LXVI
Samuel veut imiter Josué
Une minute après, Samuel entrait dans la chambre secrète du conseil de l’Union.
Il s’inclina profondément et attendit que le chef le questionnât.
– Samuel Gelb, vous avez une communication à nous faire ? demanda le chef.
– Oui, répondit Samuel.
–
Parlez. Que savez-vous et que pouvez-vous ?
– Ce que je sais ? dit Samuel. Je sais que l’empereur Napoléon vient d’entrer en Allemagne et qu’à l’heure où nous parlons, il passe à quelques milles d’ici. Je sais qu’autour de lui se meut une armée de quatre cent vingt mille hommes, avec six équipages de ponts, onze mille 630
voitures de vivres, treize cent soixante et douze pièces de canon, sans compter soixante mille Autrichiens, Prussiens et Espagnols. Je sais que, de son côté, l’empereur Alexandre a pu armer trois cent mille hommes, partagés en trois armées : armée d’Orient, sous Barclay ; armée d’Occident, sous Bagration, et armée de réserve, sous Tormasof. Deux autres corps et un vaste camp retranché se forment encore derrière ces trois armées. Je sais enfin que jamais le monde n’a vu plus formidable choc d’empires et de peuples. Ce que je peux ? Je peux faire évanouir tout cet effroyable mouvement comme une bulle de savon sous mon doigt.
– Est-ce possible ? dit le chef. Comment ?
Parlez.
Un murmure de surprise et d’incrédulité courut parmi ces hommes impassibles et hautains.
– Ah ! vous vous étonnez ! reprit Samuel.
Vous ne pouvez imaginer qu’un humble affilié de seconde classe soit à la taille d’un pareil miracle.
Si pourtant j’accomplis cela, me croirez-vous 631
capable de quelque chose ? Aurai-je mérité que vous m’éleviez au premier degré de l’Union ?
– Fais ce que tu dis, répondit le chef, et ensuite demande ce que tu voudras.
– Vous vous souviendrez de votre parole ?
– Je te le jure. Mais explique-nous ce que tu comptes faire. Quels sont tes moyens ? Agiras-tu en Brutus
? As-tu ramassé le poignard de
Frédéric Staps sous son échafaud sanglant ?
– Pour manquer mon coup, n’est-ce pas ? et pour ajouter au tyran la popularité de la protection providentielle ? Non pas, mes maîtres.
Non, je ne me glisserai pas, à travers la foule, jusqu’au cœur de Napoléon, pour que sa garde, dans tous les cas, me mette en pièces et pour que ce bon peuple d’Allemagne, que je veux délivrer, me récompense en m’assommant. Napoléon mourra et je vivrai. Je le frapperai d’ici, sans quitter la montagne où nous sommes, de loin et de haut, comme Jupiter.
– Que veux-tu dire ? explique-toi.
– L’heure n’est pas venue. Vous savez le but, 632
qu’importe le moyen ?
– Raillez-vous,
monsieur ?
demanda
sévèrement le chef.
– Tout au plus je me défierais, reprit Samuel.
Certes, vous tous qui m’écoutez, vous êtes de hauts et puissants personnages, au-dessus de tout soupçon, au-dessus de tout crime. Mais sauver un Napoléon, c’est tentant pour tout le monde. Je craindrais que cela ne tentât Dieu, – si je croyais à Dieu. J’obéis donc aux conseils de la plus vulgaire prudence quand je vous demande à garder mon plan dans les profondeurs de ma pensée, jusqu’à ce qu’il soit impossible d’en empêcher l’exécution.
– Pourquoi nous en avoir dit la moitié, alors ?
demanda la président.
– Pour savoir d’avance si vous m’en seriez reconnaissants. Vous auriez fort bien pu, comme les princes et les peuples de l’Allemagne, vous être faits les satellites du soleil et livrer ou punir votre libérateur. En second lieu, ne fallait-il pas vous engager à vous réunir de nouveau demain pour prendre au besoin un pari ? Écoutez : il est 633
deux heures de la nuit ; en ce moment, Napoléon a quitté Mayence et s’est mis en route pour Wurtzbourg. Demain matin, à dix heures, il s’arrête à Aschaffenburg pour déjeuner.
Aschaffenburg n’est qu’à quelques milles d’ici.
Ne vous écartez pas cette nuit et demain, à dix heures, retrouvez-vous en séance dans cette salle.
Je vous dirai alors ce que j’ai fait. Puis, nous attendrons l’issue.
–
Comment le saurons-nous
? demanda le
président.
– À deux heures, dit Samuel, un homme à nous, le Voyageur du Neckar, sera ici et vous apportera la nouvelle que ce que la Providence elle-même aurait hésité à faire, Samuel Gelb l’a fait, lui.
– Bien, dit le président, nous serons ici à dix heures et nous attendrons.
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