I

 

Singapour dormait, ou tout au moins paraissait dormir à cause de la nuit, car les grandes villes d’Extrême-Orient ne dorment jamais vraiment. Les rues sont désertes, mais, dans les coins de ténèbres, derrière les fenêtres aveuglées par des claies de bambous, les machinations se trament, les crimes s’organisent, toute une vie souterraine grouille, baigne dans une atmosphère de mystère.

Donc, cette nuit-là, Singapour paraissait dormir. Un taxi roulait à travers les ruelles désertes de la vieille ville. Où allait-il ? Le chauffeur le savait peut-être et, en tout cas, sa passagère. Une jolie brunette d’une vingtaine d’années, aux cheveux coupés court, à la « garçonne », avec de grands yeux verts qui lui mangeaient le visage. Pour l’instant cependant, ses yeux reflétaient une vague inquiétude, et elle pensait : « Ces rues sinistres me donnent froid dans le dos. Bien vite qu’on en soit sortis ! »

De temps à autre, Joan Evans – c’était le nom de la brunette aux yeux verts – regardait par la custode arrière. Soudain, elle sursauta : là-bas, très loin, au fond de l’interminable ruelle, deux grands yeux jaunes s’étaient allumés. Des phares ! Et ils se rapprochaient rapidement.

Soudain inquiète, la jeune fille se pencha vers le chauffeur et lança :

— Plus vite !… Une voiture nous suit depuis un moment.

Le chauffeur, un sang-mêlé de Chinois et de Malais, qui devait en avoir vu d’autres, haussa les épaules. Il se tourna à demi vers sa passagère et dit, sans cesser de tirer sur la cigarette collée au coin de ses lèvres, comme si elle avait fait partie intégrante de sa personne :

— Devez vous tromper, miss. Pourquoi qu’on nous suivrait ? Parce qu’il y a une tire derrière nous ? Ça veut rien dire… Bien sûr, ce quartier est plutôt désert, la nuit, mais y passe bien une voiture de temps en temps.

Malgré l’optimisme du métis, Joan Evans ne se sentait rassurée qu’à demi et continuait à surveiller la seconde voiture. Celle-ci, une grosse limousine Mercedes noire, arrivait à la hauteur du taxi. Elle klaxonna pour demander le passage. Au troisième coup de klaxon, le chauffeur du taxi appuya vers la gauche tout en maugréant :

— C’qui z’ont à être pressés comme ça, ces poissons morts ?

La Mercedes avait dépassé le taxi. Et, soudain, son conducteur braqua vers la gauche pour mettre son véhicule de travers. La classique queue de poisson ! Tout de suite après, la Mercedes stoppait et le taximan dut faire un appel désespéré de freins afin d’éviter la collision. Passant la tête par la vitre de la portière ouverte, il hurla à l’adresse des passagers de la limousine :

— Où vous vous croyez, bande de rats pourris ! Z’avez envie qu’je sorte pour vous écraser le nez ?

Le chauffeur du taxi ne sortit pas pour écraser le nez des passagers de la Mercedes. Par contre, ce furent ceux-ci qui mirent pied à terre, et le métis en demeura la bouche grande ouverte, à tel point qu’il en perdit sa cigarette.

Ils valaient vraiment le coup d’œil, les trois passagers de la Mercedes ! Des faces de pleine lune, avec de petits yeux porcins, des nez ridiculement minuscules et des bouches en tirelire. Le tout sur des corps gonflés comme des baudruches. Obèses, c’était le moins qu’on pût dire. Ces trois types-là devaient, ensemble, peser plus d’une demi-tonne. Non seulement ils se ressemblaient comme s’ils avaient été coulés dans le même moule à suif, mais, en outre, ils étaient habillés de la même façon. Enfin, habillés, c’était beaucoup dire. Leurs costumes de shantung fatigués ne devaient plus avoir été repassés depuis des millénaires. Leurs chemises avaient été blanches, mais il y avait longtemps de cela. Quant à leurs chapeaux, on en trouve de semblables sur les épouvantails à moineaux. Ajoutez à cela que les trois visages de lune avaient autant d’expression que des méduses, et vous comprendrez l’étonnement du taximan. Celui-ci trouva néanmoins la force de dire encore :

— C’qui vous prend ? Me plaindrai à la police… Je…

Les trois bibendums s’étaient approchés du taxi. L’un d’eux parla. Une voix haut perchée qui allait mal à la masse adipeuse du personnage.

— Toi, taire-toi, ou moi tordre cou toi… Honk !

En parlant, le monstrueux personnage levait une main épaisse comme un jambon, dont les doigts boudinés avaient le diamètre d’un poignet d’enfant.

Prudemment, le chauffeur du taxi avait rentré la tête, craignant sans doute qu’on ne la lui arrachât. Il ne parlait plus d’écraser le nez à personne, car il se contenta de balbutier :

— Je… heu… heu… me… tairai…

Déjà, les trois monstrueux jumeaux semblaient avoir oublié le métis. Le second ouvrit la portière arrière du taxi et lança à l’adresse de la passagère :

— Vous descendre, Miss Evans… Vous descendre… Hunk !

— Que me voulez-vous ? interrogea la jeune fille d’une voix blanche.

— Quoi nous vouloir ? fit le troisième bibendum. Vous curieuse… Très curieuse… Hink !

Joan Evans secoua la tête. Sa voix s’était affermie quand elle dit :

— Pourquoi descendrais-je ? Je ne vous connais pas et n’ai pas à vous obéir…

Elle hésita un moment avant de demander, sans grande conviction :

— Est-ce que vous seriez de la police, par hasard ?

Les trois monstres se mirent à rire du même rire de crécelles. Un rire qui semblait ne pas leur appartenir. Quant à leurs visages, ils gardaient la même immobilité flasque que s’ils avaient été taillés dans de la graisse de chandelle.

— Nous, de la police ? fit le premier. Hi ! Hi ! Hi ! Ça vraiment très drôle… Honk !

— Oui, très, très drôle ! fit le deuxième. Ça faire beaucoup rire nous… Hunk !

— Et nous aimer grosse plaisanterie pareille, assura le troisième. Vraiment beaucoup aimer… Hink !

Ils redevinrent aussitôt sérieux. Leurs voix se firent menaçantes quand ils jetèrent tour à tour :

— Vous obéir, Miss Evans, ou bien… Honk !

— Ou bien nous devenir vraiment fâchés… Hunk !

— Et nous faire très mal à vous… Hink !

Cette fois, Joan Evans comprit qu’il était inutile de résister. Elle sortit du taxi et les jumeaux l’entourèrent. L’un d’eux montra la Mercedes et commanda :

— Vous monter dans voiture… Honk !

— Et vous faire vite… Hunk ! enchaîna le deuxième.

Cette fois, le troisième ne dit rien. Il se contenta d’appliquer sa main ouverte entre les épaules de Joan Evans pour la pousser en avant fermement, mais sans brutalité. Une main qui couvrait tout le dos de la jeune fille.

 

*

 

— Pourvu que ce tape-cul de louage ne tombe pas en panne ! dit Bill Ballantine sur un ton de mauvaise humeur. Doit pas avoir de secours routier dans cette fichue maudite ville !

— Bah ! fit Bob Morane avec insouciance, le moteur tourne rond. Et puis, comme si on n’en connaissait pas un brin en mécanique, tous les deux !

— Un brin en mécanique ? grogna Ballantine. On serait bien avancés, si le châssis se cassait en deux aussi sec, avec ces amortisseurs qu’ont depuis longtemps rendu l’âme. Pas emporté mon matériel de soudure à l’arc.

— Si le châssis casse, rigola Morane, ce sera de ton côté. A-t-on idée de peser si lourd ! Chaque fois que je roule avec toi, j’ai l’impression de transporter un tricératops… les cornes en moins, bien sûr.

— Un tricératops sans cornes, ce ne serait plus un tricératops, commandant, fit remarquer Bill avec justesse.

La petite M G d’un modèle déjà ancien, et dans laquelle Bob Morane et Bill Ballantine – surtout ce dernier – avaient eu bien de la peine à caser leur grand corps musclé, la petite M G donc, roulait, sa capote baissée, à travers les rues enténébrées du vieux Singapour. À la recherche de quoi ? Bob et Bill n’auraient pu le dire eux-mêmes. Ils étaient toujours à la recherche de quelque chose, mais ils ne savaient jamais ce qu’était justement ce quelque chose. Ils préféraient laisser le choix au hasard, et celui-ci ne manquait jamais de les gâter.

— Avec votre manie de nous amener toujours dans les endroits les plus imprévus, crut bon de maugréer encore Bill, on finira par faire de mauvaises rencontres… On tombe en panne, on descend pour réparer, et une bande de malfrats nous tombe dessus pour nous chiper nos portefeuilles après nous avoir fait le coup, du lapin.

Tout en continuant à conduire à allure réduite, Morane regarda son compagnon en rigolant.

— Surtout qu’on est des types à qui on fait le coup du lapin, hein, Bill ?

L’Écossais se mit à rire lui aussi, et il répéta :

— Des types à qui on fait le coup du lapin !… Vous l’avez dit, commandant !… Tout à fait notre genre…

La petite voiture s’était engagée dans une longue ruelle, toute droite, dont on n’apercevait pas la fin. Seuls les faisceaux des phares en perçaient les profondeurs.

Soudain, Bill s’exclama :

— Là-bas, commandant !… S’passe quequ’chose.

À deux cents mètres devant eux, deux voitures étaient arrêtées. L’une, une limousine Mercedes, barrait la route à l’autre, qui était un taxi. Devant la Mercedes, quatre silhouettes humaines. Trois monumentales et une plus fluette.

— T’as raison, mon vieux, approuva Morane. S’passe quequ’chose.

Là-bas, la silhouette fluette avait été poussée à l’intérieur de la Mercedes.

— On dirait qu’on enlève quelqu’un, fit Morane. Une femme !…

— Et ces trois mecs, qu’ont l’air gonflés avec une pompe, fit Bill, on dirait…

— Surtout, ne prends pas tes désirs pour des réalités, mon vieux, jeta Morane. Accroche-toi plutôt… Ça va foncer.

Les trois bibendums s’étaient engouffrés dans la Mercedes qui démarra, laissant le taxi sur place. La M G avait bondi, elle aussi, faisant songer à une puce qui se serait lancée à la poursuite d’un mammouth.

Et la corrida commença. Mais ce fut la Mercedes qui prit rapidement l’avantage. Plus puissante que la petite voiture de sport, elle était aussi mieux suspendue, et les ruelles à travers lesquelles les deux voitures fonçaient n’avaient rien d’un circuit de grand prix.

— Ces types-là cavalent comme s’ils avaient tous les diables de l’enfer à leurs trousses, constata Bill, accroché de ses deux mains au pare-brise.

— Pas les diables, corrigea Morane avec humour. Les archanges Gabriel et Michel, c’est nous, tu le sais bien !

— Si seulement on pouvait avoir des ailes d’archanges, gémit Bill, on pourrait s’envoler au moment où notre bouzine éclatera en pièces détachées.

Une écœurante odeur de poisson pourri monta, et Morane n’eut pas à faire appel à ses dons de voyant pour constater :

— On file vers le port de pêche.

— Même un aveugle pourrait se diriger rien qu’à l’odeur, fit Ballantine.

Et il ajouta aussitôt :

— Mais c’est pas une raison pour fermer les yeux, commandant ! Y a un tournant, là…

La petite M G prit le tournant en question sur les chapeaux de roues, se couchant à tel point que, pendant un moment, on put croire que ses passagers allaient être éjectés.

Devant eux, le port de pêche s’étala soudain, grand croissant d’eau calme encombré de jonques et de sampans. L’odeur aurait fait reculer une pieuvre.

— Voyez toujours la dénommée Mercedes, commandant ? interrogea Bill.

Du doigt, Morane montra deux points rouges qui fuyaient le long de la jetée.

— Là-bas ! dit-il.

— Z’ont pris de l’avance sur nous, constata Ballantine. Foncez, Bon Dieu, ou ils vont nous laisser en plan !

— Je ne crois pas qu’on puisse les perdre, fit froidement Bob. À en juger par la direction qu’ils ont prise, ils ne peuvent qu’emprunter la route qui longe la mer, et il n’y en a qu’une.

Bientôt, les événements prouvèrent que Morane avait vu juste : la Mercedes s’engagea bien sur la route qui longeait la mer. La M G s’y engagea derrière elle. Pourtant, Bob eut beau appuyer à fond sur l’accélérateur, la distance entre les deux voitures ne devait pas décroître.

— Pas à dire, z’ont le feu à l’arrière-train, les lascars ! constata Bill. De vrais pompiers sur le sentier de la guerre !

C’était tout juste si Morane réussissait à ne pas se laisser distancer davantage.

— Pourriez pas vous grouiller un peu, commandant ? intervint Bill. D’habitude, vous cavalez comme si vous étiez pressé de vous planquer au chaud dans votre corbillard, et les autres avec vous, et aujourd’hui…

— T’es bon, fit Morane. La chignole est au bout de ses moyens… Peux pas faire mieux,

La poursuite continua. À chaque tournant, les feux de la Mercedes disparaissaient, pour reparaître dans la prochaine ligne droite. Ils semblaient narguer les poursuivants. Bientôt, ceux-ci devaient faire une constatation que Bill formula :

— On dirait que leur avance grandit. Z’allez voir, on va finir par se faire semer comme des débutants.

— Ils se sont sans doute rendu compte qu’ils étaient poursuivis, tenta d’expliquer Bob. C’est pour cette raison qu’ils accélèrent.

— Dans ce cas, on n’a aucune chance, fit Bill. Vont finir par nous laisser sur place.

— Pas si sûr, fit Morane. Les ruses d’Indiens, ça sert encore de nos jours. Je suis passé par ici avant-hier. Il y a une route à gauche qui file vers l’intérieur des terres…

Avant que Bob eût pu fournir la moindre explication supplémentaire, la route en question s’offrit à eux. Rapidement, Morane rétrograda de vitesse, freina, donna un coup de volant vers la gauche, et la petite voiture s’engagea sur la voie de traverse tandis que, là-bas, la Mercedes continuait tout droit.

— C’que vous faites, commandant ? s’inquiéta Bill. Déjà fatigué ?

Morane secoua la tête et expliqua :

— En nous voyant tourner, ils auront cru qu’ils s’étaient trompés, qu’on ne les poursuivait pas. Ça les mettra en confiance.

— Ouais, et quand on leur refilera le train, ils apercevront à nouveau nos phares. Ça nous aura avancés à quoi ?

La M G avait stoppé. Morane éteignit les phares et entama la manœuvre pour revenir en arrière, tout en demandant :

— Tu commences à comprendre, Bill ?

De sa large patte, l’Écossais se frappa le front.

— Ça y est, j’y suis ! On va continuer comme si on avait une canne blanche.

— Tu l’as dit, mon vieux, approuva Bob. Comme si on avait une canne blanche ! Ce que j’ai toujours aimé chez toi, mon vieux, c’est ton sens des images.

Bill Ballantine ne dit rien. Il se contenta de pousser un soupir. Il savait son compagnon capable de tout, même de foncer dans la nuit toutes lumières éteintes. Bien sûr, Bob Morane était un peu nyctalope, mais ce n’était pas une raison.