XXVI
Improvisation de pierre
Treize mois après les événements que nous avons déjà racontés, le 16 juillet 1811, vers dix heures et demie du matin, une chaise de poste quittait le presbytère de Landeck et roulait sur ce même chemin où nous avons vu l’année précédente Julius et Samuel rencontrer Gretchen.
Quatre personnes étaient dans la chaise, cinq même, en comptant un tout petit enfant rose et blanc, de deux mois à peine, endormi dans les bras de sa nourrice, une belle et fraîche paysanne revêtue de l’éclatant costume des femmes de la Grèce.
Les trois autres voyageurs étaient une très jeune femme en deuil, un jeune homme et une femme de chambre.
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Derrière la voiture était assis un domestique.
La jeune femme, c’était Christiane ; le jeune homme, Julius ; l’enfant, leur enfant. C’est de son père que Christiane portait encore le deuil. M.
Schreiber était mort il y avait dix mois déjà. En allant porter dans la montagne, par une horrible tempête, les dernières consolations de la religion à un agonisant, le digne pasteur avait contracté le germe de la maladie qui l’avait rapidement conduit au tombeau. Christiane n’ayant plus besoin de lui, il avait remercié Dieu qui lui permettait de rejoindre son autre fille et sa femme.
Il s’était éteint doucement, presque gaiement.
Le baron d’Hermelinfeld avait fait venir auprès de lui Lothario et avait confié au pasteur Ottfried le petit-fils du pasteur Schreiber.
Cette triste nouvelle avait passé comme un nuage noir sur l’aube du bonheur de Christiane.
La mort de son père lui avait été annoncée en même temps que sa maladie ; elle n’avait donc pu revenir pour le voir et pour l’embrasser une dernière fois. D’ailleurs elle était déjà enceinte et 273
Julius n’avait pas voulu qu’elle vînt alors s’agenouiller sur la tombe glacée. Par un surcroît de précaution, il avait même refusé de continuer leur voyage et s’était arrêté avec la bien-aimée dans une des îles fleuries de l’Archipel.
La première vivacité de leur tristesse s’était peu à peu atténuée. N’ayant plus au monde que Julius, Christiane l’avait aimé pour deux, et le regret de son père s’était par degrés adouci dans l’espérance de son enfant. La mère avait consolé la fille.
Julius et Christiane avaient ainsi passé les mois les plus heureux de leur vie parmi tous les enchantements que peut ajouter l’Orient du monde à l’orient de l’amour, mêlant leur âme aux brises de la mer, reflétant dans leur cœur limpide le bleu du ciel de la Grèce, et ne demandant au Paradis que d’éterniser ce moment radieux. Puis Christiane était accouchée du petit garçon que nous voyons dormir dans la chaise de poste. Le médecin avait déclaré que, pour élever l’enfant, il serait prudent de regagner les climats tempérés avant les grandes chaleurs de l’été. Julius et 274
Christiane s’étaient donc déterminés à revenir tout de suite. Débarqués à Trieste, ils étaient revenus à petites journées par Linz et Wurtzbourg. Mais, avant de rentrer à Francfort, ils avaient voulu passer par Landeck. Leur première visite avait été, naturellement, pour la tombe.
Christiane avait prié et pleuré au cimetière.
Elle avait tenu ensuite à revoir le presbytère, qu’elle avait trouvé occupé par le pasteur qui succédait à M. Schreiber. Cette maison où elle avait toujours vécu et où vivaient maintenant des étrangers, où ses impressions s’effaçaient sous les pas d’inconnus, qui gardait tant de son cœur, de sa vie, de ses rêves, et qui donnait tout à d’autres, cette maison lui avait fait mal. Elle y avait souffert plus qu’au cimetière Son père lui avait semblé plus mort au presbytère que dans sa fosse.
Julius l’avait vite emmenée.
Les treize mois de mariage ne paraissaient pas avoir diminué l’amour de Julius pour Christiane.
Le regard qu’il tournait vers elle contenait, sinon toute la passion ardente des natures fougueuses, 275
au moins toute la tendresse délicate des caractères dévoués. Le mari était certainement resté l’amant. Il tâchait de distraire sa chère désolée des impressions douloureuses qu’elle venait d’éprouver, en attirant son attention sur la vallée qu’ils traversaient et qui leur rappelait tant de souvenirs. Ou bien, il lui montrait leur petit enfant qui venait de se réveiller et qui fixait sur sa mère ses doux yeux à peine éclos et vaguement étonnés.
Il le prit des mains de la nourrice et leva la faible créature jusqu’aux lèvres de Christiane :
– Vois comme je suis peu jaloux ! dit-il. C’est moi qui te fais embrasser mon rival. Car j’ai désormais un rival. Il y a deux mois, j’étais seul à être aimé de toi ; maintenant nous sommes deux.
Tu as fait deux parts de ton cœur, et je ne suis pas sûr que celui qui a la plus grande part, ce n’est pas lui.
Et, tout en disant cela, il embrassait lui-même l’enfant, et lui riait, et le faisait rire.
Christiane essaya de sourire aussi, par reconnaissance, pour les efforts de Julius.
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– Mais, demanda Julius pour la faire parler, est-ce que nous ne sommes pas bientôt aux ruines d’Eberbach ?
– Tout à l’heure, répondit-elle.
Le successeur de M. Schreiber, dans les quelques mots qu’ils avaient échangés, leur avait dit qu’ils allaient sans doute au château d’Eberbach. Sur leur réponse négative, il leur avait demandé quand ils y viendraient.
– Pourquoi faire ? avait dit Julius.
À cette question, le pasteur avait paru étonné, avait refusé d’en dire davantage, et leur avait conseillé seulement de passer par les ruines. Sans comprendre ce qu’il voulait dire, Julius avait vu là une distraction possible à l’émotion de Christiane et avait donné ordre au postillon de prendre la route du Trou-de-l’Enfer.
Tout à coup la voiture tourna brusquement à un coude du chemin, et Julius jeta un cri.
– Qu’est-ce donc ? fit Christine.
– Regarde là-haut, dit-il. Est-ce que je me trompe ? Je me figurais que c’était ici les ruines 277
d’Eberbach.
– Eh bien ! dit-elle en s’arrachant enfin à la pensée qui l’absorbait.
– Eh bien ! te souviens-tu d’un rêve que je te disais dans ces ruines ?
– Tu me parlais de rebâtir le château ?
– Voilà notre rêve debout.
– C’est étrange ! répondit Christiane, aussi étonnée que son mari.
En effet, à la place où ils avaient quitté trois murailles effondrées, crevées et branlantes, ils retrouvaient un burg entier et vivant, superbement posé sur le roc, jeté hardiment entre le précipice et le ciel.
Le château qui leur apparaissait était un donjon carré, flanqué à chacun des quatre angles d’une tourelle ronde. Ils en voyaient une tout entière et la pointe du toit des autres. Du reste, les arbres, déjà tout en feuilles, leur masquaient les détails.
– Si tu veux, Christiane, dit Julius, la curiosité me prend de savoir quel est le magicien qui a eu 278
la fantaisie de réaliser notre songe.
– Descendons, dit Christiane.
La chaise était arrivée à la grande porte, ouverte dans le mur d’enceinte comme une large brèche, et d’où l’œil plongeait sur une avenue circulaire montant au château. Julius fit arrêter le postillon. Le domestique sauta à terre et sonna.
Deux petits pavillons, dans le style de la renaissance, s’appuyaient à la porte. Un portier sortit du pavillon de droite et vint ouvrir.
–
À qui appartient ce château
? demanda
Julius.
– Au vicomte d’Eberbach.
– Est-ce qu’il est ici ?
– Non, dit le portier, il voyage.
– Peut-on visiter le château ?
–
Je vais en demander la permission, monsieur.
Pendant que le portier se dirigeait vers le burg, Julius jeta un coup d’œil avide et jaloux sur cette noble demeure si rapidement sortie de terre.
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L’avenue-colline se composait d’un morceau de l’ancien bois, dans lequel l’architecte avait abattu et taillé de façon à laisser une pelouse libre entre deux rangées doubles de grands arbres. La pelouse, noyée de hautes herbes, était comme une mer de verdure avec des îlots de fleurs.
Au haut de la pelouse, la façade du burg rayonnait. Il devait y avoir une autre façade du côté du Trou-de-l’Enfer, sévère sans doute, hautaine et âpre comme l’abîme sur lequel elle pendait à pic. Mais, ici, c’était la façade riante et tranquille. Un mélange de grès rouge égayait l’édifice et lui ôtait ce ton crayeux et sec de la blancheur des pierres neuves. De légers feuillages sculptés, pleins de nids d’oiseaux, couraient autour des ogives des fenêtres. Et déjà de vrais oiseaux vivants commençaient à faire leurs nids dans les sculptures ; de sorte qu’en entendant de petits cris sortir des frises, on ne savait plus bien de quels nids ils sortaient, des nids de mousse ou des nids de pierre. Tous ces feuillages s’animaient et remuaient au passage de la brise et Julius vit certainement un ravissant chardonneret sculpté agiter son plumage de granit.
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Le portier revint et leur dit d’entrer.
Julius prit le bras de Christiane et la nourrice le suivit portant l’enfant. Ils gravirent l’allée d’arbres et arrivèrent à une rampe en pierre de taille avec balustres découpés en trèfle, au haut de laquelle s’ouvrait, dans un second mur, une grande porte ogivale en chêne à clous ciselés. Ils traversèrent encore deux ou trois portes ou préaux. Puis le portier les introduisit dans le burg.
En dépassant le seuil, on se trouvait brusquement transporté du présent dans le passé.
Le moyen âge revivait dans la disposition et dans l’ameublement des salles. Chacune avait sa spécialité : l’une appartenait aux armures, l’autre aux tapisseries. Il y en avait une dont les bahuts étaient encombrés de hanaps, de vidrecomes et de coupes gigantesques. Il y en avait une autre qui était un admirable musée où éclataient les plus belles toiles d’Holbein, d’Albert Durer et de Lucas de Leyde. Une chapelle tamisait le jour aux éclatantes peintures d’admirables vitraux du temps. Quel savant artiste, quel archéologue-poète, quel précurseur antiquaire, devançant, dès 281
1811, le grand mouvement gothique de 1830, avait si complètement restauré les âges écoulés ?
Julius était frappé d’admiration et d’étonnement.
C’était la parfaite restitution de quatre siècles disparus, du douzième au seizième.
Au fond de la salle des panoplies, une porte était fermée. Julius demanda au portier de la lui ouvrir.
–
Je n’ai pas la clef des appartements intérieurs, répondit le portier.
Mais à ce moment la porte s’ouvrit.
– Je l’ai, moi, dit une voix. C’était la voix du baron d’Hermelinfeld.
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