X

 

— Lui plus bouger. Lui paraître mort. Hunk !

— Moi voir… Hink !

— Toi pas toucher. Lui peut-être mort maladie contagieuse… Honk !

Les trois Hénaurmes entouraient leur chef, qui demeurait immobile. Une expression d’intense stupéfaction se lisait sur leurs traits bouffis, dans leurs petits yeux porcins. Pourtant, il ne fallait pas avoir terminé sa médecine pour se rendre compte que Smith ne bougerait plus jamais.

Les deux marins du Polaris ne semblaient pas, eux non plus, prêter attention aux prisonniers, qui s’étaient légèrement écartés.

— Profitons-en pour fuir, souffla Bob à Joan. De toute façon, plus personne ne peut rien pour Smith.

Tous deux avaient reculé jusqu’à être cachés par les broussailles.

Bob poussa Joan en avant, en jetant tout bas :

— Filons… C’est le moment ou jamais…

Sûrs d’être assez loin pour ne pas être entendus, ils se mirent à courir droit devant eux. Au bout de quelques minutes, Joan s’arrêta, s’adossa à un arbre et passa la main sur son front couvert de sueur.

— Je n’en puis plus, murmura-t-elle. Laissez-moi souffler un peu, Bob…

— Asseyez-vous, conseilla Morane. Je vais essayer de savoir si on nous poursuit…

S’allongeant à plat ventre, il colla l’oreille contre le sol et demeura de longues secondes attentif. Finalement, il déclara :

— J’entends les pas de plusieurs hommes. Des hommes très lourds. Probablement les Hénaurmes. Dans peu de temps, ils seront sur nous… Il nous faut les retarder…

Pendant quelques instants, Morane demeura indécis. À eux trois, les Hénaurmes représentaient une force colossale, mais il n’aurait cependant pas craint de les affronter en combat corps à corps. Seulement, ils étaient armés, et cela donnait un autre tour à la situation.

Bob jeta un rapide regard autour de lui. Un regard qui s’arrêta sur la plus basse branche d’un arbre. Une branche horizontale et qui se trouvait à peine à un mètre soixante-dix du sol. Alors, Bob prit une brusque décision.

— Cachez-vous, Joan, ordonna-t-il. Je vais leur réserver une petite surprise.

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiéta la jeune fille.

— Pas le temps de vous expliquer ! Cachez-vous… Vite !

Sans insister davantage, Joan alla se dissimuler parmi les broussailles. Des pas lourds se faisaient maintenant entendre, se rapprochant rapidement. Morane saisit l’extrémité de la branche à pleines mains et recula, la forçant à se courber. Il devait employer toute sa force pour la maintenir, mais il pensait pouvoir tenir le coup. Il fallait d’ailleurs qu’il tienne le coup !

Les pas étaient à présent tout proches.

« Pourvu qu’ils passent à proximité de l’arbre ! », songea Morane avec désespoir.

Il avait l’impression qu’on était en train de lui arracher les bras, mais il tenait bon.

Entre la broussaille du sous-bois, les Hénaurmes apparurent. Ils marchaient très rapidement, ce qu’on n’aurait pas supposé de leur part en considérant leur masse.

« Pourvu qu’ils passent à proximité de l’arbre ! », pensa encore Morane. Les trois frères venaient directement dans sa direction, mais sans l’apercevoir, car il était à présent dissimulé derrière le tronc.

Sans se douter de ce qui les attendait, les bibendums fonçaient directement vers le piège qui leur était tendu. Quand ils ne furent plus qu’à deux mètres de l’arbre, Morane lâcha la branche qui, reprenant soudain sa position initiale, frappa les Hénaurmes en plein front. Un vrai coup de massue ! Le choc fut si violent que les jumeaux furent projetés en arrière sur le sol où ils demeurèrent inconscients.

Durant quelques instants, Morane considéra la branche qui continuait à vibrer, puis les trois corps étendus. Il se mit à rire tout haut.

— En pleine poire ! jubila-t-il. Je les ai eus en pleine poire !

Joan s’était approchée. Elle désigna les Hénaurmes qui, le visage tuméfié, le sang leur coulant par les narines, continuaient à demeurer immobiles.

— Sont-ils… ? commença la jeune fille.

— Morts ? fit Morane. Je ne le crois pas. Je connais ces trois types : ils ont la tête solide. Sans doute en ont-ils pour un moment avant de revenir à eux. Alors, nous serons loin…

Rapidement, il récupéra les carabines et les cartouchières des trois frères. Il passa l’une des armes à Joan, garda la seconde pour lui et balança la troisième aussi loin qu’il le pouvait dans les broussailles en expliquant :

— Ils penseront que nous avons emporté les trois pétoires… Inutile de laisser ces joujoux à leur portée. Il est possible que, désarmés, ils renoncent à nous poursuivre…

Déjà, saisissant sa compagne par la taille, il l’entraînait.

— Nous allons faire un détour pour rejoindre le camp, décida-t-il. Serait dangereux de reprendre le même chemin qu’à l’aller…

Il ne se cachait pas cependant que le plus gros demeurait à faire pour libérer Bill et Evans. Il faudrait tromper la surveillance de Guen Hong et des pirates malais, et ce ne serait pas une petite affaire.

 

*

 

L’intention de Bob Morane était d’atteindre le camp dans une direction où on ne l’attendait pas et, pour cela, on s’en souvient, il avait décidé d’effectuer un large détour. Mais il avait compté sans le fait que Joan Evans l’accompagnait. La jeune fille était courageuse. Pourtant, la marche dans la touffeur tropicale de la forêt était exténuante. Bob le ressentait lui-même, mais son énergie de fer lui permettait de continuer malgré la fatigue.

Au bout d’une heure, Joan dut s’arrêter. Manifestement, elle n’en pouvait plus. Malgré les encouragements de Morane, elle s’assit dans le creux des racines d’un arbre géant, en gémissant :

— Je dois me reposer… Je suis exténuée… Vraiment exténuée… Cette chaleur, sans doute…

Le plus sage aurait consisté à laisser la jeune fille souffler un peu, mais c’eut été là perdre un temps précieux. Les Hénaurmes pouvaient avoir repris la piste et, eux, rien ne les arrêterait, car l’expérience avait appris à Morane qu’ils possédaient un entêtement de bouledogues.

— Encore un effort, Joan, insista Bob. Il y a une rivière par ici, pas très loin même…

— Comment le savez-vous ? s’enquit Joan.

— Les plantes, expliqua Bob. Certaines de celles qui croissent ici ne poussent que dans le voisinage de l’eau…

Elle ne bougea pas. Bob insista :

— Quand nous aurons franchi cette rivière, nous serons en sécurité…

Il n’y croyait pas lui-même, mais un peu d’optimisme n’a jamais fait de mal à personne.

Depuis quelques minutes, Morane se sentait inquiet. Comme si une menace pesait sur ses épaules. Bien sûr, sa compagne et lui possédaient une certaine avance sur leurs poursuivants – en admettant, bien sûr, que les Hénaurmes se fussent lancés à nouveau sur leurs traces –, mais, depuis un bon moment la fatigue de Joan avait considérablement ralenti leur allure.

Mal à l’aise, Morane tourna la tête dans la direction où Joan et lui étaient venus. Alors, il distingua les trois silhouettes. Des silhouettes épaisses, trapues, caractéristiques : celles des Hénaurmes.

— Ils sont là ! jeta Bob. Ils ont retrouvé nos traces ! Décidément, ces trois mastodontes sont plus accrocheurs que des chiens de meute ! Et ils doivent râler pas mal du mauvais tour que je leur ai joué…

Joan avait vu, elle aussi. Avec effort, elle se redressa en murmurant :

— Il nous faut leur échapper !… Leur échapper !…

Les trois bibendums se rapprochaient. Ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres et, entre leurs mains, Bob vit briller l’acier de deux carabines. Tout de suite, il comprit : les trois frères étaient retournés sur leurs pas pour prendre les armes des marins du Polaris ; ensuite, ils avaient repris la chasse.

Déjà, Morane entraînait Joan qui marchait comme un automate. Réellement, elle semblait à bout de forces.

— La rivière, là, devant nous ! s’exclama Bob. Il nous faut l’atteindre avant qu’eux ne nous aient rejoints !

Les cinquante mètres qui les séparaient de la rivière furent franchis. Cinquante mètres de terrain découvert. La rivière elle-même était assez profondément encaissée, et un pont l’enjambait. Pas une œuvre d’art, bien sûr. Un fragile plancher maintenu par des lianes et que quatre piquets solidement enfoncés dans le sol, deux sur chaque rive, soutenaient.

— Passez de l’autre côté, Joan, dit Morane en poussant sa compagne sur le pont. Je vais essayer de les retarder.

Là-bas, les Hénaurmes venaient d’apparaître entre les arbres. Rapidement, tandis que Joan s’engageait sur le pont, Bob mit un genou en terre, épaula sa carabine et se mit à tirer dans la direction des trois poursuivants qui, prudemment, se mirent à couvert.

Coup sur coup, Morane brûla trois nouvelles cartouches afin d’inciter encore les Hénaurmes à la prudence. Le magasin de son arme était vide. Il jeta un regard derrière lui, pour se rendre compte que Joan avait atteint l’autre rive.

Sans prendre le temps de recharger sa carabine, il s’engagea à son tour sur le pont, marchant aussi vite qu’il le pouvait, courant presque. Exercice dangereux, car le pont vibrait sous lui, se balançait de plus en plus dangereusement. Plusieurs fois, Bob dut se raccrocher aux lianes pour éviter la chute. Il n’était plus qu’à quelques mètres de l’autre rive quand un avertissement lui parvint, lancé par Joan :

— Bob !… Attention !… Ils vous tirent dessus !…

Les balles lui bourdonnèrent aux oreilles avant même qu’il n’entende les détonations. « Heureusement qu’ils tirent comme des gardes territoriaux », pensa-t-il. Mais ce n’était pas une raison pour tenter le diable. Il bondit en avant, au risque de basculer dans le vide, glissa sur la dernière planche, plongea, boula cul par-dessus tête et atterrit à plat ventre sur la rive, juste à côté de Joan.

— Ouf ! souffla-t-il. Était moins une !

— J’ai cru qu’ils allaient vous abattre, Bob, fit Joan avec angoisse.

Il sentit une petite main lui entourer les épaules avec tendresse. Un petit rire lui échappa.

— Pas l’moment de s’attendrir, fit-il. Ces trois gros balourds, là-bas, ne connaissent pas ce genre de sentiment, eux.

Posément, il rechargea son arme. Les Hénaurmes s’étaient engagés l’un après l’autre sur le pont dont les lianes, tendues à se rompre, vibraient sous leur triple poids. Posément, Bob visa. Il allait faire feu quand Joan intervint :

— Vous n’allez pas… ?

— Faire quoi ?

— Les abattre ainsi, froidement.

— Est-ce qu’ils se sont gênés pour me tirer dessus, par-derrière quand je franchissais moi-même le pont ? fit-il remarquer.

La jeune fille n’insista pas. Elle savait qu’il avait raison. Pourtant, à son petit visage buté, Morane comprit que s’il ouvrait le feu sur les trois frères, elle le désapprouverait. Peut-être même perdrait-il son estime, et cela, il ne le voulait pas. De toute façon, engagés sur le pont comme ils l’étaient, dans un équilibre précaire, les Hénaurmes n’étaient pas en position de se défendre.

— Ça va, Joan, ça va, jeta Morane avec humeur. Ce que femme veut…

Et il ajouta aussitôt :

— Je vais me contenter de leur faire prendre un petit bain. Si la rivière est peu profonde et s’ils brisent leurs crânes obtus sur les rochers, tant pis pour eux. Quant à vous, il ne faudra vous en prendre qu’au sort et pas à moi…

Elle sourit.

— Je savais que vous ne le feriez pas.

— Ça va, répéta-t-il avec une mauvaise humeur feinte. Ça va ! Quelqu’un a dû vous dire que j’ai toujours le cœur sensible.

Les Hénaurmes avaient atteint le milieu du pont. Soigneusement, Morane visa. Pas les hommes, mais une des épaisses lianes maintenant le tablier. Le coup partit. La liane, touchée en plein, s’effilocha. Le second coup ne porta pas, mais le troisième, lui, effilocha la liane davantage encore. Les Hénaurmes avançaient maintenant courbés. Ils ne semblaient pas comprendre, croyant sans doute qu’un mauvais tireur les canardait… et les manquait. Pourtant, si Bob l’avait voulu, ils auraient été morts tous les trois à l’heure présente.

Trois nouveaux coups de feu entamèrent la seconde liane. La carabine de Morane était vide à nouveau. Il la rechargea.

— Si le pont tient et s’ils parviennent à mettre le pied sur cette rive, dit-il, je serai bien obligé de les descendre. Et cette fois, Joan, il sera inutile d’essayer de m’attendrir.

Là-bas, une des lianes de soutien claqua avec un bruit sec, comme une corde de violon qui se rompt. Le tablier tout entier bascula, tandis que les trois jumeaux s’accrochaient à la seconde liane pour éviter la chute, mais cette seconde liane se brisa à son tour sous leur poids, et ils plongèrent dans le vide. L’eau se referma sur eux, mais ils reparurent presque aussitôt, indemnes selon toute apparence.

— La rivière était profonde, constata Morane avec un accent de regret.