voici le soir qui tombe et nous commencerons à la nuit.
Julius partit et Samuel, devenu presque inquiet, alla mettre son costume.
Une heure après, Julius revint avec Christiane.
Madame d’Eberbach fut reçue avec respect par les étudiants. Un siège spécial avait été préparé pour elle au premier rang, de façon qu’elle fût isolée dans la foule. – Le cœur battait fort à 499
Christiane ; c’était la première fois que, depuis son audacieux défi, elle allait revoir de près Samuel.
Au milieu d’un silence attentif et sympathique, la pièce commença.
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