XII

 

Ce fut seulement quand ils eurent franchi les limites du plateau que Bob, Joan et Awat sentirent la terreur les abandonner. Presque subitement. Alors seulement, essoufflés, ils s’écroulèrent sur le sol où ils demeurèrent de longues minutes sans parler. Le premier, Morane retrouva le contrôle de ses nerfs. Il passa la main sur son front couvert de sueur.

— Je ne sais ce qui m’a pris, dit-il. Une peur incontrôlable et, ce qui est pire, sans raison.

— Il m’est arrivé la même chose, haleta Joan. Il se passe vraiment de drôles de choses par ici.

— Mauvais esprits sur ce plateau, fit Awat. Très mauvais esprits !

Morane secoua la tête.

— Il doit y avoir une explication. On n’a pas peur sans raison. Je me connais, et ça ne m’est jamais arrivé auparavant.

Il vit qu’une des mains de Joan s’était ouverte et reposait sur le sol, la paume tournée vers le haut. Au creux de cette paume se trouvait une feuille froissée. Une feuille bizarrement découpée en trois lobes lancéolés. Une feuille tachetée de rouge.

— Une bien étrange feuille que vous tenez là, Joan, remarqua Bob.

La jeune fille dirigea un regard indifférent vers la feuille.

— Je l’ai arrachée à un de ces arbustes qui poussent sur le plateau, avant de m’enfuir, expliqua-t-elle.

Délicatement, Morane prit la feuille entre le pouce et l’index pour l’étudier. Elle ne lui rappela rien. Alors, il la montra au Dayak en demandant :

— Awat a-t-il déjà vu une feuille semblable ?

Le Dayak secoua la tête et assura :

— Jamais, tuan Bob… Jamais…

— Étrange, murmura Morane. Étrange…

Une idée lui venait. Elle valait ce qu’elle valait, mais c’était une idée à retenir quand même.

— Faisons un test, dit-il.

Il porta la feuille à ses narines et la froissa entre le pouce et l’index, de façon à en exprimer un peu de suc. Immédiatement, la même impression d’angoisse que tout à l’heure lui serra la gorge. La même peur monta. Il éloigna la feuille de son visage. Son angoisse et sa peur tombèrent.

— Je crois avoir trouvé, risqua-t-il.

— Expliquez-vous, Bob, insista Joan.

— Avant, je veux en avoir le cœur net. Attendez-moi ici.

Il se leva et s’éloigna en direction du plateau, dont l’orée n’était qu’à une centaine de mètres. Il l’atteignit et s’y engagea, progressant d’un pas hésitant entre les mystérieux arbustes aux feuilles tachetées de rouge.

Il n’alla pas loin. Il sentit sa gorge se serrer soudain. La même sensation que celle éprouvée la première fois. « Voilà cette peur qui me reprend, pensa-t-il. C’est depuis que je marche parmi ces plantes. Je la sens monter en moi… Je… »

La vague d’épouvante le submergea et, faisant volte-face, il se mit à courir en hurlant, n’ayant plus qu’une idée : quitter le plateau maudit au plus vite.

Et, comme tout à l’heure, quand il eut quitté la zone où poussaient les arbustes aux feuilles tachetées, la terreur le quitta. Il alla retrouver Joan et Awat.

— Pas d’erreur, déclara-t-il, ce sont bien ces plantes inconnues. J’en ai déjà entendu parler. En Mongolie, il existe une herbe qui possède les mêmes effets et à laquelle les indigènes donnent le nom d’« herbe de la terreur ».

— Si je comprends bien, Bob, fit Joan, l’odeur de cette plante provoque la peur chez les animaux qui la respirent.

— C’est cela… Il est probable que cette odeur, en agissant sur le nerf vague, provoque l’excitation des glandes surrénales qui, déversant dans le sang un flux d’adrénaline, déclenchent l’épouvante.

Un instant, il demeura songeur, puis il dit encore, comme pour lui-même :

— L’arbre de la peur ?… Qui sait si ce n’est pas là l’arme qui nous permettra de libérer nos amis sans risquer d’être capturés nous-mêmes ?

— Expliquez-vous, Bob, fit Joan.

Au lieu de répondre, il demanda à Awat :

— Sommes-nous loin du camp ?

— Une heure de marche peut-être, répondit le Dayak.

— Parfait… J’ai vu une source non loin d’ici. Nous allons y mouiller des morceaux de tissu pour nous confectionner des masques. Ensuite, nous nous aventurerons à nouveau sur le plateau.

Dix minutes plus tard, le visage protégé des yeux au menton par des bandes de toile nouées derrière la nuque, tous trois s’avançaient entre les arbustes aux feuilles tachetées. Ils progressèrent sur une distance de cinquante mètres environ, sans que rien ne se passe.

— Je ne ressens aucune peur, constata Joan.

Morane approuva :

— C’est bien ce que je pensais. Les masques humides nous protègent. Nous allons faire une ample provision de branchages garnis de leurs feuilles et gagner les abords du camp.

— Que comptez-vous faire ? demanda Joan.

Sous le bandeau qui lui recouvrait la face, Morane se mit à rire.

— User d’une arme secrète pour venir à bout de Guen Hong et de ses pirates, dit-il. Tout simplement.

 

*

 

D’où ils se trouvaient à présent, au sommet d’un petit monticule boisé, Bob Morane, Joan Evans et Awat surplombaient le camp, qu’ils observaient à travers les broussailles. Ils avaient gardé leurs masques, régulièrement humidifiés, sur leurs visages. À côté d’eux, ils avaient déposé les bottes de branches garnies de leurs feuilles, qu’ils avaient récoltées sur le plateau.

— Nous attendrons la nuit avant d’agir, avait décidé Bob.

Et il avait continué, en regardant le mouvement de la végétation au-dessus d’eux :

— Le vent-souffle vers le camp. S’il ne tourne pas, nous serons dans la bonne direction.

Allongés à plat ventre, ils demeurèrent ainsi pendant une heure, surveillant le soleil qui déclinait vers le couchant. Et la nuit vint, rapidement, presque sans crépuscule, comme toujours sous les tropiques. En même temps dans le camp, un feu s’était allumé.

Avec patience, Bob et ses deux compagnons assistaient au repas du soir des pirates et de leurs complices. Nulle part, ils ne devaient apercevoir les Hénaurmes. Sans doute ceux-ci s’étaient-ils égarés dans la jungle, à moins que, finalement, ils ne se fussent noyés dans les rapides. En ce qui concernait les prisonniers, Bob, Joan et Awat ne devaient pas les apercevoir davantage. Probablement Guen Hong les tenait-il enfermés dans une tente en attendant le retour de Smith. Smith, qui ne reviendrait jamais.

Le repas terminé, Guen Hong et ses pirates demeurèrent à deviser tout en filmant leurs pipes devant le feu, puis ils disparurent sous les abris de branchages qui avaient été dressés. Seule une sentinelle demeura en faction près d’une tente, sans doute celle où Bill Ballantine et le professeur Evans étaient retenus captifs.

— Le vent continue à souffler dans la bonne direction, murmura Bob. Nous pouvons y aller…

Chargés de leurs bottes de branchages, ils se glissèrent à travers la brousse et se mirent à descendre en direction du camp. Ils allaient lentement, en prenant garde de ne pas attirer l’attention de la sentinelle. Ainsi, ils atteignirent sans encombre la base du monticule.

À présent, ils se trouvaient à la lisière du camp, où le feu rougeoyait encore. Ils pouvaient apercevoir la sentinelle, mais celle-ci, à aucun moment, ne parut se douter de leur présence.

Les bottes de branchages furent déliées et éparpillées sur une distance de vingt mètres environ, c’est-à-dire sur presque toute la largeur de l’aire occupée par les tentes et les huttes. Rapidement, Morane alluma une torche et, en plusieurs endroits, mit le feu aux branchages. Ceux-ci devaient contenir une substance résineuse, car ils s’enflammèrent aussitôt, tout comme les feuilles tachetées de rouge qui brûlèrent en crépitant et en dégageant une fumée épaisse que, tout de suite, le vent rabattit vers le camp.

Il n’y avait plus qu’à attendre. Attente fort courte, d’ailleurs. En longues banderoles mouvantes, la fumée s’était glissée entre les tentes et les abris, pour s’étendre ensuite en nappes de plus en plus larges. La sentinelle devait sommeiller, appuyée sur son fusil, ou rêver à une lointaine fiancée, car ce fut seulement alors, quand la fumée eut envahi tout le camp, qu’elle donna l’alarme.

— Ça y est, murmura Bob. Les dés sont jetés.

Pour en avoir fait l’expérience, ses compagnons et lui savaient que la fumée était plus efficace encore que la simple odeur de l’arbre de la terreur. C’était Morane lui-même qui avait servi de cobaye avant qu’ils ne quittassent le plateau maudit, et le test s’était révélé concluant. En serait-il encore de même ? Il y avait plusieurs heures à présent que les branches et les feuilles avaient été coupées, et elles pouvaient s’être desséchées, avoir perdu de leur force.

Un moment d’incertitude. Une incertitude qui devait vite être balayée. D’un peu partout, des pirates jaillissaient, à demi nus, en hurlant d’épouvante, pour fuir terrorisés en direction de la jungle et s’y perdre.

— Ils se sauvent comme s’ils avaient tous les diables de l’enfer à leurs trousses, triompha Joan.

Awat semblait s’amuser fort et il disait sans cesse :

— Ça, bonne sorcellerie !… Bonne sorcellerie !

— Réellement, l’effet de la fumée est encore plus violent que celui de la plante elle-même, constata Bob. Mais il nous faut aller au secours de nos amis. S’ils sont ligotés et incapables de fuir, l’épouvante peut les tuer.

Le camp était à présent désert. Tous les pirates avaient fui, et aussi les marins du Polaris et les guides dayaks. Sous la tente qui leur servait de prison, Bill Ballantine, Evans et les deux collaborateurs de ce dernier, étaient ligotés. En proie à une évidente terreur, ils se tordaient dans leurs liens en gémissant.

— Retenez votre respiration ! recommanda Morane. Tâchez de ne pas humer la fumée !

— Encore un peu de courage, père ! lança Joan à l’intention d’Evans. Nous allons vous tirer de là.

Cinq minutes plus tard les quatre prisonniers avaient des bandeaux humides noués sur le visage. Alors, la fumée cessant de faire son effet, l’épouvante les quitta. Ils furent débarrassés de leurs liens et tout le monde quitta la tente.

— Trouvons des armes et filons, dit Bob. Il nous faudra être loin du camp lorsque Guen Hong et ses complices retrouveront leur état normal.

Toujours poussée par le vent, la fumée se dissipait. Morane et ses compagnons étaient en train de perdre leur meilleure alliée.