XXXIV
Deux engagements
Julius tressaillit, pâlit, se leva :
– On t’aurait outragée, Christiane, et tu ne me l’aurais pas dit ? Ne suis-je pas là pour te défendre ? Samuel, que dit-elle donc ?
Et le regard qu’il jeta sur Samuel brillait comme l’éclair d’une épée.
–
Laissons madame s’expliquer, répondit paisiblement Samuel.
Et son regard, à lui, glaçait comme le froid de l’acier.
Christiane avait vu les deux regards se croiser.
Il lui sembla que celui de Samuel était une lame et traversait Julius. Elle se jeta au cou de son mari, comme pour le protéger.
– Parle, reprit Julius d’une voix brève. Que 340
s’est-il passé ?
– Rien, dit-elle éclatant en pleurs.
– Mais qu’as-tu voulu dire ? De quels faits as-tu voulu parler ?
– Je n’ai pas de faits, Julius, je n’ai qu’un instinct.
– Il ne t’a rien fait ? insista Julius.
– Rien du tout, répondit-elle.
– Il ne t’a rien dit ?
Elle répondit encore :
– Rien.
–
Que disais-tu donc alors
? reprit Julius,
heureux au fond de pouvoir rester l’ami de Samuel.
Samuel souriait. Après un silence, où Christiane essuya ses pleurs :
– Ne parlons plus de cela, dit-elle. Mais tu me disais tout à l’heure des choses très sensées. Tu te plaignais de ta solitude et tu avais raison. Un homme de ta valeur, Julius, est fait pour vivre parmi les hommes. C’est bon pour les femmes de 341
n’avoir que leur cœur. Mais je saurai t’aimer, va !
je ne te veux pas absorber ! Je ne veux rien retirer de toi à ceux que tu peux servir ! Ne nous enterrons pas à perpétuité dans ce château ; nous y reviendrons quand cela te plaira, quand tu éprouveras l’envie de te reposer. Allons à Berlin, Julius, allons à Francfort, allons là où tu pourras exercer tes hautes facultés, là où tu te feras admirer comme tu t’es fait aimer ici.
– Chère petite, dit Julius en l’embrassant, que dirait mon père, qui nous a donné ce château, si nous avions l’air de le dédaigner ?
– Eh bien ! reprit-elle, sans quitter le château, nous pourrons du moins aller de temps en temps à Heidelberg. Tu m’as raconté souvent combien la vie d’étudiant était parfois animée et joyeuse.
Tu la regrettes peut-être. Rien n’est plus facile que d’avoir un pied-à-terre dans la ville. Tu te retremperas dans tes études, tu reverras tes compagnons d’autrefois, tes fêtes, ta grande bibliothèque.
–
Impossible, ma chère Christiane. Puis-je mener la vie d’étudiant avec une femme et un 342
enfant ?
– Tu me refuses tout, Julius, dit Christiane, les larmes aux yeux.
Samuel, qui était resté à distance, s’approcha :
– Julius a raison, madame, dit-il. Le vicomte-châtelain d’Eberbach ne peut guère se refaire étudiant, et Landeck ne peut venir à Heidelberg.
Mais voulez-vous qu’Heidelberg vienne à Landeck ?
– Que veux-tu dire ? demanda Julius.
– Je veux dire que madame est plus puissante que Mahomet et que la montagne peut bien faire tout le chemin vers elle.
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Christiane.
Samuel reprit gravement et comme
solennellement :
– Madame, je tiens à vous prouver que je suis tout vôtre. Dans ce moment, vous désirez deux choses : la première, c’est que Julius retrouve de temps en temps autour de lui le mouvement sérieux et joyeux de l’Université. Eh bien ! sous 343
trois jours, l’Université sera transplantée autour de ce château.
– Ah çà ! tu veux rire ? dit Julius.
– Aucunement, répondit Samuel ; tu verras.
L’autre requête que vous adressiez à Julius, madame, me concerne. Ma vue vous déplaît et vous voudriez m’éloigner. Eh bien ! sur ce point encore, vous serez satisfaite. Votre salon particulier est, je crois, contigu à ce cabinet.
Daignez y passer un instant.
Il ouvrit une porte. Christiane, dominée, y passa. Il la suivit.
– Je n’ai pas le droit de vous accompagner ?
demanda Julius en riant.
– Si fait, vraiment, dit Samuel.
Julius rejoignit Samuel et Christiane.
Samuel mena Christiane devant un panneau de la muraille.
– Vous voyez bien ce panneau, madame ?
Vous voyez bien cet empereur sculpté portant un globe dans sa main droite ? Il se peut qu’un jour ou l’autre vous désiriez me voir...
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Christiane fit un geste d’incrédulité.
– Mon Dieu ! qui sait ? reprit Samuel. Ne disons : non ! à aucune éventualité. Enfin, s’il arrive jamais que je puisse vous être bon à quelque chose, pour m’avertir, voici ce que vous aurez à faire : Vous viendrez à ce panneau et vous appuierez le doigt sur ce globe que tient cet empereur. Le globe communique à un ressort ; le ressort fait sonner un timbre ; le timbre m’avertit.
Que je sois loin ou près, dans les vingt-quatre heures, madame, si je suis absent, et si je suis présent, tout de suite j’accourrai à votre appel.
Mais jusque-là – écoutez bien ceci –, jusqu’à ce que vous m’appeliez ainsi vous-même, je vous donne ma parole d’honneur que vous ne me reverrez pas.
Christiane resta un moment stupéfaite ; puis, se tournant vers Julius :
– Que dis-tu de cela, Julius ? N’es-tu pas un peu étonné, enfin, que M. Samuel connaisse ta maison mieux que toi-même, et qu’il y soit à ce point chez lui ?
Samuel répondit :
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– C’est le mystère que j’allais précisément expliquer à Julius quand vous êtes entrée.
Pardonnez-moi si je ne parle pas devant vous ; mais il y a là un secret qui ne m’appartient pas et que je ne puis confier qu’à Julius. J’espère que, excepté en cela, je vous ai donné toute satisfaction.
– Oui, monsieur, dit Christiane ; et bien qu’il y ait quelque contradiction entre vos paroles et vos actes, je me retire, en voulant croire à vos paroles.
– Vous verrez si j’y manque, dit Samuel.
Avant trois jours, l’Université d’Heidelberg, comme la forêt de Macbeth, sera venue à vous. Et vous ne me reverrez que lorsque vous presserez le ressort.
Samuel la reconduisit jusqu’à la porte et la salua avec une élégance parfaite. Cette fois, elle lui rendit son salut avec moins de répugnance, intéressée malgré elle par les promesses de cet homme étrange. Samuel l’écouta s’éloigner puis revint vers Julius.
–
Maintenant, lui dit-il, rentrons dans ton 346
cabinet, où toutes les précautions sont prises pour que personne ne puisse nous entendre, et causons de choses plus graves.
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