XVII
On avait tout tenté. Les unités aériennes de la 7e Flotte des États-Unis, venue au secours du gouvernement de Malaisie, avaient commencé par larguer des tonnes d’acide sur la zone contaminée, espérant que le mystérieux métal serait attaqué. Devant l’inanité d’une telle tentative, on avait eu recours au napalm. Il s’agissait d’entourer la Zone « Z » d’un anneau de terres brûlées, afin de stopper la propagation du phénomène. Hélas ! cet espoir devait être déçu lui aussi. Les cendres elles-mêmes devinrent la proie du métal dévorant.
Et, chaque jour, les territoires contaminés s’étendaient, faisaient tache d’huile. D’un côté, cela gagnait vers la mer. De l’autre, les monts Batang-Lupar ayant été franchis, le fléau se propageait vers le centre de la grande île, la rongeant peu à peu.
Finalement, toutes les tentatives ayant échoué, on avait parlé d’un bombardement atomique de la Zone « Z ». Parlé seulement. Du moins pour le moment. Évidemment, si le fléau s’étendait, s’il gagnait les îles et les continents voisins, l’Australie d’un côté, l’Asie de l’autre… Bien sûr, il y avait la mer, et on s’était rendu compte que la contagion épargnait l’eau. Mais il suffisait d’un tronc d’arbre, d’un paquet d’herbes contaminés…
Il y avait maintenant des jours que cela durait. Des jours que la Zone « Z » continuait à s’étendre, à s’étendre…
Ce matin-là, à bord d’un petit appareil amphibie, Bob Morane et Bill Ballantine survolaient la région sinistrée. Pourquoi ? Ils l’ignoraient. Ils se savaient impuissants, incapables de tenter quoi que ce soit. Pouvaient-ils espérer réussir là où les avions de la 7e Flotte avaient échoué, là où l’on parlait de faire usage de l’énergie nucléaire ?
C’était Morane qui pilotait et, à tout bout de champ, les deux amis jetaient des regards insistants sous eux, sur ce chaos de métal à la place duquel, peu de temps auparavant, s’étendaient de riches forêts verdoyantes, des jungles sillonnées par le gibier. Mais tout cela semblait fini à jamais. À la place de ces forêts, de ces jungles, plus rien d’autre désormais que cette vastitude repoussante, écœurante, aveuglante sous les rayons du soleil. Cette lèpre de métal qui rongeait la nature, mètre par mètre, à l’infini.
Morane volait bas et, sur l’horizon, de lourds nuages sombres s’entassaient.
— Va y avoir un orage, dit Bill.
— C’est l’époque de la mousson, corrigea Morane. Logiquement, les pluies auraient dû se déclencher depuis plusieurs jours…
Il pensait à ces averses tropicales qui seraient perdues, qui n’iraient nourrir aucune plante, mais glisseraient, inutiles, sur la nappe de métal. Il sentait la colère monter en lui. Une rage impuissante, qui l’étouffait.
Le moteur de gauche eut un raté, puis un deuxième, puis un troisième.
— Eh là ! s’exclama Ballantine, pas l’moment de faire un atterrissage forcé. Tiens pas à être changé en statue de métal comme Smith, moi !
— Faudra pourtant y passer, fit Morane calmement. Le moulin de gauche n’en peut plus.
Le moulin en question cala, et l’appareil se mit à tourner sur lui-même. Morane le redressa, maintint le cap avec un seul moteur.
— Faudra se poser, dit-il. Je vais essayer de gagner la rivière. L’eau n’est pas contaminée et je pourrai amerrir sans courir trop de risques.
Les nuages noirs continuaient à s’amonceler, toujours plus nombreux, dans le ciel. Faisant perdre de l’altitude à l’avion, Bob se dirigea vers la rivière, suivit son cours durant quelques minutes, puis se posa délicatement au centre du courant, entre deux murailles de forêt changée en métal.
— Ouf ! fit Bill en faisant mine de s’essuyer le front. Si vous aviez manqué votre coup !…
— Comment aurais-je pu ? dit Morane en haussant les épaules. J’avais toute la place, non ?
Tous deux demeurèrent assis au poste de commande, inspectant les berges à gauche et à droite. Ces troncs couleur de métal et ces plantes pareilles à de l’aluminium avaient quelque chose de repoussant. Ils se sentaient comme écrasés, le désespoir leur serrait la gorge, tout à fait comme s’ils avaient porté le deuil de cette nature défunte.
Ce fut Bill qui remarqua, désignant une des berges à travers le pare-brise :
— Regardez, commandant, les plantes qui baignent dans l’eau…
— Eh bien, quoi ? fit Morane avec impatience. Sont changées en métal comme les autres, non ?
— Bien sûr, mais là où elles touchent l’eau, on dirait qu’elles ont tourné au brun. Comme si le métal était en train de rouiller…
De la main, Morane fit un geste d’impatience.
— Cesse donc de dérailler, mon vieux, lança-t-il. Va plutôt jeter un coup d’œil à ce moulin et tâche de le faire tourner, au lieu de prendre tes rêves pour des réalités !
Au-dessus de l’appareil, de la rivière et de la forêt métallisée, le ciel était devenu d’un noir d’encre. Et soudain, il creva, telle une outre monstrueuse fendue d’un coup de faux. Et la mousson se mit à dégringoler, en gigantesques vomissements.
*
Il avait plu ainsi pendant près d’une heure. Une pluie drue, serrée, véritable rideau liquide, qui semblait ne jamais devoir cesser. Et puis, soudain, elle s’arrêta. Un grand silence succéda aux crépitements des gouttes sur la carlingue. Le soleil brilla à nouveau. Pour ce jour-là, le ciel avait cessé de dégorger son trop-plein.
— Je crois, Bill, que tu vas pouvoir aller jeter un coup d’œil à ce moteur, fit Morane.
— Ouais, grommela l’Écossais. Quand y a du cambouis à se mettre sur les doigts, c’est toujours pour ma pomme ! Vous, commandant, vous restez peinard à vos commandes, aussi propre qu’un billet de banque qui vient de sortir de presse !
Tout en ronchonnant, Ballantine avait quitté l’habitacle pour passer sur l’aile et jeter un coup d’œil au moteur défectueux. Il lui fallut un quart d’heure à peine pour trouver la panne et réparer.
— C’était quasi rien, fit le géant en réintégrant le poste de pilotage. Juste une babiole. Un fil d’allumage qui s’était fait la paire…
Tout en se frottant les mains à l’aide d’un vieux chiffon, il enchaîna :
— Je crois qu’on peut regagner Kuching. On n’a plus rien à faire ici. Pouvez mettre les moulins en marche. Vont tourner comme s’ils venaient de naître…
— Avant, dit Morane, j’aimerais te faire remarquer quelque chose. Regarde l’eau de la rivière…
Cette eau était devenue d’un brun rougeâtre.
— Du limon, fit Bill avec indifférence. C’est normal que le courant en charrie après une douche pareille.
— Le limon n’a pas cette couleur, rétorqua Bob, et il n’y a pas de latérite dans la région.
— Bon. Et alors ?
— Alors ? Regarde les rives, à gauche et à droite.
Ballantine obéit, sursauta violemment et étouffa un juron. Tout ce qu’il trouva à dire fut :
— Ça alors !… Ça alors !…
La forêt métallisée avait changé de couleur. Elle ne brillait plus comme de l’aluminium poli sous les rayons du soleil, mais elle avait pris une teinte d’un rouge sale. Un rouge brunâtre, poudreux.
— On dirait…, risqua Bill.
— De la rouille, oui, dit Morane. Comme tu l’avais déjà supposé tout à l’heure, mon vieux, ce mystérieux métal venu d’un autre monde résiste à tout, aux acides, au feu, à la bombe atomique peut-être, mais il suffit d’un peu d’eau pour qu’il s’oxyde à mort, et suivant un processus accéléré.
— Regardez, commandant… On dirait que tout se désagrège déjà…
La forêt semblait maintenant tomber en poussière. Les troncs des arbres se tassaient sur eux-mêmes, s’écroulaient pour se réduire en une poudre impalpable, en même temps que les branches et les feuilles.
— Il nous faut regagner Kuching au plus vite, décida Bob. Faire notre rapport…
— Des ceusses qui vont tirer une tête, c’est les mecs de la 7e Flotte, jubila Ballantine. Ça leur a servi à quoi d’être équipés à ne savoir qu’en faire ? Alors qu’un peu de pluie…
L’hydravion prit l’air. Pendant quelques minutes, Morane survola en rond la Zone « Z », devenue maintenant une large tache rougeâtre que les prochaines pluies laveraient.
Le monstre de métal était vaincu, du moins c’était probable. Et, pour cela, la technique humaine n’avait servi à rien. La nature avait fait son propre ménage, comme une honnête ouvrière qu’elle était.
FIN
DES PRESSES DE GÉRARD & Co
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