LVIII

La nuit du départ

Le baron d’Hermelinfeld essaya d’intervenir dans la perplexité de Christiane.

– Le plus raisonnable, dit-il doucement, serait que Julius allât seul à New York. Après tout, ce ne serait pas une séparation de si longue durée.

Malheureusement mon pauvre frère ne le retiendra guère là-bas. Julius arrivera pour lui fermer les yeux et pourra revenir aussitôt. Je sais, mes enfants, tout ce qu’il y a de triste dans la plus courte absence, mais nous devons prendre les nécessités de la vie comme elles se présentent, et il faut penser, toi, Julius, à ton oncle, toi, Christiane, à ton fils.

Christiane se jeta dans les bras de son mari.

Est-ce donc absolument nécessaire qu’il 554

parte ? dit-elle.

– Demande-le à ton noble cœur, répliqua le baron. Le départ de Julius est d’autant plus nécessaire qu’en restant il n’y perdrait rien. En même temps que cette lettre, mon pauvre frère m’a adressé une copie de son testament. Que Julius parte ou reste, toute la fortune de Fritz est à nous. Mon frère n’a pas voulu que nous eussions intérêt à aller visiter son lit de mort et il nous a généreusement laissés libres de faire ce qui nous conviendrait. Mais sa générosité même n’est-elle pas un engagement de plus ? Je t’en fais juge toi-même, ma chère affligée. Quant à moi, je regarde comme un tel devoir de ne pas laisser Fritz mourir seul, que si Julius reste, je partirai.

– Oh ! j’irai ! s’écria Julius.

– Oui, il faut qu’il parte, dit Christiane ; mais je l’accompagnerai.

Elle s’approcha vivement du baron et ajouta tout bas :

– Comme cela, non seulement je suis Julius, mais je fuis Samuel.

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– Je n’aurais pas le cœur de te blâmer, reprit tout haut le baron. Ton premier départ t’a bien peu réussi pour ce que tu crains, Christiane. Mais il ne faut pas raisonner avec ce qui aime. Et si tu veux absolument accompagner Julius, je me charge de Wilhelm et je me ferai mère pour te remplacer.

– Oh ! dit Christiane en secouant la tête, une mère ne se remplace pas. Ô Dieu ! si mon Wilhelm allait tomber malade pendant que je ne serais pas là ! s’il allait mourir ! Vous n’avez pas seulement raison, mon père, pour ce qui me hait, mais aussi pour ce que j’aime : j’ai déjà fait un voyage, et au retour, j’ai retrouvé mon père sous la terre ; si, au retour de celui-ci, j’allais retrouver la fosse de mon enfant ! Non, que Julius parte, puisqu’il le faut ; moi, je resterai à garder mon fils.

– Christiane, dit Julius, tu as à la fois la raison et la tendresse ; reste avec notre Wilhelm, c’est aussi mon avis. Notre séparation sera une cruelle douleur. Mais toi sans ton enfant, ton enfant sans toi, voilà ce qui serait plus dur que tout. Moi, je 556

suis un homme et, si je souffre loin de toi, eh bien ! je reviendrai dans trois ou quatre mois, et tes baisers au retour n’y feront rien. Tu lui es donc encore plus nécessaire qu’à moi.

Il reprit sur-le-champ pour en finir :

– Mon père, quand faut-il que je parte ?

– Hélas ! j’ai regret d’être si pressant, dit le baron, mais il faudrait que ce fût ce soir même.

– Oh ! non, par exemple ! s’écria Christiane.

– Voyons, calme-toi, ma fille, poursuivit le baron. Si Julius doit partir, ne vaut-il pas mieux abréger ce triste moment de la séparation ? Plus il sera vite parti, plus il sera vite revenu. D’ailleurs, mon pauvre frère ne peut pas attendre et si Julius n’arrive pas avant la dernière heure, à quoi bon ce voyage ? Je me suis informé des départs des navires. Il y a le Commerce qui part d’Ostende dans deux jours. Ensuite il faudrait attendre quinze jours. Il serait trop tard. De plus, le Commerce est un navire sûr et rapide. Il ne faut pas manquer cette occasion. Songe, ma Christiane, quelle sécurité ce sera pour nous de 557

penser que Julius est sur un bon navire. Le Commerce est le plus fin voilier et la plus ferme coque d’Ostende. Je suis certain que Julius arrivera à temps et tu seras certaine qu’il reviendra.

– Oh ! mon père, dit Christiane, c’est que je ne suis pas prête du tout à le voir me quitter si brusquement ! Ne me laisserez-vous pas un jour ou deux pour m’habituer du moins à cette cruelle idée ?

Julius intervint.

– Mon père, quand le Commerce met-il à la voile ?

– Après demain.

– À quelle heure ?

– À huit heures du soir.

– Eh bien ! cher père, en payant double le postillon, il ne faut pas plus de trente-six heures pour aller à Ostende. J’en ai quarante-huit devant moi. Je conçois toutes vos raisons : il faut que je m’embarque sur le Commerce pour être sûr de trouver mon oncle vivant encore et pour que vous 558

soyez tranquille sur mon compte ; mais je ne veux pas dérober à ma chère Christiane une seule minute de celles qui lui appartiennent. Je partirai demain matin.

– Et j’irai avec toi jusqu’à Ostende ? ajouta Christiane.

– Nous arrangerons cela, dit Julius.

– Non, je veux que ce soit arrangé tout de suite.

– Eh bien, soit ! dit Julius en jetant un regard à son père.

La chose fut convenue ainsi. Christiane quitta un moment Julius et le baron pour faire hâter les préparatifs de voyage de son mari.

Le père et le fils échangèrent quelques mots à voix basse.

Christiane rentra presque aussitôt. Elle avait donné ses ordres et elle était avare des dernières minutes qui lui restaient.

La soirée fut triste et charmante. Rien de plus douloureux et de plus doux à la fois que ces séparations. C’est alors qu’on sent combien l’on 559

s’aime ! Tout ce qui finit a une sorte de charme amer et poignant qu’on n’éprouve pas dans la plénitude des affections établies et permanentes.

Les déchirements du cœur vous révèlent de quels liens on était attaché l’un à l’autre. On mesure le bonheur passé au malheur qui commence ; car il n’y a pas de plus sûr thermomètre de l’amour que la douleur.

Le baron se retira de bonne heure pour se reposer de sa fatigue du jour et pour se préparer à celle du lendemain.

Christiane et Julius restèrent ensemble à pleurer, à se consoler, à regarder leur enfant dans son berceau, à se dire qu’ils seraient bien malheureux l’un sans l’autre, à se défendre de trop souffrir, à se promettre de ne pas s’oublier.

Puis chacun essayait de sourire pour persuader à l’autre qu’il ne serait pas trop désolé et que ce voyage n’était pas déjà un si grand malheur. Mais ce sourire faux ne tardait pas à se démentir et l’éclat de rire finissait en sanglots.

Cependant la nuit avançait. Ils étaient dans la chambre de Christiane.

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– Il est tard, dit-elle ; tu as besoin de repos pour les fatigues à venir. Rentre chez toi, mon Julius, et tâche de dormir un peu.

– Tu me renvoies ? dit Julius en souriant.

Quand nous allons êtres séparés pendant de si longs jours, pendant de si longues nuits, tu me renvoies ?

– Ô mon Julius ! s’écria Christiane en lui fermant la bouche d’un baiser, je t’aime !

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Lorsque l’aube se glissa furtivement dans la chambre, Christiane dormait profondément. Tant d’émotions avaient été plus fortes qu’elle. Un de ses bras charmants pendait hors du lit ; l’autre, replié vers sa tête, soutenait son front pesant.

Dans toute son attitude, dans le cercle gris qui bordait ses paupières, dans l’abandon de ses membres délicats, on sentait la prostration d’un corps vaincu par trop d’âme. De moment en moment, une ombre traversait son front, une contraction passait sur son doux visage comme 561

l’expression d’un mauvais rêve, un tressaillement nerveux courait dans ses doigts.

Elle était seule.

Tout à coup elle ouvrit ses yeux tout grands, elle se dressa sur son séant et regarda auprès d’elle.

– Tiens, dit-elle, il me semblait que Julius était là.

Puis brusquement, sautant à bas de son lit, elle courut à la chambre de Julius.

La chambre était vide.

Elle se jeta sur la sonnette. Sa femme de chambre accourut.

– Mon mari ! cria-t-elle, où est mon mari ?

– Il est parti, madame.

– Parti, sans me dire adieu ! allons donc !

– Il m’a chargé de vous dire qu’il laissait une lettre pour vous.

– Où cela ?

– Sur la cheminée de votre chambre.

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Christiane courut chez elle.

Sur la cheminée, il y avait deux lettres, une de Julius, l’autre du baron.

Julius expliquait à Christiane qu’il avait voulu lui épargner les angoisses du dernier adieu. Il avait craint de n’avoir plus la force de partir s’il la revoyait désolée et sanglotante comme la veille. Il lui recommandait le courage ; elle ne serait pas seule puisqu’elle serait avec son enfant.

Il se résignait bien, lui, qui, du même coup, quittait sa femme et son fils.

Christiane avait lu depuis longtemps le dernier mot de cette lettre, qu’elle la regardait encore, immobile, fixe, pétrifiée, sans pleurer.

La femme de chambre alla prendre le petit Wilhelm dans son berceau et le mit dans les bras de sa mère.

– Ah ! te voilà, toi, dit-elle, sans avoir l’air d’y prendre garde.

Et elle le rendit à la femme de chambre.

– Et son père, que me dit-il ?

Elle lut la lettre du baron :

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« Ma chère fille,

«

Pardonne-moi d’emmener ton mari si subitement. À quoi bon prolonger des adieux déchirants ? Sois tranquille sur Julius. Je vais le conduire jusqu’à Ostende et je ne le quitterai qu’embarqué. Aussitôt le navire hors du port, je reviendrai vers toi ventre à terre Ainsi, dans trois jours, tu auras des nouvelles de ton mari. C’est pour te donner cette consolation que je pars. Je me suis pourtant demandé, toute cette nuit, si je ne ferais pas mieux de rester près de toi pour te garder contre les odieuses menaces que tu sais.

Mais il ne faut pas non plus pousser nos appréhensions jusqu’à l’exagération et la puérilité. En prenant, pendant ces soixante-douze heures que tu vas rester seule, toutes les précautions que peut conseiller la prudence humaine, je ne vois pas quel danger est à craindre. Aie toujours quelqu’un auprès de toi, astreins-toi à ne sortir jamais du château, et, la nuit, fais coucher dans ton salon et dans la bibliothèque des domestiques armés, et dans ta 564

chambre, où tu t’enfermeras, ta femme de chambre et la nourrice de Wilhelm. Que peux-tu redouter ainsi ?

» Dans trois jours je serai là. Mon service me réclame à Berlin ; je t’y emmènerai. Emploie ces trois jours à faire tes apprêts. J’ai, tu le sais, aux portes de Berlin, une maison avec un jardin, où notre Wilhelm sera en bon air et ma Christiane en sûreté. Vous y resterez tous deux avec moi pendant l’absence de Julius.

» À jeudi donc. De la fermeté et embrasse ton mari sur les joues de Wilhelm.

» Ton père dévoué,

« BARON D’HERMELINFELD. »

Cette lettre fit du bien à Christiane. La pensée que Julius avait auprès de lui quelqu’un qui l’escortait, et qui lui rapporterait à elle des nouvelles dans trois jours, la fortifia un peu.

Julius ne l’avait pas quittée tout à fait tant qu’ils se touchaient par le baron.

Elle alla au berceau de Wilhelm, prit son fils 565

et l’embrassa en pleurant.

Mais soudain une idée sinistre lui traversa l’esprit. Elle se rappela la prophétie des fleurs de Gretchen dans les ruines.

– Oui, murmura-t-elle, Gretchen l’avait bien dit, l’union finit presque aussitôt ; nous vivons et nous nous aimons, et pourtant nous sommes séparés. Et Gretchen ajoutait que la séparation durerait de longues années et que nous vivrions loin de l’autre, comme deux étrangers. Ô mon Dieu ! protégez-moi contre ces superstitions.

Et la pensée de Gretchen lui rappelait celle de Samuel.

– Oh ! s’écria-t-elle avec terreur, celui qui doit me défendre s’en va, et celui qui veut me perdre reste.

Elle étreignit Wilhelm sur sa poitrine, comme pour abriter la chasteté de la mère derrière l’innocence de l’enfant, et se jeta à genoux devant le crucifix qui dominait le berceau.

– Mon Dieu, s’écria-t-elle, ayez pitié d’une pauvre femme qui aime et qu’on hait ! Je n’ai que 566

vous pour me rendre mon mari et pour lui garder sa femme.

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Le Trou de l’Enfer
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