II
Ce que c’était que l’apparition Une jeune fille, debout, les cheveux épars, les jambes et les bras nus, avec un capuchon noir gonflé par le vent s’arrondissant au-dessus de sa tête, avec un jupon court de couleur rougeâtre, rougi encore par l’éclair, belle d’une beauté étrange et sauvage, ayant à côté d’elle une bête cornue qu’elle retenait par une corde.
Telle était la vision qui apparut aux deux jeunes gens à l’autre bord du Trou de l’Enfer.
L’éclair s’effaça et la vision avec lui.
– As-tu vu, Samuel ? demanda Julius assez peu rassuré.
– Parbleu ! vu et entendu.
– Sais-tu que, s’il était permis à des hommes intelligents de croire aux sorcières, il ne tiendrait 19
qu’à nous de penser que nous venons d’en voir une ?
– Mais, s’écria Samuel, c’en est une, j’espère bien ! tu as vu que rien ne lui manque, pas même le bouc. En tout cas, la sorcière est jolie : Hé ! la petite ! cria-t-il.
Et il écouta comme lorsqu’il avait fait rouler la pierre dans le gouffre. Mais rien non plus ne répondit cette fois.
– Par le Trou de l’Enfer ! dit Samuel, je n’en aurai pas le démenti.
Reprenant la bride de son cheval, il sauta en selle, et d’un seul bond et sans écouter les avertissements de Julius, il fit en galopant le tour du précipice. En un instant il fut à l’endroit où la vision avait apparu ; mais il eut beau chercher, il ne vit plus rien : ni la fille ni la bête, ni la sorcière ni le bouc.
Samuel n’était pas homme à se satisfaire ainsi : il sonda le précipice, fouilla les ronces et les buissons, éclaira sa route, alla et revint. Mais, enfin, Julius le suppliant de renoncer à cette 20
inutile perquisition, Samuel rejoignit son camarade, maussade et mécontent : c’était un de ces esprits tenaces, qui ont l’habitude d’aller au bout de toute voie, au fond de toute chose, et chez lesquels le doute produit, non pas la rêverie, mais l’irritation.
Ils se remirent en route.
Les éclairs les dirigeaient un peu et leur faisaient d’ailleurs un magnifique spectacle. Par intervalles, la forêt s’empourprait au haut de la montagne et au fond de la ravine, et le fleuve prenait à leurs pieds la pâleur mortelle de l’acier.
Julius ne disait plus rien depuis un quart d’heure, et Samuel raillait tout seul les derniers éclats du tonnerre mourant, quand tout à coup Julius arrêta son cheval, et s’écria :
– Ah ! voici notre affaire.
Et il montra à Samuel un burg ruiné qui se dressait à leur droite.
– Cette ruine ? dit Samuel.
– Oui, elle aura bien un coin où nous abriter.
Nous y attendrons que l’orage passe, ou du moins 21
que la pluie cesse.
– Oui, et nos habits nous sécheront sur le dos, et nous attraperons quelque bonne fluxion de poitrine à rester ainsi humides et immobiles !
N’importe ! voyons ce que c’est que ce burg.
En quelques pas ils atteignirent le pied de la ruine ; mais il n’était pas facile d’y entrer. Le château, abandonné par les hommes, avait été envahi par les broussailles. L’entrée était obstruée par ces plantes et par ces arbustes amis des murs écroulés. Samuel lança son cheval à travers tout, ajoutant à la morsure de l’éperon la piqûre des épines.
Le cheval de Julius suivit, et les deux amis se trouvèrent dans l’intérieur du château, si toutefois les mots de château et d’intérieur peuvent s’appliquer à des débris écroulés et ouverts de toutes parts.
– Oh ! oh ! c’est pour nous abriter que tu nous amènes ici ? dit Samuel en levant la tête ; il me semble qu’il faudrait d’abord, pour en arriver là, qu’il y eût un toit ou un plafond
:
malheureusement, les toits et les plafonds sont 22
absents.
En effet, de ce château, autrefois puissant et glorieux peut-être, le temps avait fait un squelette misérable ; des quatre murs, il n’en restait plus que trois, et encore étaient-ils éventrés par leurs fenêtres démesurément agrandies ; le quatrième était tombé jusqu’à la dernière pierre.
Le pied des chevaux buttait à chaque pas ; des racines soulevaient et trouaient par endroits le dallage crevassé, comme si la végétation, enterrée depuis trois cents ans, était parvenue, par un long travail à travers les siècles, à percer, de ses doigts obstinés et noueux, la pierre de son cachot.
Les trois murs s’inclinaient et se relevaient sous le souffle de la rafale. Toutes sortes d’oiseaux nocturnes tourbillonnaient dans cette salle ouverte, accueillant chaque haleine de l’ouragan et chaque grondement du tonnerre par d’horribles cris, au milieu desquels dominaient les hurlements de l’orfraie, dont la voix ressemble au cri d’un homme qu’on assassine.
Samuel examinait tout avec cette façon d’examiner qui lui était particulière.
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– Bon ! dit-il à Julius, s’il te plaît d’attendre ici le matin, la chose me plaît aussi. On y est à merveille, presque aussi bien qu’en plein air, et l’on a, en outre, cet avantage que le vent s’engouffre ici bien plus furieusement. Nous sommes, à proprement parler, dans l’entonnoir de l’orage. Et puis ces corbeaux et ces chauve-souris, peste ! ne sont point un agrément à dédaigner. Ce gîte me convient. Eh ! tiens ! vois cette chouette, l’oiseau du philosophe, elle fixe sur nous ses yeux de braise ; ne la trouves-tu pas la plus gracieuse du monde ? Sans compter que nous pourrons dire que nous avons galopé dans une salle à manger.
Et ce disant, Samuel piqua des deux et lança son cheval du côté où le mur manquait ; mais à peine eut-il fait dix pas que le cheval se cabra si violemment, en pivotant sur lui-même, que sa tête donna en plein dans le visage de Samuel.
En même temps, une voix cria :
– Arrêtez ! le Neckar !
Samuel pencha la tête.
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Il était suspendu à cinquante mètres au-dessus du fleuve béant. En pivotant, les deux pieds de devant du cheval avaient décrit un demi-cercle dans le vide.
La montagne, à cet endroit, était coupée à pic ; le burg avait été bâti sur l’abîme, qui faisait une partie de la force de sa position. Des feuillages grimpants couraient comme une guirlande, attachés aux aspérités du granit, de sorte que le vieux burg, déraciné par les siècles et plongeant dans le précipice, où il était prêt à rouler, semblait n’être retenu que par un mince feston de lierre.
Un pas de plus, c’était la mort du cavalier et du cheval.
Aussi le cheval, la crinière hérissée, les naseaux fumants, la bouche écumante, tressaillait-il de tous ses muscles, tremblait-il de tous ses membres.
Mais, quant à Samuel, calme, ou plutôt sceptique comme d’habitude, le danger qu’il venait de courir ne lui inspira qu’une réflexion : 25
– Tiens ! la même voix ! dit-il
Dans la voix qui avait crié : « Arrêtez ! »
Samuel avait reconnu la voix de la jeune fille qui lui avait nommé déjà le Trou de l’Enfer.
– Oh ! cette fois, s’écria Samuel, fusses-tu ce que je t’accuse d’être, c’est-à-dire sorcière à la troisième puissance, je mettrai la main sur toi.
Et il lança son cheval vers le côté d’où était venue la voix.
Mais, cette fois encore, il eut beau chercher, l’éclair eut beau luire, il ne trouva, il ne vit personne.
–
Allons, allons, Samuel
! dit Julius, qui,
maintenant, n’était pas fâché de sortir de ces ruines, pleines de croassements, de trappes et de précipices ; allons, en route ! assez de temps perdu comme cela !
Samuel le suivit en regardant autour de lui, avec un dépit que l’obscurité lui permettait de dissimuler.
Ils retrouvèrent la route et continuèrent leur chemin : Julius, sérieux et silencieux ; Samuel, 26
riant et jurant comme un bandit de Schiller.
Une découverte rendit quelque espoir à Julius.
En sortant du burg, il découvrit un sentier qui, par une pente assez douce quoique un peu dégradée, descendait vers la rivière. Sans doute ce sentier praticable, et qui paraissait pratiqué, conduisait à quelque village, ou du moins à quelque habitation.
Mais au bout d’une demi-heure ils n’avaient encore rencontré que la rivière, dont ils côtoyaient la rive escarpée et dont ils remontaient le cours bruyant. De gîte quelconque, il n’en était pas question.
Pendant tout ce temps, la pluie tombait avec la même violence. Les habits des deux compagnons étaient traversés ; les chevaux étaient épuisés de fatigue. Julius n’en pouvait plus ; Samuel lui-même commença à perdre de sa verve.
– Par Satan ! s’écria-t-il, la chose tourne au fade, voilà plus de dix minutes que nous n’avons eu ni un éclair ni un roulement de foudre. Ceci devient une averse toute pure. En vérité, c’est une mauvaise plaisanterie du ciel. Je voulais bien 27
d’une émotion terrible, mais non d’un ennui ridicule. L’ouragan se moque de moi à son tour : je le défie de me foudroyer, il m’enrhume.
Julius ne répondait pas.
–
Ma foi
! dit Samuel, j’ai bien envie
d’essayer d’une évocation.
Et d’une voix haute et solennelle il ajouta :
– Au nom du Trou de l’Enfer, d’où nous t’avons vu sortir ! au nom du bouc, ton meilleur ami ! au nom des corbeaux, des chauves-souris et des chouettes qui ont abondé sur notre route, depuis ta bienheureuse rencontre
! gentille
sorcière, qui m’as déjà parlé deux fois, je t’adjure
! Au nom du Trou, du bouc, des
corbeaux, des chauves-souris et des chouettes, parais
! parais
! parais
! et dis-nous si nous
sommes près de quelque habitation humaine.
– Si vous vous étiez égarés, dit dans l’ombre la voix claire de la jeune fille, je vous aurais avertis. Vous êtes dans le vrai chemin ; suivez-le pendant dix minutes encore, et vous trouverez à votre droite, derrière un massif de tilleuls, une 28
maison hospitalière. Au revoir !
Samuel leva la tête du côté d’où venait la voix, et il aperçut une espèce d’ombre qui paraissait voltiger à dix pieds au-dessus de sa tête, courant aux flancs de la montagne.
Il sentit instinctivement qu’elle allait disparaître.
– Arrête ! lui cria Samuel, j’ai encore quelque chose à te demander.
– Quoi ? fit-elle en s’arrêtant à la pointe d’un roc, dont la grêle extrémité était telle qu’elle paraissait trop étroite pour qu’un pied, fût-ce un pied de sorcière, pût s’y poser.
Il regarda par où il pouvait monter jusqu’à elle ; mais le sentier où marchaient les deux cavaliers était creusé dans le roc. C’était un sentier d’hommes ; celui que suivait la sorcière était un sentier de chèvres.
Voyant qu’il ne pouvait arriver à la jolie fille avec les jambes de son cheval, il voulut y arriver au moins par la voix.
Se retournant vers son ami :
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– Eh bien ! mon cher Julius, lui dit-il, je t’énumérais, il y a une heure, les harmonies de cette nuit : la tempête, mes vingt ans, le vin du vieux fleuve, et, grêle et tonnerre ! j’oubliais l’amour ! l’amour, qui contient toutes les autres, l’amour, la vraie jeunesse, l’amour, le vrai orage, l’amour, la vraie ivresse.
Puis, faisant faire un bond à son cheval pour se rapprocher de la jeune fille :
– Je t’aime ! lui dit-il, charmante sorcière.
Aime-moi à ton tour, et, si tu veux, nous aurons une belle noce. Oui, tout de suite. Quand les reines se marient, on fait jaillir l’eau des fontaines et l’on tire des coups de canon. Nous, à notre mariage, Dieu verse la pluie et tire des coups de tonnerre. Je vois bien que c’est un vrai bouc que tu tiens là, et je te prends pour une sorcière, mais je te prends. Je te donne mon âme, donne-moi ta beauté !
– Vous êtes un impie envers Dieu et un ingrat envers moi, dit la jeune fille en disparaissant.
Samuel essaya encore une fois de la suivre, mais décidément la côte était infranchissable.
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– Allons, allons, viens, dit Julius.
– Et où veux-tu que j’aille ? dit Samuel de mauvaise humeur.
– Mais à la maison qu’elle nous a indiquée.
– Bon ! tu y crois ? reprit Samuel. Et si cette maison existe, qui te dit que ce n’est pas un coupe-gorge où l’honnête personne a mission d’attirer les voyageurs attardés ?
– Tu as entendu ce qu’elle t’a dit, Samuel ?
Ingrat envers elle, impie envers Dieu.
– Allons, puisque tu le veux, dit le jeune homme. Je ne crois pas, mais si cela peut te faire plaisir, je puis faire semblant de croire.
– Tiens, méchant esprit ! reprit Julius après dix minutes de chemin.
Et il montrait à son ami le bouquet de tilleuls indiqué par la jeune fille. Une lumière brillant à travers les branches indiquait qu’une maison s’élevait derrière les arbres. Tous les deux s’engagèrent sous les tilleuls et arrivèrent à la grille de la maison.
Julius porta la main à la sonnette.
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– Tu sonnes au coupe-gorge ? dit Samuel.
Julius ne répondit pas et sonna.
– Je te parie, dit Samuel en posant sa main sur le bras du jeune homme, je te parie que c’est la fille au bouc qui va venir nous ouvrir.
La première porte s’ouvrit et une forme humaine, portant une lanterne sourde, s’avança vers la grille où sonnait Julius.
– Qui que vous soyez, dit Julius à la personne qui s’approchait, considérez le temps et la situation où nous sommes ; voilà plus de quatre heures que nous marchons par les précipices et les torrents ; donnez-nous asile pour la nuit.
– Entrez, dit une voix connue des jeunes gens.
C’était celle de la jeune fille du chemin du burg ruiné et du Trou de l’Enfer.
– Tu vois, dit Samuel à Julius, qui ne put se défendre d’un tressaillement.
– Quelle est cette maison ? demanda Julius.
– Eh bien ! n’entrez-vous point, messieurs ?
demanda la jeune fille.
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– Si fait, pardieu ! dit Samuel. J’entrerais en enfer, pourvu que la portière fût jolie !
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