XIII

 

La nuit, dans la jungle, tout prend des dimensions nouvelles. Les ombres accolent un double monstrueux à chaque chose. Tout, la moindre feuille qui bruisse, la moindre bestiole qui se glisse sous les branches, devient une menace. Et, souvent, la voûte des arbres cachant les étoiles, il devient impossible de s’orienter. On tourne en rond en se heurtant à des obstacles imprévus, on tombe, on se relève, on repart, on retombe pour se relever encore, repartir à nouveau. Cela jusqu’à l’épuisement.

C’est dans cette situation que se trouvaient les fuyards, après plus d’une heure de marche. Et cette situation se serait aggravée encore si Morane n’avait décidé :

— Arrêtons-nous ici. Inutile de nous entêter. Nous risquerions de nous égarer davantage.

— D’autant plus, approuva Evans, que si Guen Hong et ses hommes se sont lancés sur nos traces, ils doivent se trouver dans la même situation que nous.

— Il est même probable qu’ils attendent le jour pour nous poursuivre, renchérit Bill.

C’est alors que Joan constata :

— Tiens, où est passé Awat ?

La remarque de la jeune fille frappa Morane, mais il eut beau regarder autour de lui, compter ses compagnons, nulle part il n’aperçut le chef des Dja-Dja.

— Il se sera rendu compte qu’il n’avait rien à faire dans tout ceci, et il nous aura abandonnés, tenta d’expliquer Evans.

Mais tel n’était pas l’avis de Morane.

— Pas question, dit-il. Si Awat nous avait abandonnés, cela m’étonnerait. Ça ne lui ressemblerait guère. Il nous a aidés jusqu’ici, sans qu’à un seul moment, sa fidélité soit prise en défaut.

— Alors, comment expliquez-vous sa disparition, commandant ? interrogea Bill. Ce diable-là disparaît et reparaît après avoir fait ses trois petits tours, comme les marionnettes. Ça devient une habitude.

Les cinq hommes et la jeune fille s’étaient assis sur une souche, puisqu’ils n’avaient rien d’autre à faire pour le moment.

— Vraiment, fit Bob, je ne m’explique pas la disparition d’Awat.

— Peut-être l’avons-nous perdu, glissa un des aides du professeur Evans.

— Il ne nous aurait pas perdus, lui, rétorqua Bob. Il doit y avoir autre chose. Awat nous a abandonnés volontairement, et il devait avoir ses raisons.

— Sans compter, dit Bill, que les Dayaks ont une frousse bleue de demeurer seuls, la nuit, en pleine nature. Trop peur des âmes errantes, comme ils disent.

Il n’y avait rien à ajouter. Awat avait disparu une fois de plus. Restait à savoir s’il reparaîtrait ou non. Mais ça, c’était le secret de l’avenir.

Toute la nuit, les fugitifs devaient demeurer allongés contre leur souche, essayant de dormir. Ils avaient organisé un tour de garde, et l’aube pointa entre les arbres sans que rien d’anormal se fût passé. On pouvait se remettre en route. Mais pour aller où ?

— Je ne vois qu’une solution, fit Bob, tenter de regagner le kampong des Dja-Dja. Awat y sera peut-être. Le tout sera de retrouver notre chemin.

— Avant tout, dit Bill, essayons d’atteindre la rivière. En la descendant, nous tomberons fatalement sur le kampong.

C’était là une excellente proposition, et elle fut adoptée à l’unanimité.

Une clairière permit à Morane de repérer la course du soleil et de s’orienter. Il y parvint tant bien que mal, sans grande certitude, il faut le dire, et la petite troupe se mit en marche. Au bout d’une demi-heure, Morane marqua une hésitation. Il regardait sans cesse autour de lui, scrutant avec attention l’épaisseur des broussailles. Joan, qui marchait à ses côtés, demanda :

— Qu’avez-vous, Bob ? Vous paraissez inquiet…

— C’est exact, fut la réponse du français. Depuis quelques instants, j’ai la sensation d’être épié. Pas vous ?

La jeune fille secoua la tête.

— Je ne ressens rien de ce genre. Peut-être est-ce la fatigue qui vous met les nerfs à fleur de peau…

— Les nerfs à fleur de peau ? intervint Bill, qui s’était porté à la hauteur de Morane et de Joan. Vous ne connaissez pas le commandant. C’est pas des nerfs qu’il a, mais des cordes de piano ! C’est pas demain la veille qu’ils craqueront !

— Je vous dis que j’ai la certitude que nous sommes épiés insista Morane, et…

Une voix, qui venait de la gauche, l’interrompit. Elle disait :

— Vous lever tous les bras en l’air… Honk !

Et une autre voix, venant de la droite, elle :

— Si vous faire un geste, vous tous morts… Hink !

Une troisième voix se fit entendre, venant de derrière les fugitifs :

— Nous souhaiter vous faire un geste. Ainsi, nous pouvoir vous tuer tous… Hunk !

Trois voix de fausset, grinçantes et haut perchées, aussi agréables à entendre que des bruits de crécelle.

 

*

 

Entre les arbres, à gauche, à droite, derrière, trois silhouettes massives étaient apparues. Les Hénaurmes, pas de doute, et ils braquaient tous trois des carabines.

À nouveau, les voix de fausset :

— Nous contents vous retrouver, commandant Morane… Hink !

— Oui, nous très contents… Hunk !

— Mais vous, bientôt, pas contents du tout… Honk !

— Tiens, v’là nos trois affreux, goguenarda Bill. Y avait longtemps !…

Et le géant continua, sur un ton de persiflage, en s’adressant aux Hénaurmes :

— Ça mitonnerait fort, mes gros lapins en sucre, si elles tiraient encore, vos pétoires… Bzlink !… Le commandant nous a raconté que vous aviez pris un fameux bain, y a pas longtemps… Bzlunk !… Votre poudre doit être pas mal mouillée… Bzlonk !…

Les faces de lune des trois bibendums demeuraient fendues d’une oreille à l’autre par une bouche en tirelire. C’était autant une grimace qu’un sourire, et on ne pouvait savoir s’ils appréciaient ou non l’humour de l’Écossais.

— Balles modernes bien serties, dit l’un d’eux. Hunk !

— Et nous nettoyer fusils, assura le second. Hink !

— Vous voir, dit le troisième. Honk !

Celui qui venait de parler épaula sa carabine, visa rapidement et tira. La balle traversa la manche de la chemise de Ballantine, sans même érafler la peau. D’un petit geste indifférent, Bill passa un doigt dans le trou fait par le projectile.

— J’ai l’impression, commandant, dit-il, que mon espoir est déçu. Ces carabines fonctionnent vraiment.

— Peut-être paraîtrais-tu moins décontracté si tu savais que ces trois patapoufs sont les plus mauvais tireurs que la terre ait jamais portés, fit Morane. Logiquement, tu devrais être mort à l’heure présente.

— Bah ! c’est qu’ils sont devenus adroits tout à coup !

— Ça m’étonnerait, mon vieux, ça m’étonnerait. Le patapouf t’a visé en plein cœur, tout simplement, et il t’a manqué.

— Heureusement qu’il n’a pas voulu me manquer, commandant, fit le géant d’une voix sombre. C’est alors que je serais mort.

Les Hénaurmes commençaient à perdre patience.

— Vous assez parlé… Hink !

— Vous jeter armes… Honk !

— Ou nous tuer vous, aussi raide… Hunk !

— Je crois qu’il vaut mieux obéir, conclut Morane en s’adressant à ses compagnons. Ces gars-là sont peut-être des maladroits, mais une balle perdue n’est pas toujours perdue pour tout le monde.

Les uns après les autres, Morane et ses compagnons jetèrent leurs armes. Les trois Hénaurmes s’étaient adossés chacun à un tronc d’arbre, leurs carabines braquées.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Bob. Nous tuer, ou continuer à nous couver comme trois mères poules en attendant que le ciel vous dégringole sur la tête ?

Les trois réponses vinrent, l’une après l’autre, selon une technique parfaitement mise au point.

— Coup de feu aura alerté Guen Hong et ses hommes… Hunk !

— Eux bientôt venir… Honk ! Nous qu’à attendre.

— Oui, nous qu’à attendre, le plus confortablement possible. Hink !

Les trois monstrueux personnages s’assirent d’un même mouvement, toujours adossés à leurs arbres, et leurs carabines braquées. Il eût été difficile de dire ce qui était le plus menaçant, ou le canon de ces carabines ou les trois visages porcins de ceux qui les tenaient.

— Je me demande vraiment quelles sont vos intentions, dit Morane. Votre chef est mort. Pourquoi ne pas laisser tomber ?

— Quand Guen Hong venir, expliqua un des bibendums, nous retourner fusée pour reprendre métal que nous perdu avec sac dans rivière… Honk !

— La fusée ? fit Morane. Quand vous verrez ce qu’elle est devenue, vous tirerez une drôle de tête, mon gros.

— Et ce sera difficile, avec la binette que vous avez déjà, goguenarda Ballantine.

— Chef devoir rapporter métal, fit le second Hénaurme. Lui mort, nous remplir mission. Hunk !

— Nous recevoir beaucoup d’argent alors… Hink ! dit le troisième.

— Et intéressés avec ça ! ironisa encore Bill.

Le géant continua, s’adressant directement aux jumeaux :

— Vous nous permettez de nous asseoir, j’espère ?

L’un après l’autre, les Hénaurmes opinèrent :

— Vous pouvoir. Mieux assis que debout… Hunk !

— Mieux couchés qu’assis… Hink !

— Et mieux morts que couchés… Honk !

Trois rires grossiers se confondirent. Peureusement, Joan se rapprocha de Morane.

— Que vont-ils faire de nous, Bob ? demanda-t-elle tout bas. Nous tuer ?

— Je ne le crois pas, répondit le Français en s’efforçant de paraître aussi convaincu que possible.

Mais en lui-même, il songeait : « Non, je ne pense pas qu’ils nous tueront… du moins, pas tout de suite. »