XIX
La nonne des bois
Julius piqua son cheval, fut tout de suite à la grille, et, fixant sur Christiane un œil de reconnaissance attendrie et joyeuse :
– Merci ! dit-il.
–
Il n’y a plus de danger
? lui demanda
Christiane.
– Plus du tout. Votre prière nous a sauvés.
Dieu ne pouvait pas nous refuser sa protection ; nous la faisions implorer par vous.
Il descendit de cheval. Samuel arriva à son tour, et salua Christiane, qui l’accueillit poliment, mais froidement. Elle appela le petit domestique et le chargea de porter les valises dans les chambres. Puis on entra dans la maison. Gretchen y était, un peu gauche, la sauvage fille ! dans ses 189
habits du dimanche. La longueur de sa robe gênait ses pieds ; ses bas lui étranglaient les jambes, elle ne savait pas marcher dans des souliers.
Elle eut pour Samuel un regard hostile, pour Julius un sourire triste.
– Et M. Schreiber ? demanda Samuel.
–
Mon père va venir, répondit Christiane.
Mais, en sortant de la chapelle, il a été pris à l’écart par... par un garçon du village, qui avait à lui parler d’une affaire importante. Il s’agit de quelqu’un qui nous intéresse beaucoup.
Et Christiane regarda en souriant Gretchen, dont l’air étonné témoigna qu’elle ne comprenait pas.
En ce moment, le pasteur entra, empressé, joyeux et ouvert à ses hôtes comme à de vieilles connaissances déjà. On n’attendait que lui pour se mettre à table. Ce second dîner fut plus animé et plus cordial que l’autre. Selon la bonne vieille mode allemande, Gretchen en était.
Samuel, qui maintenant regardait avec de tout 190
autres yeux la pure et virginale figure de Christiane, voulut plaire et fut d’un entrain et d’un esprit charmants. Il raconta tout le duel, en omettant, bien entendu, les causes et les prétextes, et sans parler ni du château d’Heidelberg, ni de la fenêtre de Lolotte. Mais il fit rire Christiane avec la scène du cabinet bleu, et la fit trembler avec la scène du Kaiserstuhl.
– Mon Dieu ! dit-elle à Julius, si pourtant vous aviez eu, vous, ce Dormagen pour adversaire ?
– Oh ! j’étais mort, il n’y a pas de doute, reprit Julius en riant.
– Quel barbare et coupable préjugé que ces duels dont nos étudiants se font un jeu ! s’écria le pasteur. Ce n’est pas seulement comme prêtre que je parle, messieurs, c’est comme homme. Et je vous féliciterais presque, monsieur Julius, de n’être pas plus habile dans ces mortelles parties.
– Comme cela, reprit Christiane, sans savoir elle-même pourquoi elle faisait cette question, M.
Samuel vous est donc supérieur à l’escrime, monsieur Julius ?
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– Je ne puis en disconvenir, répondit Julius.
– Heureusement, ajouta Samuel, il ne saurait y avoir de duel entre camarades aussi fraternels que nous.
– Ou s’il y en avait un, dit Julius, ce serait un duel à mort, un duel d’où un seul de nous devrait se relever, et, en ce cas-là, il est toujours possible d’égaliser les chances.
–
Es-tu entêté du hasard, va
! reprit
tranquillement Samuel. Ce serait à tort vis-à-vis de moi. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai toujours dédaigné de jouer de l’argent, mais, toutes les fois que j’ai tenté le sort, il ne m’a jamais manqué. Prends-y garde ! Vous avez là d’excellent vin, monsieur Schreiber ; c’est du Liebfraumilch, n’est-ce pas ?
Sous quelle impression ou par quelle pressentiment, nous ne savons, mais, aux tranquilles et sinistres paroles de Samuel, Christiane ne put s’empêcher de pâlir et de frissonner. Samuel s’en aperçut peut-être.
– Voilà un sujet d’entretien bien dénué de 192
gaieté, reprit-il. Va donc en chercher là-haut un autre plus amusant, Julius.
Julius comprit le signe de Samuel, disparut un moment, et revint bientôt porteur de la chasse au porc qu’il offrit à Lothario, et du Linnée qu’il offrit au pasteur.
La joie de Lothario fut immense. Une admiration sans bornes envahit son visage, et il resta immobile, foudroyé d’une telle merveille.
Hélas ! c’est en faisant de pareils bonheurs aux enfants que la vie se croit quitte envers les hommes. Mais le pasteur ne fut pas beaucoup moins joyeux ni beaucoup moins enfant que son petit-fils. Il se confondit en remerciements et en gronderies, reprochant à Julius de s’être ruiné.
C’était trop pour la bourse d’un étudiant.
Julius était un peu honteux de s’approprier ainsi la récompense d’une attention qu’un autre avait eue pour lui, et il allait rendre à Samuel ce qui appartenait à Samuel ; mais Christiane le remercia d’un regard. Il n’eut pas la force de restituer ce regard à Samuel. Il garda tout pour garder le sourire.
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On passa dans le jardin pour prendre le café.
Gretchen, qui avait conservé tout le temps son attitude défiante vis-à-vis de Samuel, vint se mettre derrière la chaise de Christiane.
– Çà, Gretchen, dit le pasteur en versant dans sa soucoupe son café brûlant, j’aurai à te parler.
– À moi, monsieur le pasteur ?
– À toi-même, et de choses sérieuses, encore.
Cela te fait rire ? Tu n’es pourtant plus une enfant, Gretchen. Sais-tu que tu n’as pas loin de dix-huit ans ?
– Eh bien ! monsieur ?
– Eh bien ! à dix-huit ans, il commence à être temps qu’une fille pense à l’avenir. Tu ne peux passer ta vie avec des chèvres.
– Avec qui donc voulez-vous que je la passe ?
– Avec un honnête homme qui sera ton mari.
Gretchen hocha la tête en riant toujours :
– Eh ! qui est-ce qui voudrait de moi pour femme ?
– Mais ce n’est pas si improbable, mon enfant.
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Et enfin si cela se présentait ?
La chevrière devint grave.
– C’est pour de bon ?
– Je t’ai dit que j’aurais à te parler de choses sérieuses.
– Alors, si vous me parlez sérieusement, reprit Gretchen, je vous répondrai de même. Eh bien !
si on me demandait en mariage, je refuserais.
– Pourquoi ?
–
Pourquoi, monsieur le pasteur
? Mais
d’abord, ma mère, quand vous l’avez convertie, m’a vouée à la Vierge Marie.
– C’est contre mon gré et contre notre religion, Gretchen. Son vœu, d’ailleurs, ne saurait t’engager, et s’il n’y a pas d’autres raisons...
– Il y en a d’autres, monsieur le pasteur. C’est que je ne veux jamais dépendre de rien ni de personne ; c’est que je suis habituée à ne pas avoir de toit sur ma tête, ni de volonté sur ma volonté. Mariée, il faudrait quitter mes chèvres, mes herbes, ma forêt, mes roches. Il faudrait rester dans les villages, marcher dans les rues, 195
vivre dans les maisons. Je souffre déjà assez l’hiver dans les chambres ; j’étouffe assez le dimanche dans ces habits. Ah ! si vous aviez jamais passé les nuits d’été comme moi, en plein air, sous le plafond des étoiles, sur ce lit de mousses et de fleurs que le bon Dieu refait lui-même tous les matins ! Tenez, il y a des religieux qui s’enferment tout la vie dans des couvents et dans des monastères ; eh bien ! moi j’aurai pour cloître la forêt. Je serai une religieuse du bois.
J’appartiens à la solitude et à la Vierge Marie. Je ne veux pas appartenir à un homme. À présent, je vais où je veux et je fais ce qui me plaît. Si je me mariais, je ferais ce qui plairait à mon mari. Vous trouverez cela orgueilleux de ma part, sans doute.
Mais j’ai l’aversion du monde, qui flétrit et souille tout ce qu’il touche. Cela m’est venu peut-
être d’avoir vu tant de mes pauvres fleurs mourir quand on les avait arrachées du sol ou seulement froissées. Je ne me laisserai jamais toucher. Il me semble que je mourrais aussi. Allez, monsieur le pasteur, ce n’est pas par égoïsme, mais par amour maternel que ma mère a fait ce vœu ; ce n’est pas en pensant à ses péchés, c’est en se souvenant de 196
ses souffrances. L’amour des hommes est humiliant et cruel. Les jeunes chevaux auxquels on n’a pas encore mis la bride, dès qu’on les approche, prennent la fuite. Moi, je suis comme un cheval sauvage, et je ne veux pas être bridée.
En parlant ainsi, Gretchen avait un accent si fier et si résolu de chasteté fauve et de pudeur incorruptible, que Samuel leva de Christiane sur elle son œil ardent. Cette virginité farouche et charmante le dominait. Il la regarda fixement.
–
Bah
! dit-il, si au lieu d’un paysan, quelqu’un de plus relevé se présentait ; si moi, par exemple, je te demandais en mariage ?
– Vous ? dit-elle, comme hésitant à répondre.
– Oui, moi. Sais-tu que j’en serais capable ?
Et dans ce moment il pensait dire vrai.
– Si c’était vrai, répondit-elle après un instant de silence, j’accepterais encore bien moins. Je dis que je déteste les villages ; ce n’est pas pour aimer les villes ! Je dis que la pensée de tout homme révolte quelque chose en moi ; ce n’est pas la vôtre qui peut me séduire.
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– Je te remercie du compliment, et je m’en souviendrai, dit Samuel en riant de son rire de menace.
– Tu réfléchiras, Gretchen, se hâta de dire le pasteur. Il vient un âge où l’on n’a plus les jambes qu’il faut pour escalader les pics et les ravins. D’ailleurs, quand tu sauras le nom du digne garçon qui t’aime et qui voudrait faire de toi sa femme, tu changeras peut-être d’idée. Ton amie Christiane t’en parlera.
La conversation finit là. Mais, au bout de quelques minutes, Gretchen, mal à l’aise dans un lieu où on lui avait parlé de mariage, disparut sans dire un mot. Le pasteur se remit à feuilleter son Linnée. Lothario, depuis qu’on s’était levé de table, était plongé, avec son joujou, dans un tête-
à-tête d’éclats de rire. Christiane restait seule pour faire les honneurs de l’hospitalité paternelle à Julius et à Samuel.
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