VII

 

La petite pirogue prêtée par Kayan longeait la rive du fleuve, dont elle remontait le courant en direction des monts Batang-Lupar, marqués au loin par des crêtes arrondies, vaguement bleutées. Un silence de début d’univers, troublé seulement par les clapotis de l’eau contre la coque et le bruit régulier des pagaies. Bob Morane se tenait à l’avant de l’embarcation, Bill à l’arrière et Joan au centre. Parfois, un échassier filait d’entre les hautes herbes de la rive, telle une longue flèche largement empennée, rasait l’eau pour y piquer un poisson et disparaissait dans les broussailles de l’autre rive.

Kayan avait fait les choses du mieux qu’il pouvait. Les vêtements de brousse trouvés chez le commerçant chinois de l’endroit – il y a toujours un commerçant chinois là où l’on s’y attend le moins – étaient à peu près à la taille des voyageurs. Bien sûr, ce n’était pas de la haute couture, mais il fallait s’en contenter. De toute façon, Bob Morane et Bill Ballantine affichaient volontiers une certaine négligence dans leur mise ; quant à Joan, elle eût été à croquer, même vêtue d’un sac à pommes de terre percé de trois trous.

Afin de gagner du temps, on avait navigué tout le reste de la journée et une grande partie de la nuit. Après s’être accordé quelques heures de repos, on était reparti dès les premières lueurs de l’aube.

Rapidement, le fleuve se rétrécissait tout en gardant cependant encore son caractère de rivière profonde.

Ce fut vers le soir que le ronronnement parvint aux oreilles des trois voyageurs. Il pouvait évidemment s’agir du bourdonnement d’une énorme guêpe. Mais Bob et ses amis savaient qu’il n’en était rien.

— Un bruit de moteurs, décida Bill. Probablement des deux-temps.

En ce qui regardait la mécanique, l’avis de l’Écossais était définitif. Il s’y connaissait presque aussi bien en moteurs qu’en whisky, et ce n’était pas peu dire.

— Qui peut bien naviguer au moteur par ici ? risqua Joan.

— Nos ennemis, bien sûr, fit Morane. Smith devait avoir tout ce qu’il lui fallait à bord du yacht. S’ils sont motorisés, ils n’auront aucune peine à nous rejoindre…

Le ronronnement se précisait à chaque seconde.

— Ils approchent ! fit Bill.

Bob approuva :

— Pas de toute.

Et il décréta aussitôt :

— Inutile de nous briser les muscles en souquant sur nos pagaies, nous ne parviendrons pas à les distancer.

Il désigna de hauts papyrus qui tapissaient la berge, vers la droite.

— Cachons-nous parmi ces roseaux, dit-il. Avec le soir qui tombe, ils passeront devant nous sans nous apercevoir.

La pirogue s’engagea entre les hautes tiges qui se redressèrent aussitôt après son passage.

Maintenant, le bruit des moteurs était tout proche. Et, bientôt, deux grands canots bourrés d’hommes apparurent. Pourvus de moteurs hors-bord de type Johnson, ils avançaient rapidement. Parmi ceux qui les montaient, Morane et ses amis n’eurent aucune peine, en dépit de l’approche de la nuit, à reconnaître Smith, Guen Hong et les Hénaurmes.

— Pas de doute, commandant, murmura Bill, te sont bien nos adversaires. Nous qui pensions avoir pris suffisamment d’avance… Sans ces maudits moteurs…

— Nous ne parviendrons pas à prévenir mon père, constata Joan avec un sourd désespoir dans la voix.

— Ce n’est pas si sûr, fit Morane. Regardez…

Là-bas, les deux canots glissaient vers l’autre rive, en direction d’une plage bien sèche. Et, brusquement, les moteurs se turent tandis que les embarcations, continuant à glisser sur leurs erres, allaient s’échouer sur le sable.

— Je comprends, dit Joan. Ils vont camper pour la nuit. Nous en profiterons pour prendre à nouveau de l’avance.

— De toute façon, ce ne sera que partie remise, remarqua Ballantine. Avec les moteurs, ils auront vite fait de nous rejoindre à nouveau.

Soudain, Morane était devenu songeur. Bill connaissait bien cette expression qu’il lisait sur le visage de son ami, ce qui le poussa à demander :

— Vous mijotez quelque chose, commandant ?

— Peut-être, murmura Morane en hochant la tête. Peut-être…

L’Écossais savait qu’il serait inutile d’en demander davantage. Quand Morane voulait jouer les mystérieux, personne ne s’y entendait mieux que lui.

De l’autre côté de la rivière, la troupe ennemie tout entière avait mis pied à terre. Les canots, trop lourds sans doute, n’avaient pas été tirés sur le sable que, seules, leurs étraves touchaient. Pour le reste, on les avait amarrés à des arbres.

La nuit était tout à fait tombée. De leur cachette, parmi les papyrus, Morane, Bill et Joan purent assister aux préparatifs du campement. Un grand feu avait été allumé et les tentes dressées.

— Smith ne se prive de rien, il me semble, remarqua Bill tout bas. Tout le confort. Tout à l’heure, les moteurs ; à présent, les tentes.

— La mauvaise façon de voyager, commenta Bob. On a peut-être plus de confort, comme tu dis, mon vieux, mais on risque de le payer tôt ou tard.

Sur ces paroles sibyllines, le Français se tut à nouveau.

Là-bas, Smith et ses complices prenaient le repas du soir. Ensuite, tout le monde se retira sous les tentes. Les guides dayaks eux-mêmes s’étaient construit de petits abris de branchages pour se protéger contre les âmes errantes qui, pensent-ils, guettent les vivants perdus dans les ténèbres.

Un nouveau quart d’heure s’écoula. Puis une demi-heure, au cours de laquelle ce fut à peine si les deux amis et Joan Evans échangèrent dix paroles qui n’étaient que des murmures.

Finalement, la jeune fille s’impatienta, et on pouvait la comprendre, car elle se sentait pressée de rejoindre son père pour l’avertir du danger qu’il courait.

— Si nous continuions ? proposa-t-elle tout bas.

— C’est bien ce que nous allons faire, assura Morane. Mais, avant, il me reste à prendre une petite précaution.

Sans donner davantage d’explications, il entreprit de quitter ses vêtements pour ne garder que son slip.

— Qu’est-ce que vous allez faire, commandant ? s’enquit Bill. Prendre un bain de minuit ?

— C’est ça, répondit Morane. Un bain de minuit, comme tu dis.

— Et les crocodiles ? s’inquiéta Joan sans chercher à comprendre.

— Rien à craindre. Il n’y en a pas aussi haut sur la rivière. Et, s’il y en a, ils doivent dormir à l’heure qu’il est.

De sa ceinture déposée au fond de la pirogue, Bob tira un solide poignard dont il serra la lame entre ses dents. Ensuite, très lentement, il se laissa glisser à l’eau pour disparaître entre les roseaux.

— Que va-t-il faire ? interrogea tout bas Joan à l’adresse de Bill. Les tuer tous ? À lui seul ?

Dans les ténèbres, l’Écossais sourit silencieusement.

— Ça m’étonnerait, murmura-t-il comme pour lui seul. Ça m’étonnerait vraiment…

 

*

 

Nageant une brasse coulée afin de faire aussi peu de bruit que possible, Morane progressait lentement, mais sûrement, en direction du camp ennemi assoupi. L’eau était tiède, et c’était avec un certain plaisir qu’il la sentait couler le long de ses membres. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une baignade d’agrément. Au contraire il savait que, s’il se faisait prendre, il risquait sa vie. Mais l’occasion était trop belle pour qu’il la manquât.

Brasse après brasse, il progressait, les regards fixés sur le feu, maintenant à demi éteint, qui était son seul point de repère.

Arrivé à trente mètres environ de la plage, il cessa de nager, repéra les deux canots amarrés légèrement sur la gauche. Alors, il plongea pour continuer entre deux eaux. Ce fut un jeu pour lui de couvrir ainsi ces trente derniers mètres. Quand il refit surface, il n’eut qu’à tendre la main pour s’accrocher au bordage arrière de l’une des embarcations. Alors, il se mit au travail.

Les embarcations, qui faisaient sans doute partie de l’équipement du Polaris, ne possédaient pas une coque homogène comme celle des pirogues indigènes. Au contraire, elles étaient faites de virures à clin qui se chevauchaient comme les ardoises d’un toit.

Glissant sa main droite armée du couteau sous la ligne de flottaison, Morane entreprit de glisser la solide lame entre deux virures afin de les séparer et d’ouvrir une légère fissure dans la coque.

Après avoir fait jouer sa lame de gauche à droite pendant quelques minutes, il la retira d’une saccade et prêta l’oreille. Un léger glouglou lui apprit que l’eau s’était frayé un chemin à l’intérieur de l’embarcation. Il passa alors au second canot et le sabota de la même façon. Ensuite, il recula de quelques mètres pour apprécier le résultat de son travail. Il se rendit vite compte que les deux embarcations s’enfonçaient de l’arrière.

La tête au ras de l’eau, il sourit et pensa : « Évidemment, il est inutile de se faire des illusions. Cela n’arrêtera pas Smith. Tout de même, les réparations prendront plusieurs heures, une demi-journée peut-être, et ce sera toujours ça de gagné. »

Cinq minutes plus tard, il avait rejoint Bill et Joan et se hissait dans la pirogue.

— Réussi ? interrogea Bill.

— Sans trop de mal, assura Morane dans un souffle. Ces bateaux modernes sont vraiment d’une fragilité !

Il était évident que, si Smith et ses complices avaient voyagé à bord de pirogues indigènes, creusées dans un seul tronc d’arbre, le sabotage aurait été rendu plus difficile, impossible même.

— J’aimerais être là demain, à l’aube, murmura Bill, pour voir la tête que Smith et les Hénaurmes tireront quand ils s’apercevront que leurs canots ont coulé.

Morane se rhabillait en disant :

— Tu t’contenteras d’imaginer, mon vieux. À l’aube, nous serons loin…

Les deux amis avaient repris les pagaies et, sans autre bruit qu’un léger glissement, la pirogue quitta l’abri des papyrus. Qu’un Dayak se réveillât et l’aperçût, ou qu’un bruissement d’eau, si ténu fut-il, attirât son attention, et tout serait perdu… à moins que Kayan n’eût donné des instructions précises à ses hommes. Jamais Morane, Ballantine et Joan ne surent si c’était à cette circonstance qu’ils devaient leur réussite. Toujours est-il que la pirogue passa, laissant le camp derrière elle.

Toute la nuit, Bob et Bill pagayèrent, sans forcer, mais avec une régularité de métronome. Joan, elle, s’était étendue au fond de l’embarcation et dormait. Parfois, Morane se retournait pour l’observer, mais il ne distinguait que la tache plus pâle du petit visage immobile, et il se voyait dans la peau d’un gondolier menant une belle marquise endormie sur les canaux de Venise. La comparaison était bien fragile, mais l’illusion suffit souvent à donner à la vie un charme qu’elle a perdu. À supposer bien entendu qu’un jour, pour Morane, la vie pût perdre ses charmes.

Quand le soleil se leva, la rivière s’était rétrécie encore : à peine faisait-elle cinquante mètres d’une rive à l’autre. Les monts Batang-Lupar, découpés en masse bleu sombre sur le ciel d’ambre du jour naissant, semblaient tout proches, presque à portée de la main.

Morane s’arrêta de pagayer. Bill fit de même et le canot se mit en travers du courant, pour aller s’immobiliser parmi les hautes herbes de la rive.

— Le kampong d’Awat ne doit plus être loin maintenant, fit Ballantine. À moins que nous ne l’ayons dépassé au cours de la nuit…

— Pas question, remarqua Bob. Nous aurions aperçu les feux.

Au fond du canot, Joan bougea. Elle ouvrit les yeux, se redressa, ébouriffa ses cheveux coupés court et fit, étouffant un bâillement :

— Je ne crois pas avoir jamais aussi bien dormi.

— Moi non plus, dit Bill d’une voix bourrue, sauf que j’ai rêvé que je pagayais toute la nuit. Et rêver de pagayer pendant toute une nuit, ça finit par devenir fatigant, à tel point que je commence à avoir la dent.

— Je pense comme toi, approuva Morane. Une demi-heure d’arrêt ne nous fera pas de mal. Joan nous fera du café – elle nous doit bien ça –, nous croquerons un morceau, et puis nous nous mettrons à la recherche du kampong des Dja-Dja.

Un peu plus tard, comme tous trois se restauraient en silence, Bill se mit à rire sans retenue.

— Savez-vous à quoi je pense ? fit-il.

— Si vous nous le disiez, Bill ? fit Joan. Peut-être qu’on pourrait rire avec vous !

— Oh ! vous savez, moi, j’ai toujours aimé partager mes joies, assura le colosse. Je pense tout simplement à Smith, aux Hénaurmes et à Guen Hong, qui sont en train de maudire celui qui a envoyé leurs canots par le fond… c’est-à-dire le commandant.

— Voilà une malédiction qui me paraît bien légère, déclara Morane. Et, si elle est inscrite au grand livre de saint Pierre, ce sera pour favoriser mon entrée au paradis.

Une fois le repas terminé, la navigation reprit en direction de l’amont. Au bout de deux nouvelles heures de navigation, la rivière, qui s’était encore rétrécie, fit un coude brusque, presque à angle droit, et Bob déclara :

— Je crois que nous atteignons notre but. Si mes souvenirs sont exacts, c’est derrière cette boucle que se trouve le village d’Awat.

La boucle fut franchie, et le kampong des Dja-Dja s’offrit aux regards des voyageurs. Il ressemblait en tous points à celui des Ibans. Une douzaine de « grandes maisons » encadrant une place centrale. Mais cette place qui, logiquement, aurait dû grouiller de vie, paraissait déserte. Il y avait bien quelques poules qui picoraient, quelques cochons qui trottinaient à la recherche de vagues détritus. Mais de Dja-Dja, point.