XIV

Duel au vin

Samuel avait pris Trichter à part et s’était fait déjà rendre compte de la manière dont son renard favori avait exécuté ses ordres.

– Voilà, disait Trichter. Lorsque je suis entré à la taverne fixe, Fresswanst déjeunait. Je me suis approché de sa table sans avoir l’air de rien, sans affectation, comme si je passais. Seulement, en passant, j’ai soulevé le couvercle de sa choppe, et n’y voyant mousser que de la bière, j’ai dit, avec un accent de commisération vraie

: «

Faible

buveur ! » Ces deux mots de pitié douce l’ont fait bondir debout, très furieux. Cependant il a tâché de se contenir et m’a dit assez froidement : « Cela vaut un coup de rapière. » Moi, je ne me suis pas ému, et toujours avec la même mélancolie : « Tu vois bien que j’avais raison, ai-je répliqué

;

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j’humilie le buveur, c’est le ferrailleur qui riposte. Au reste, ai-je ajouté, je suis prêt à la pointe comme à la pinte. »

Bien, mon brave Renard

! dit Samuel.

Après ?

– Après, il a commencé à comprendre : « Si c’est un choc de verres que tu veux, a-t-il dit, tu me fais plaisir, mon gosier se rouillait. Je vais aller chercher mon senior Otto Dormagen pour me servir de témoin. – Mon senior Samuel Gelb va venir et sera le mien, ai-je répondu. – Tes armes ? – Vin et liqueurs. – Fat, m’a-t-il dit », d’un ton qui voulait être dédaigneux, mais qui laissait percer la surprise et le respect. Et, au moment présent, on prépare dans le cabinet bleu tout ce qu’il faut pour ce combat mémorable.

Dormagen et Fresswanst y sont déjà, nous attendant.

– Ne les faisons pas attendre, dit Samuel.

Ils entrèrent avec Julius dans le cabinet bleu.

Les duels à la bière et au vin ne sont pas rares, même maintenant, dans les universités 140

allemandes. Le duel liquide a ses règles et son Comment tout comme l’autre. Cela s’accomplit avec méthode et selon une progression qu’il n’est pas permis d’enfreindre. Chaque buveur avale tour à tour une certaine quantité de boisson, puis jette une injure à son adversaire, qui, là-dessus, est obligé de boire et d’injurier double.

Dans les combats à la bière, la mesure est tout ; mais pour les combats au vin, il y a un tarif de proportion qui marque la force des vins et la quantité d’alcool qu’ils contiennent. Il y a, de même, pour les insultes, une échelle ascendante, une hiérarchie de l’injure, une aristocratie de l’affront que nul n’a droit de méconnaître. La lutte monte ainsi du vin de Bordeaux à l’eau-devie, de la pinte au broc, et de la fine épigramme à la lourde grossièreté, jusqu’à ce qu’un des deux buveurs soit incapable de remuer la langue pour parler et d’ouvrir la bouche pour boire. Celui-là est le vaincu. D’ailleurs, le duel liquide n’est guère moins mortel que l’autre. Aussi la police s’y oppose-t-elle par tous les moyens possibles ;

– ce qui risque de le perpétuer.

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Quand Samuel, Julius et Trichter entrèrent dans le cabinet bleu, tout était prêt pour le combat. Deux formidables groupes de bouteilles et de flacons de toute dimension, de toute couleur et de toute forme s’accumulaient aux deux extrémités de la table, autour de laquelle se tenaient une vingtaine de renards d’or, debout, graves et silencieux.

Deux chaises seulement, en face l’une de l’autre. Fresswanst était déjà assis sur l’une, Trichter s’assit sur la seconde.

Otto était auprès de Fresswanst, Samuel se mit auprès de Trichter. Samuel prit dans sa poche un florin et le jeta en l’air.

– Face, dit Dormagen.

Le florin retomba pile. C’était à Trichter à commencer.

Muse, dis-nous les rasades et le glorieux combat où ces deux nobles fils de la Germanie prouvèrent aux nations jusqu’à quel degré d’élasticité peut se distendre l’enveloppe humaine et comment, contrairement aux lois de la 142

physique, le contenant est parfois moindre que le contenu.

Nous négligeons les premiers verres et les premières injures, faibles escarmouches ou reconnaissances, qui n’épuisèrent que quelques épithètes et vidèrent à peine entre les deux combattants cinq à six bouteilles.

Nous passons au moment où l’estimable Renard, favori de Samuel, prit une bouteille de vin de Moselle, en versa plus de la moitié dans un immense verre de Bohême, but nonchalamment, et retourna sur la table le verre vide.

Puis il regarda Fresswanst et lui dit :

– Savant !

Le généreux Fresswanst sourit avec dédain. Il prit deux verres de la même capacité que celui de Trichter, les emplit jusqu’aux bords de vin de Bordeaux, et les absorba tous deux jusqu’à la dernière goutte, indifféremment, en pensant à autre chose.

Cette énorme rasade ingurgitée, il dit :

– Buveur d’eau !

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Tous les témoins se tournèrent alors vers le grand Ludwig Trichter, qui ne se montra pas indigne d’une curiosité si honorable. Le vin qui suit immédiatement le vin de Bordeaux dans l’échelle alcoolique est le vin du Rhin. Trichter eut le noble amour-propre d’enjamber un échelon, et passa brusquement au vin de Bourgogne. Il en saisit un flacon largement ventru, le versa dans son verre prêt à déborder, et l’ayant englouti jusqu’à la dernière goutte, s’écria d’une voix vibrante :

– Ami des rois !

Cette acclamation et cette bravade ne produisirent chez l’adversaire de Trichter qu’un léger mouvement d’épaules assez insultant.

L’illustre Fresswanst ne voulut pas rester en arrière : Trichter avait enjambé le vin du Rhin ; il enjamba le vin de Malaga, et ne craignit pas de s’attaquer au Madère.

Non content de ce bond, et voulant aussi innover quelque chose, il empoigna le verre qui lui avait servi jusque-là, et le brisa contre la table.

Puis il prit la bouteille à même, et l’entonna dans 144

sa bouche avec une grâce indicible.

Les assistants voyaient le vin passer de la bouteille dans l’homme, et Fresswanst ne s’arrêtait pas. Le quart disparut, puis la moitié, puis les trois quarts, et ce prodigieux Fresswanst buvait toujours.

Quand il eut bien fini de boire, il renversa la bouteille ; il n’en tomba pas une goutte.

Un frisson d’admiration courut parmi les spectateurs.

Mais ce n’était pas tout. Le coup ne comptait que s’il était complété par l’injure. Et nous devons avouer que le valeureux Fresswanst ne semblait plus très capable de prononcer quoi que ce fût. Toute son énergie, évidemment, s’était dépensée dans cet énorme effort. Ce rude champion était maintenant sur sa chaise, épuisé, morne, les narines démesurément ouvertes, et la bouche hermétiquement fermée. Le Madère luttait. Enfin il parut vaincu, car le glorieux Fresswanst, entrebâillant ses lèvres, put glisser ce mot :

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– Lâche !

Les applaudissements éclatèrent.

C’est alors, ô Trichter, que tu fus sublime !

Sentant que l’instant décisif approchait, tu te levas. Tu n’affectas plus l’insouciance, qui n’aurait pas été de saison à cet acte du drame. Tu secouas ton épaisse chevelure qui éventa la foule comme une crinière de lion. Tu retroussas lentement la manche de ton bras droit pour te donner de l’aisance dans les jointures (car nous nous refusons à croire que ce fût dans l’ignoble but de gagner du temps), et, d’un geste solennel, portant à ta bouche une bouteille de Porto, tu l’engouffras tout entière.

Après quoi, sans prendre une seconde pour respirer, et comme il avait hâte d’en finir, Trichter articula nettement ces deux syllabes :

– Escroc !

– Bien, daigna dire Samuel.

Seulement, quand l’épique Trichter voulut se rasseoir, nous ne savons pas où il vit sa chaise, mais il s’affaissa lourdement sur lui-même et 146

s’étendit de son long par terre, position, certes, bien excusable après une telle noyade.

Aussitôt les regards de l’assistance se dirigèrent vers Fresswanst. Mais, hélas

!

Fresswanst ne paraissait guère en état de riposter à l’estocade inouïe de son vis-à-vis. Le malheureux renard avait coulé de sa chaise et se trouvait aussi par terre, assis, le dos appuyé contre un pied de la table, et les jambes ouvertes en équerre. Il était là, hébété, les yeux fixes, les bras roides et fichés contre le pavé.

Dormagen lui dit :

– Courage ! allons ! c’est à toi.

Fresswanst ne bougea pas. Il fallait en venir aux moyens héroïques.

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Le Trou de l’Enfer
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