III
Matinée de mai – Jour de jeunesse Le lendemain matin, lorsque Julius se réveilla dans un excellent lit, il fut quelque temps à comprendre où il était.
Il ouvrit les yeux. Un gai rayon de soleil, se glissant à travers les ouvertures d’un volet, gambadait allégrement, tout chargé d’atomes vivaces, sur un parquet de bois blanc et bien lavé.
Un joyeux concert d’oiseaux complétait la lumière par la mélodie.
Julius sauta à bas de son lit. Une robe de chambre et des pantoufles lui avaient été préparées ; il les mit et alla vers la fenêtre.
À peine eut-il ouvert la fenêtre et poussé le volet, que ce fut dans la chambre comme une invasion de chants, de rayons et de parfums.
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L’appartement donnait sur un ravissant jardin plein de fleurs et plein d’oiseaux. Au-delà du jardin, la vallée du Neckar, traversée et vivifiée par le fleuve. Au lointain, pour horizon, les montagnes.
Et sur tout cela, le ciel rayonnant d’une belle matinée de mai. Et au milieu de tout cela, cette vie qui circule dans l’air au printemps de l’année.
L’orage avait balayé jusqu’au dernier nuage.
La voûte du firmament était tout entière de ce bleu calme et profond qui donne une idée de ce que doit être le sourire de Dieu.
Julius éprouvait une indéfinissable sensation de fraîcheur et de bien-être. Le jardin, renouvelé et fertilisé par cette nuit de pluie, débordait de sève. Les moineaux, les fauvettes et les chardonnerets, célébrant leur joie d’avoir échappé à la tempête, faisaient de chaque branche un orchestre. Les gouttes de pluie, que le soleil allumait pour les sécher, faisaient de chaque brin d’herbe une émeraude.
Une vigne grimpait lestement à la croisée, et tâchait d’entrer dans la chambre pour faire à 35
Julius une visite d’amitié.
Mais tout à coup vigne, oiseaux, rosée dans l’herbe, chants dans les feuilles, montagnes au lointain, splendeurs au ciel, Julius ne vit plus rien et n’entendit plus rien.
Une voix jeune et pure venait de monter à son oreille. Il s’était penché, et, à l’ombre d’un chèvrefeuille, il avait aperçu le plus charmant groupe qui se puisse rêver.
Une jeune fille de quinze ans à peine tenait sur ses genoux un petit garçon d’à peu près cinq ans et lui apprenait à lire.
La jeune fille était tout ce qu’il y a de plus gracieux au monde. Des yeux bleus qui révélaient la douceur et l’intelligence, des cheveux blonds comme l’or pâle semés sur la tête en telle profusion que le cou semblait trop délicat pour les porter, une adorable pureté de lignes, ce sont là des mots qui ne sauraient rendre la lumineuse créature apparue à Julius. Ce qui dominait en elle surtout, c’était la jeunesse. Toute sa personne était comme une ode à l’innocence, un hymne à la limpidité, une strophe au printemps. Il y avait 36
une inexprimable harmonie entre cette jeune fille et cette matinée, entre le regard qui rayonnait à travers ses cils et la rosée qui brillait dans l’herbe.
C’était le cadre et le tableau.
Ce qu’elle possédait surtout, c’était la grâce.
Mais sa grâce n’avait rien de grêle, et tout en elle respirait la vie et la santé.
Elle était vêtue à l’allemande : un corsage blanc et juste serrait sa taille ; une robe, blanche aussi, festonnée au bas, et assez courte pour laisser voir un joli pied jusqu’à la cheville, descendait le long de ses hanches et l’inondait d’un flot transparent.
Le petit garçon qu’elle tenait sur ses genoux, rose et frais sous ses boucles cendrées, prenait sa leçon de lecture d’un air extrêmement attentif et grave. Il nommait, en les suivant du doigt sur le livre, les lettres moyennes de l’alphabet, beaucoup plus grosses que son doigt. Quand il avait nommé une lettre, il relevait avec inquiétude la tête vers sa maîtresse pour voir s’il ne s’était pas trompé. S’il avait mal dit, elle le reprenait et il recommençait. S’il avait dit juste, 37
elle souriait et il continuait.
Julius ne pouvait se rassasier de cette scène charmante. Ce divin groupe dans ce divin lieu, cette voix de l’enfant dans ce babillage des oiseaux, cette beauté de la jeune fille dans cette beauté de la nature, ce printemps de la vie dans cette vie du printemps, faisaient un tel contraste avec les violentes impressions de la nuit, qu’il se sentit pris d’attendrissement et s’absorba dans sa contemplation délicieuse.
Il en sortit brusquement en sentant une tête toucher la sienne. C’était Samuel qui venait d’entrer dans la chambre, et qui s’était approché sur la pointe du pied pour voir ce que Julius regardait avec tant d’attention.
Julius, d’un geste suppliant, l’avertit de ne pas faire de bruit. Mais Samuel, fort peu sentimental, ne tint nul compte de la prière, et, comme la vigne le gênait pour voir, il l’écarta de la main.
Le froissement des feuilles fit lever la tête à la jeune fille, qui rougit légèrement. Le petit garçon regarda aussi la fenêtre, et, voyant les étrangers, négligea son livre. Il se trompa de nom à presque 38
toutes les lettres. La jeune fille parut s’impatienter un peu, plus peut-être de la gêne de ces regards que des bévues de l’enfant ; puis, au bout d’une minute, elle ferma le livre sans affectation, mit son écolier à terre, se leva, passa sous la fenêtre de Julius, rendit aux jeunes gens le salut qu’ils lui adressaient, et rentra dans la maison avec l’enfant.
Julius, dépité, se tourna vers Samuel.
– Tu avais bien besoin de l’effaroucher ! dit-il.
–
Oui, je comprends, dit Samuel railleur, l’épervier a fait peur à l’alouette. Mais, sois tranquille, ces oiseaux-là sont tous apprivoisés et reviennent toujours. Ah çà, tu n’as pas été assassiné cette nuit
? À s’en rapporter aux
apparences, ce coupe-gorge est assez habitable.
Je vois que ta chambre n’est pas inférieure à la mienne. Tu as même de plus que moi l’histoire de Tobie en gravures.
–
Il me semble que j’ai rêvé, dit Julius.
Voyons, repassons les événements de cette nuit ; c’est bien la jolie fille au vilain bouc qui nous a ouvert, n’est-ce- pas ? Elle nous a, d’un signe 39
mystérieux, recommandé le silence ; elle nous a montré l’écurie pour nos chevaux ; puis, entrant devant nous dans la maison, elle nous a conduits au second étage, à ces deux chambres contiguës ; elle a allumé cette lampe
; elle a fait une
révérence ; et, sans avoir prononcé une syllabe, elle a lestement disparu. Tu m’as semblé, Samuel, presque aussi stupéfait que moi.
Cependant, tu voulais la poursuivre, je t’ai retenu, et nous avons pris le parti de nous coucher et de dormir. Est-ce bien cela ?
– Tes souvenirs, dit Samuel, sont de la plus exacte, et probablement de la plus simple réalité.
Et je gage que maintenant tu me pardonnes de t’avoir emmené de l’auberge hier soir.
Calomnieras-tu encore l’orage ? Avais-je tort de te dire que le mal produisait le bien ? Le tonnerre et la pluie nous ont déjà procuré deux chambres très convenablement meublées, le spectacle d’un admirable paysage et la connaissance d’une jeune fille exquise que nous ne pouvons nous dispenser d’aimer pour être polis, et qui ne peut se dispenser de nous le rendre pour être hospitalière.
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– Encore des blasphèmes ! dit Julius.
Samuel allait répondre par quelque raillerie, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit, et une vieille servante entra, apportant aux deux compagnons, avec leurs habits séchés et nettoyés, du pain et du lait pour déjeuner.
Julius la remercia et lui demanda chez qui ils étaient. La vieille répondit qu’ils étaient au presbytère de Landeck, chez le pasteur Schreiber.
Et comme la bonne femme paraissait loquace, elle compléta d’elle-même, tout en rangeant par la chambre, ses informations : La femme du pasteur était morte il y avait quinze ans, en accouchant de mademoiselle Christiane. Puis, le pasteur avait encore perdu, il y avait trois ans, sa fille aînée, appelée Marguerite. Et, à présent, il restait seul avec sa fille, mademoiselle Christiane, et son petit-fils Lothario, l’enfant de Marguerite.
Dans ce moment le digne pasteur venait de partir, avec Christiane, pour le village, où ses devoirs religieux l’appelaient au temple. Mais il rentrerait pour midi, c’est-à-dire à l’heure du dîner, et il verrait ses hôtes.
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– Mais, dit Samuel, qui est-ce donc qui nous a introduits hier ?
– Ah ! répondit la servante, c’est Gretchen.
–
Bon
; maintenant expliquez-nous ce que c’est que Gretchen ?
– Gretchen ? la chevrière donc.
– La chevrière ! dit Julius. Voilà qui explique bien des choses en général, et le bouc en particulier. Et où est-elle maintenant ?
–
Oh
! elle est retournée à sa montagne.
L’hiver, ou quand le temps devient par trop impétueux l’été, elle ne peut passer la nuit dans sa cabane de planches et elle vient coucher à la cure, où elle a sa chambre à côté de la mienne, mais elle n’y demeure pas longtemps. C’est une drôle de créature. Elle étouffe entre des murailles ; il lui faut de l’air comme à ses bêtes.
– Mais de quel droit nous a-t-elle installés ici ?
demanda Julius.
– Ce n’est pas en vertu d’un droit, mais d’un devoir, répondit la servante ; et M. le pasteur lui recommande, tous les jours où il la voit, de lui 42
amener chaque voyageur fatigué ou égaré qu’elle rencontrera, attendu qu’il n’y a pas d’auberge dans le pays, et qu’il dit que la maison du prêtre est la maison de Dieu, et la maison de Dieu est la maison de tous.
La vieille sortit. Les jeunes gens déjeunèrent, s’habillèrent, et descendirent au jardin.
– Promenons-nous jusqu’au dîner, dit Samuel.
– Non, répliqua Julius ; je suis fatigué.
Et il alla s’asseoir sur un banc ombragé par un chèvrefeuille.
– Fatigué ! dit Samuel. Tu sors de ton lit.
Mais aussitôt il éclata de rire :
– Ah ! oui, je comprends ; c’est le banc où s’était assise Christiane. Ah ! mon pauvre Julius !
déjà !
Julius se leva, tout décontenancé.
–
Au fait, reprit-il, autant marcher. Nous aurons tout le temps d’être assis. Visitons le jardin.
Et il se mit à parler des fleurs et du dessin des 43
allées, comme s’il avait hâte de détourner la conversation du sujet où l’avait mise Samuel, c’est-à-dire du banc et de la fille du pasteur. Il ne savait pas pourquoi, mais le nom de Christiane, dans la bouche moqueuse de Samuel, commençait à lui être désagréable.
Ils marchèrent ainsi pendant une bonne heure.
Au bout du jardin, il y avait le verger. Mais à ce moment de l’année, le verger était aussi un jardin.
Les pommiers et les pêchers n’étaient encore que d’immenses bouquets de fleurs blanches et roses.
– À quoi penses-tu ? dit subitement Samuel à Julius qui, depuis un moment, rêvait et ne soufflait mot.
Nous n’osons affirmer que Julius fut d’une entière sincérité en répondant, mais enfin il répondit : « À mon père. »
– À ton père ! Et à propos de quoi penses-tu à ce savant illustre, je te prie ?
– Eh ! mais à propos de ce qu’il n’aura peut-
être pas de fils demain à pareille heure.
– Oh ! mon cher, ne faisons pas d’avance nos 44
testaments, hein ? dit Samuel. Je courrai demain, je crois, les mêmes dangers que toi, pour le moins. Mais il sera temps d’y penser demain. Tu ne sais pas à quel point l’imagination émousse la volonté. Là est l’infériorité des esprits supérieurs vis-à-vis des imbéciles. Pour ce qui est de nous, ne l’acceptons pas.
– Sois tranquille ! reprit Julius. Ma volonté, pas plus que mon courage, ne faiblira demain devant le péril.
– Je n’en doute pas, Julius. Mais quitte donc alors ton air morose. Aussi bien, voici, je crois, le pasteur et sa fille qui reviennent. Tiens ! tiens !
mais il me semble que ton sourire te revient avec eux. Est-ce qu’il était allé aussi au temple ?
– Méchant esprit, dit Julius.
Le pasteur et Christiane rentraient en effet.
Christiane s’achemina directement du côté de la maison ; le pasteur se hâta vers ses hôtes.
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