XXV
Victoire par surprise
Quand Samuel arriva au presbytère, à la même heure que le dimanche précédent, la grille était fermée. Il sonna. Le petit domestique et la servante apparurent.
Le jeune garçon se chargea de son cheval et la servante le conduisit à la salle à manger. La table était servie, mais il n’y avait que deux couverts.
Samuel commença à s’étonner.
La servante était sortie, le priant d’attendre.
Un moment après, la porte s’ouvrit. Samuel fit un pas en avant, puis recula stupéfait en voyant la personne qui entrait. C’était le baron d’Hermelinfeld.
Le père de Julius était une sérieuse, une sévère figure. Cinquante ans à peu près, taille élevée, 257
cheveux blanchis par l’étude, front haut, œil profond et perçant, tête encore fière et belle, un air grave, calme et un peu triste. Il vint à Samuel, qui semblait décontenancé.
– Vous ne vous attendiez pas à me revoir, surtout ici, n’est-ce pas, monsieur
? dit-il à
Samuel.
– En effet, répondit celui-ci.
– Asseyez-vous. Le digne pasteur Schreiber vous avait offert l’hospitalité pour aujourd’hui. Il n’a pas voulu que vous trouvassiez la maison fermée. Je suis resté pour vous l’ouvrir.
–
Pardon
! je ne comprends pas bien, dit
Samuel.
– Oui, ce que je vous dis vous fait l’effet d’une énigme, n’est-ce pas ? reprit le baron d’Hermelinfeld. Si vous êtes curieux d’en savoir le mot, mettez-vous à table et déjeunez avec moi ; je vous mettrai au courant.
– Soit, dit Samuel en s’inclinant ; et il s’assit bravement à table vis-à-vis du baron.
Il y eut un silence pendant lequel ce deux 258
hommes, qui se tenaient de si près et qui différaient si fort, semblèrent s’observer mutuellement.
Le baron commença enfin :
– Voici ce qui s’est passé... Servez-vous, je vous prie... Vous savez peut-être que lundi matin Julius m’a écrit ? J’ai reçu sa lettre à Francfort.
C’était une lettre pleine d’amour et d’anxiété.
– Je me doutais de cela, dit Samuel.
– Julius me racontait comment il avait vu Christiane et ce qu’elle était devenue presque aussitôt pour lui, son premier amour, sa vie, son rêve. Il me parlait de sa grâce, de sa pureté, de son père et de la douce vie qu’il pourrait se faire dans cette calme famille et dans cette calme vallée. Or voici ce qu’il avait à me demander.
Riche, noble, célèbre que j’étais, approuverais-je jamais son amour pour une fille pauvre, humble et obscure ? Vous l’en aviez fait douter.
– C’est vrai, dit Samuel.
– Julius ajoutait pourtant que, dans le cas où, soit à cause de sa jeunesse à lui, soit à cause de sa 259
condition à elle, je répondrais non, il ne ferait pas ce que vous lui disiez de faire : il ne séduirait pas Christiane. Il avait horreur de ce conseil... et du conseiller. Non, il n’abuserait pas de la généreuse confiance de la fille et du père, il ne déshonorerait pas Christiane ; il n’achèterait pas un moment de bonheur pour lui d’une vie de larmes pour elle ; il s’éloignerait le cœur déchiré.
Il dirait à Christiane son nom et l’arrêt de son père, et il la quitterait pour ne jamais la revoir.
– Tout cela est fort beau, en vérité, dit Samuel.
Veuillez me passer un peu de jambon, monsieur.
– Quand je reçus cette lettre de Julius, si amoureuse et si filiale, continua le baron d’Hermelinfeld, il y avait quatre jours, Samuel, que je réfléchissais à la vôtre, si audacieuse et si impie, quatre jours que je me demandais comment je pourrais jamais rompre l’influence funeste que vous aviez usurpée sur l’âme délicate et tendre de Julius. Et, dix minutes après avoir reçu la lettre de Julius, mon parti fut pris. Nous autres, hommes d’intelligence et de pensée, on croit que nous ne sommes pas fait pour l’action, 260
parce que nous ne donnons pas toute notre existence à l’agitation stérile de ces hommes affairés qui ont, pour se croire pratiques, cette admirable raison qu’ils ne sont pas autre chose.
C’est comme si on accusait les oiseaux de ne pas savoir marcher, parce qu’ils ont des ailes. En un coup d’aile ils ont fait mille pas. En un jour, nous agissons plus que les autres en dix années.
– Ç’a été de tout temps mon avis, monsieur, dit Samuel, et vous ne m’apprenez rien.
– Le courrier attendait la réponse, reprit le baron, et devait être de retour à Landeck le lendemain avant midi. Je lui dis qu’il n’y avait pas de réponse, et je lui demandai de n’être de retour que le lendemain soir. Il refusa. Julius lui avait promis cent florins. Je lui en donnai deux cents. Il consentit. Cela fait, sans perdre une minute, j’allai chez le pasteur Ottfried, une des lumières de l’Église réformée, et mon camarade d’enfance. Je lui demandai s’il connaissait le pasteur Schreiber. C’était un de ses amis intimes.
Ottfried me le dépeignit simple, modeste, désintéressé, une âme d’or, un regard sans cesse 261
tourné vers le ciel pour y regarder Dieu et deux anges envolés, et ne connaissant de la terre que des misères à soulager. Quant à Christiane, Ottfried ne m’en dit qu’un mot : elle était la digne fille du pasteur. Je passai, en revenant, par la Zeile ; je commandai à la poste des chevaux, et, cette nuit-là même, je partis pour Landeck. J’y arrivai le mardi dans la matinée. J’envoyai remiser ma chaise à Neckarsteinach ; j’entrai à pied dans toutes les maisons de Landeck, et je complétai mes informations sur M. Schreiber et sur sa fille. Tout le monde, sans exception, me répéta ce que m’avait dit Ottfried. Jamais concert plus unanime de bénédictions mieux senties ne s’éleva de la terre pour recommander à Dieu des créatures humaines. Le pasteur et sa fille étaient pour toutes ces bonnes gens des providences visibles. Ils étaient pour ce village plus que la vie ; ils en étaient l’âme. Ah ! quoi que vous en disiez, Samuel, la vertu a du bon. Il y a plaisir à être aimé.
– Il y a même parfois profit, dit Samuel.
–
Je revins sur mes pas et j’entrai au 262
presbytère. Dans cette salle où nous sommes, je trouvai réunis Julius, Christiane et le pasteur.
Julius, frappé d’étonnement, s’écria
: «
Mon
père ! – Le baron d’Hermelinfeld ! s’écria à son tour le pasteur non moins étonné. – Oui, monsieur, le baron d’Hermelinfeld, qui a l’honneur de vous demander, pour son fils Julius, la main de votre fille Christiane. » M. Schreiber resta pétrifié, ayant mal entendu, croyant rêver, cherchant sa raison. Christiane se jeta en larmes dans ses bras. Sans savoir pourquoi, il se mit à pleurer aussi et à sourire.
Samuel interrompit le baron :
– Cette scène est attendrissante, dit-il, mais passez-la. Vous savez que je suis médiocrement sentimental.
Samuel s’était remis depuis longtemps de sa surprise. La présence et les premiers mots du baron lui avaient révélé une conspiration contre son influence, et son caractère, fait pour la lutte, s’était redressé aussitôt. Tout son sang-froid hautain et ironique lui était revenu, et il avait écouté le baron en mangeant et en buvant, sans 263
perdre un coup ni une bouchée, de l’air le plus aisé du monde.
Le baron d’Hermelinfeld reprit :
– J’abrège. D’ailleurs je suis au bout. Je passai toute cette journée avec mes joyeux et amoureux fiancés. Pauvres enfants
! leur bonheur me
remerciait. Ils m’étaient reconnaissants comme si j’avais eu le droit de défaire ce que Dieu avait si bien fait. Vous me connaissez mal, Samuel, et vous m’avez jugé trop petit. Vous m’avez vu parfois céder aux exigences étroites et iniques du monde, c’est vrai. Mais sachez ceci
: en
paraissant les subir, je me réservais toujours de les corriger. Seulement, soyons sincères et soyons justes : la nature ne semble-t-elle pas trop souvent donner raison à la société ?
– J’ai compris l’allusion délicate, monsieur, dit Samuel avec amertume. Continuez.
Le baron reprit :
– Pourquoi me serais-je opposé à ce mariage ?
Parce que Christiane n’est pas riche ! Julius l’est pour deux. Il le sera pour quatre, avec la fortune 264
de mon frère. Parce que Christiane n’est pas noble ! L’étais-je il y a vingt ans ? Mais je m’en tiens aux faits. Le mercredi, je retournais à Francfort ; le jeudi, je revenais à Landeck, muni de toutes les dispenses civiles et religieuses, et accompagné de mon ami Ottfried. Hier matin, samedi, Ottfried a marié à la chapelle de Landeck Julius et Christiane. Pardonnez à Julius de ne pas vous avoir invité à sa noce. C’est moi qui l’ai empêché de vous écrire. Une heure après le mariage, Julius et Christiane partaient pour un voyage d’une année. Ils vont voir la Grèce et l’Orient et reviendront par l’Italie. M. Schreiber n’a pas pu se résoudre à se séparer si subitement de sa fille. Il les accompagne à petites journées jusqu’à Vienne avec Lothario. Là, il les quittera et reviendra dans sa vallée, les laissant au soleil et à l’amour. Eh bien ! que dites-vous de tout cela, Samuel ?
– Je dis, répondit Samuel en se levant de table, que vous m’avez très bien escamoté Julius.
L’enlèvement est réussi. Je vous avais acculé à la générosité et au désintéressement ; vous avez vaillamment tiré parti de cette position 265
désespérée. C’est joué largement et je conviens que j’ai perdu la première partie. Mais j’aurai ma revanche.
Il appela. La servante entra.
– Faites préparer mon cheval, dit-il. Je repars.
Le baron se mit à sourire.
– Est-ce que vous allez courir après eux ?
– Allons donc ! dit Samuel ; je les attendrai.
Dieu merci, j’ai autre chose à faire au monde, et je ne prétends pas donner à ma vie ce but unique et médiocre de gagner une sorte de pari. Mais chaque détail vient en son temps. Vous et Christiane, vous avez eu votre heure contre moi, j’aurai la mienne contre vous. Vous avez fini ; je commence.
– Je n’ai pas fini, repartit le baron. L’année de leur absence, je veux l’employer à réaliser un rêve de Julius. Je ne suis pas resté ici absolument pour vous tenir compagnie. À la rigueur, une lettre que vous auriez reçue ce matin, au moment de vous mettre en route, vous aurait épargné le désagrément de venir de si loin faire une visite 266
aux domestiques. J’attends un architecte de Francfort. Je veux acheter et faire reconstruire d’ici à un an le château d’Eberbach. De sorte que Julius, au lieu des ruines qu’il a laissées, trouvera son désir sorti de terre et planté dans la montagne. Car je veux que rien ne lui manque, ni en lui, ni autour de lui, et que l’amour dans son cœur soit complété par le bien-être dans sa vie.
Mon arme contre vous, ce sera son bonheur.
–
C’est vouloir que la mienne soit son malheur, répliqua Samuel. Mais je vous en avertis, tendre père, vous aurez beau faire, vous ne m’arracherez pas Julius. Il m’admire et moi je l’aime. Oui, Dieu me damne
! continua-t-il,
répondant à un geste du baron, je l’aime comme les âmes fières et fortes savent aimer les âmes faibles et dévouées qui leur appartiennent. Il y a trop longtemps que j’ai scellé mon empreinte sur l’esprit de votre fils pour que vous parveniez à l’en effacer maintenant. Vous ne changerez pas sa nature ni la mienne. Vous ne le rendrez pas énergique ni moi scrupuleux. Vous lui referez un château
; lui referez-vous un caractère
? Ses
instincts indécis ont besoin d’une main ferme et 267
rude qui les soutienne et les dirige. Est-ce une enfant comme Christiane qui pourra lui rendre ce service ? Je ne lui donne pas un an pour me regretter. Courir après lui ! pourquoi faire ? C’est lui qui viendra me chercher.
– Écoutez, Samuel, dit le baron, vous me savez, moi, d’humeur à ne pas reculer devant un défi et à accepter toute lutte. Apprenez une chose : ce que Christiane ne pouvait dire à Julius, ce qu’elle ne pouvait dire à son père, elle a su qu’elle pouvait me le confier à moi sans crainte, et elle me l’a confié. Oui, elle m’a révélé vos incroyables menaces, monsieur, et nécessairement je serai contre vous son second.
– Eh bien, tant mieux ! dit Samuel, cela me mettra plus à mon aise.
– Non, Samuel, vous vous calomniez, vous devez vous calomnier ! reprit le baron. Vous n’êtes pas si au-dessus des remords ou, si vous voulez, des préjugés
! Je me suis promis
d’épuiser avec vous tous les moyens de conciliation. Samuel, voulez-vous la paix ? Moi aussi, j’ai peut-être eu des torts envers vous. Je 268
déchirerai votre lettre et j’oublierai vos paroles.
Vous êtes ambitieux et orgueilleux ; eh bien, je suis assez riche et assez puissant pour vous aider sans nuire à l’avenir de Julius. J’ai, vous le savez, à New York, un frère aîné qui a fait dans le commerce une fortune trois et quatre fois plus solide et plus brillante que la mienne. Il n’a pas d’enfants et tous ses biens appartiendront à Julius. Son testament est fait d’avance et j’en ai le double entre les mains. Je puis donc disposer sans scrupule de ce que j’ai acquis de mon côté.
Samuel, jurez-moi que vous renoncez à vos projets odieux et dites-moi ce que vous voulez.
– Un plat de lentilles ? ricana Samuel. Mais vous prenez mal votre moment pour m’offrir ce marché après le copieux dîner de M. Schreiber. Je n’ai plus faim, – et je garde mon droit d’aînesse.
Un piaffement résonna sous les fenêtres de la salle à manger et la servante vint prévenir Samuel que son cheval était scellé.
–
Adieu, monsieur le baron, dit Samuel.
J’aime mieux ma liberté que votre fortune. Je ne me laisserai jamais attacher un pavé au cou, ce 269
pavé fût-il d’or. Sachez que je suis un de ces ambitieux qui vivent volontiers de pain sec, et un de ces orgueilleux qui portent sans honte un habit râpé.
– Un dernier mot, dit le baron. Voyez comme, jusqu’à présent, vos mauvais desseins ont tourné contre vous. La principale raison qui m’a fait donner Julius à Christiane, c’est la lettre où vous me menaciez de me le prendre. C’est vous qui avez marié ces deux enfants ; c’est votre haine qui a fait leur amour ; c’est votre menace qui a fait leur bonheur.
– Eh bien, alors, vous devez souhaiter que je les haïsse et que je les menace, puisque tout ce que je fais contre eux doit tourner pour eux.
Votre désir sera comblé. Ah ! ma haine leur réussit ! En ce cas, vous pouvez compter que je vais travailler à leur prospérité. Je vous donnerai cette preuve d’affection, soyez tranquille ! Ce sera ma manière d’être votre fils. Sans adieu, monsieur, dans un an, avant un an peut-être, nous nous reverrons.
Et, saluant le baron, Samuel sortit le front haut 270
et le regard menaçant.
Le baron d’Hermelinfeld laissa tomber sa tête sur sa poitrine.
– Lutte impie ! murmura-t-il. Il a tort contre le monde ; mais ai-je raison avec le monde ? Et dans vos desseins impénétrables, mon Dieu, ne serons-nous pas l’un pour l’autre un châtiment ?
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