IV
Le salon du Polaris – c’était le nom du yacht avait tout pour satisfaire les plus exigeants. Le confort y était total. Mais, pour Bob Morane, Bill Ballantine et Joan Evans, ce n’était qu’une prison de luxe, comme tout le vaisseau d’ailleurs.
On avait appareillé depuis une heure à peine et Smith avait trouvé bon de réunir ses prisonniers dans ce salon. Sans doute pour mettre les choses au point. Ni Bob ni Bill ni Joan n’étaient entravés. Ils avaient pris place dans de confortables fauteuils, face à Smith. Mais, dans leur dos, ils sentaient la présence des Hénaurmes et des hommes de main de leur hôte. Selon toute évidence, ce dernier s’offrait le luxe de prendre des risques, mais non sans avoir au préalable mis toutes les chances de son côté. Et, pour le moment, il fallait le reconnaître, toutes les chances étaient justement du côté de Smith.
— Voyez-vous, Miss Evans, avait commencé l’homme aux cheveux grisonnants en s’adressant plus spécialement à Joan, vous avez beau affirmer que votre père est parti pour les monts Batang-Lupar afin d’étudier les mœurs des orangs-outans, et que vous deviez l’attendre à Singapour, je n’en crois rien…
— Libre à vous de n’en rien croire, fit la jeune fille. C’est pourtant la vérité…
— Le pire, fit Smith avec un accent de regret, c’est que vous paraissez sincère. En toute autre circonstance, je vous aurais peut-être crue, mais dans le cas présent je pense plutôt que vous jouez parfaitement la comédie… Vraiment, pour une si jeune fille, vous possédez un joli talent d’actrice !
Joan Evans ne parut pas se formaliser de ces dernières paroles. « Actrice », dans la bouche de Smith, voulait dire « menteuse », mais elle n’y pouvait rien.
— Vous avez dit « en toute autre circonstance », fit-elle remarquer. Pourquoi en toute autre circonstance ?
Le doigt de Smith se pointa successivement vers Bob et Bill.
— Ces deux messieurs. Leur présence seule suffirait à vous compromettre.
— Je ne comprends pas…
— Vous allez comprendre, Miss Evans. Votre père est parti en expédition dans les monts Batang-Lupar. À la rigueur, ça pourrait passer pour un hasard, bien que je ne le pense pas. Mais où cela devient inquiétant, c’est quand ces deux hommes, justement ces deux hommes, interviennent pour tenter de vous sauver la vie.
— Je vous répète que je ne les avais jamais vus avant cette nuit, protesta Joan.
— Nous vous assurons que nous ignorions tout de Miss Evans voilà quelques heures, intervint Morane. Mon ami et moi nous promenions dans Singapour, quand nous sommes tombés par hasard sur une jeune fille qui avait des ennuis.
— Cet esprit chevaleresque vous honore, messieurs, fit Smith avec un mauvais sourire. Mais là où les choses se compliquent encore, c’est que… vous vous appelez Bob Morane et Bill Ballantine.
Les deux amis ne s’étonnèrent pas. Ils savaient d’où venait la révélation. Tout naturellement, ils portaient leurs passeports sur eux et, dès l’arrivée sur le yacht, on leur avait vidé les poches.
— Ça nous apprendra à voyager avec de faux papiers, fit Morane calmement. Je vous répète que mon vrai nom, c’est Jéroboam, Ephraïm, Willibrord von Epaminondaslewistrom.
— Et moi, Joselito, Pablocito, Manuelito de Argentino del Parana de America do Sul, fit à son tour Bill.
De la main, Smith fit le geste de chasser une mouche absente.
— Je sais. Jo pour les intimes, fit-il. Allons, messieurs, cessons de jouer la comédie. Vous vous appelez Bob Morane et Bill Ballantine et vous savez que je le sais.
Bob eut un geste d’impuissance.
— Soit, vous le savez. Soit, je m’appelle Bob Morane et mon ami s’appelle Bill Ballantine. Et alors ? Je ne vois pas très bien comment cela pourrait compromettre Miss Evans…
— C’est pourtant simple, répondit Smith. Non seulement le père de Miss Evans explore les monts Batang-Lupar, région à laquelle je m’intéresse fort, mais au moment où je veux m’emparer de sa fille, afin d’avoir prise sur lui, deux hommes, connus pour être de redoutables coureurs d’aventures, interviennent… comme par hasard.
L’homme aux cheveux grisonnants se pencha en avant, demeura un instant silencieux, puis il reprit :
— Savez-vous ce que j’en conclus ?
— Dites toujours, mon vieux, fit Bill, puisque je suppose qu’il serait difficile de vous empêcher de vous gourer.
La suite vint aussitôt.
— J’en conclus, comme tout le monde le ferait, que tout cela sent le coup monté. Evans est parti à Bornéo en mission secrète, et dans la crainte qu’il n’arrive malheur à sa fille, ici à Singapour, il l’a confiée à deux de ses amis, capables de la protéger.
Se tournant vers Joan, Morane interrogea doucement :
— Croyez-vous que votre père pourrait nous accepter comme amis, Miss Evans ?
Elle eut un signe de tête affirmatif, pour répondre avec un sourire :
— Je suis sûre qu’il en serait très fier.
— Et voilà que nous avons un ami de plus, conclut Morane, puisque je suppose qu’il serait difficile de vous en faire démordre, monsieur Smith… Mais supposons que le professeur Evans soit réellement parti en mission secrète à Bornéo. S’il s’agit d’une mission secrète, il est probable qu’il n’a pas mis sa fille dans la confidence, ni nous, bien que nous soyons… ses amis. S’il l’avait fait, ça cesserait d’être une mission secrète.
— Hé ! lança Bill, ce que j’ai toujours aimé chez vous, commandant, c’est votre logique. Ecrrrrasante !
— Logique, en effet, reconnut Smith. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir, Mr. Morane.
— Nous voudrions simplement que vous éclairiez notre lanterne. Nous sommes vos prisonniers, en votre pouvoir jusqu’au cou, et je ne vois pas très bien ce qui vous empêcherait de nous raconter votre histoire. Et puis, ça nous ferait passer le temps, pas vrai ?
Smith hésita un instant. Il était évident qu’il aimait s’entendre parler ; il parlait d’ailleurs fort bien. Finalement, il hocha la tête pour déclarer :
— Vous avez raison, Mr. Morane. Si je vous raconte mon histoire, cela nous aidera à passer le temps… le temps qui « vous » reste à vivre.
Ni Bob ni Bill ne réagirent. On leur avait dit si souvent qu’ils n’avaient plus que peu de temps à vivre que, logiquement, ils auraient dû être morts depuis bien des années. Or, ils étaient bien vivants et, comme dit le proverbe, tant qu’il y a vie, il y a espoir. Ils gardaient donc l’espoir.
*
Smith avait commencé à parler.
— Il y a maintenant deux ans, un aérolithe, venu des espaces interstellaires, tomba en plein désert de l’Arizona. Au contact de l’atmosphère terrestre, il s’était enflammé et la lueur, au point d’impact, fut aperçue de très loin. Dès le lendemain, une mission d’étude composée de physiciens, de chimistes et de géologues fut envoyée sur place. L’aérolithe fut découvert intact. Contrairement à ce qui se passe souvent, il ne s’était pas tout à fait désintégré au contact du sol. Mais la température qui régnait dans ses parages immédiats était à ce point intense qu’il fut impossible de l’approcher tout de suite. C’était là chose normale, et les savants décidèrent d’attendre quelques jours qu’ils emploieraient à étudier le terrain autour du point de chute. Pourtant, quelques heures plus tard, un géologue nommé Carter devait faire une étrange découverte : celle d’un morceau de métal sur lequel il ne parvint pas à mettre un nom et qui ne pouvait provenir que de l’aérolithe. Or, ce métal aurait dû être brûlant, ou tout au moins tiède ; au contraire, il était déjà froid. Carter émit alors l’hypothèse qu’il s’agissait d’un alliage capable de résister aux plus hautes températures, alliage inconnu de la science terrestre.
» Cette découverte devait avoir des conséquences immédiates. Le Pentagone fut averti et l’aérolithe gardé militairement. En même temps, le métal était testé. Il s’agissait bien d’un alliage inconnu qui, effectivement, résistait aux plus hautes températures. On en retrouva d’autres lingots sur l’aérolithe, mais pas en quantité suffisante pour qu’on puisse en faire un usage quelconque. Les chimistes se mirent au travail et, après des mois de recherches, ils parvinrent à en faire la synthèse. Après de nombreux essais, l’alliage synthétique se révéla avoir les mêmes propriétés que les lingots originaux. Tout comme lui, l’alliage de synthèse résistait aux plus hautes températures, à tel point qu’il se révéla impossible de lui faire atteindre son point de fusion.
» Restait à passer aux effets pratiques. Tout de suite, on s’était rendu compte des avantages que pouvait avoir la possession d’un tel alliage en ce qui concernait la recherche spatiale. Un des grands obstacles qu’avaient à surmonter les savants de la N. A. S. A. était réchauffement du métal des fusées qui devait être enduit d’un revêtement protecteur. On décida donc de construire, à l’aide du nouvel alliage, une grande fusée qui serait soumise au frottement de l’atmosphère. Tout se passa bien, et la fusée fut lancée. C’est alors que, pour les experts américains, les ennuis commencèrent. La fusée avait déjà accompli quelques circonvolutions autour du globe, et l’essai paraissait concluant, quand elle échappa au contrôle. En perdition, l’engin expérimental, qui n’était pas habité, piqua vers le sol pour s’abattre dans les jungles inexplorées des monts Batang-Lupar, non loin de la frontière du sultanat de Sarawak, à Bornéo. Avec l’aide de la 7e Flotte, des recherches aériennes furent entreprises. Voilà quelques semaines seulement, un avion devait repérer l’épave de la fusée. Elle gisait au sommet d’une colline, en plein cœur des Batang-Lupar. L’endroit fut repéré et on lui donna le nom de Zone « Z ».
— Jusque-là tout me parait clair, intervint Bill, mais c’que je n’comprends pas, Mr… heu… Smith, c’est pourquoi vous venez mettre votre grand nez là-dedans. Je suppose que vous ne vous proposez pas d’entrer, en concurrence avec les Américains ? Z’avez peut-être un beau yacht, mais c’est pas une raison pour…
— Laisse donc, maudit bavard, coupa Morane. Tu interromps toujours les histoires au moment où elles deviennent vraiment intéressantes… De toute façon, tu te goures. M. Smith n’est pas le genre d’homme à s’intéresser à un métal inconnu. Du moins pour son propre compte.
De la tête, Smith approuva :
— C’est en effet le gouvernement pour lequel je travaille qui s’intéresse au métal inconnu, continua-t-il. On me chargea de récupérer un fragment avant que les restes de la fusée ne soient détruits, ou enlevés, par les soins des services américains…
— Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas le gouvernement en question qui, justement, aurait détourné la fusée ? risqua Bill.
— Possible, reconnut Smith sans s’engager autrement. À Singapour, j’appris qu’un zoologiste américain, le professeur Clark Evans, venait de partir pour les monts Batang-Lupar afin d’y étudier les mœurs des orangs-outans. Du moins, c’est ce qu’on affirmait officiellement. Je crus que les orangs-outans n’étaient qu’un prétexte et qu’en réalité Evans partait en avant-garde, afin d’atteindre l’épave pour le compte du gouvernement de Washington.
Smith se tourna vers Joan et enchaîna :
— Voilà pourquoi je vous fis capturer, Miss Evans. Je voulais avoir un moyen de pression sur votre père.
Les yeux verts de la jeune fille lancèrent des éclairs. Elle haussa les épaules avec mépris et dit :
— L’expédition de père était en préparation depuis des mois. Donc bien avant la chute de votre maudite fusée… Vous vous êtes grossièrement trompé, monsieur Smith…
L’agent secret s’était levé. Il se pencha vers sa prisonnière pour déclarer :
— Je veux bien vous croire, miss… Admettons que votre père soit réellement parti pour étudier les mœurs des orangs-outans… Mais, dans ce cas, vous pourriez peut-être me dire à quoi jouent ces gentlemen…
Il désignait Morane et Ballantine.
Ce fut Bob qui répondit :
— Je vous le répète… Nous passions. On enlevait une jeune fille et, tout naturellement, nous sommes intervenus. À cela se borne notre rôle.
— Ouais, fit Bill, pas à dire, z’êtes têtu, monsieur Brown… je voulais dire Smith.
Smith tira une cigarette de sa poche, l’alluma avec un briquet d’or orné de brillants, en tira une bouffée puis dit à l’adresse des deux amis :
— Cet esprit chevaleresque vous honore, messieurs. Mais il aura causé votre perte. J’ai bien peur d’être obligé de me débarrasser de vous…
C’était une menace de mort, mais elle ne parut pas impressionner Bob Morane outre mesure. Au contraire, il paraissait très détendu. Sans sortir les mains de ses poches, il dit à l’adresse de Smith :
— Pourquoi nous tueriez-vous ? Morts, nous ne vous servirions plus à rien, tandis que vivants…
Smith eut un sourire cruel pour rétorquer :
— À quoi pourriez-vous bien me servir, votre ami et vous ? De bêtes de somme ?… Je compte engager des porteurs dayaks.
— Justement, dit Bob, mon ami et moi connaissons les monts Batang-Lupar comme notre poche, et les chefs des tribus dayaks sont nos amis…
Ballantine crut que le moment était venu d’intervenir :
— Mais, com… ! voulut-il protester.
D’un coup de pied discret à la cheville, Morane coupa la parole à son compagnon.
De son côté, Smith pensait : « Cet homme a l’air sincère. Peut-être bluffe-t-il avec aplomb. Mais, s’il dit vrai, son ami et lui peuvent m’être utiles. J’ai pris mes renseignements sur les Dayaks. Pas faciles, à ce qu’il paraît… »
— Soit, M. Morane, fit l’aventurier, vous connaissez les chefs des tribus dayaks. Dans ce cas, vous pourriez peut-être me dire leurs noms, à ces chefs…
— Facile, répondit Morane avec un sourire affable. L’un d’eux s’appelle Kayan, c’est le grand tomonggong des Ibans, c’est-à-dire des Dayaks de la côte. Le second, lui, se nomme Awat. C’est lui le chef des Dja-Dja, dont les tribus ont leurs « grandes maisons » au pied même des Batang-Lupar… Ça vous suffit, Mr. Smith ?
L’agent secret fit un signe de tête affirmatif.
Avant de quitter Singapour, il avait pris des renseignements sur les tribus dayaks habitant les régions qu’il aurait à traverser pour atteindre la fusée, et on lui avait bien cité les noms de Kayan et d’Awat. Il était donc probable que Morane ne mentait pas.
— Ça me suffit, dit-il. Je vais étudier votre offre. En attendant, vous demeurerez mes prisonniers…
Sur un geste de Smith, Joan Evans d’un côté, Bob et Bill de l’autre, furent respectivement conduits aux cabines, fort confortables, il fallait l’avouer, qui leur servaient de geôles.
Quand Morane et Ballantine eurent été enfermés à double tour, l’Écossais se laissa aller à la colère qu’il contenait depuis de longues minutes. Il frappa son front de sa large main, ce qui produisit un bruit rappelant celui du gong, et il râla :
— Z’êtes marteau, ou quoi, commandant ? On va quand même pas aider ces scélérats !
— Bien sûr que non, répondit Bob calmement. Tout ce que je veux, c’est gagner du temps…
— Pourquoi ne pas laisser Smith se débrouiller avec Kayan ou Awat ? Ils s’arrangeraient bien pour faire passer le goût du pain à cette bande de malfrats.
— Sans doute, Bill, sans doute. Mais nous, on serait morts avant… C’est ça qu’tu veux ?
Le colosse secoua la tête.
— Pas précisément. J’ai toujours dit que je boirais mon dernier verre de whisky à quatre-vingt-douze ans. Alors, vous comprenez, j’ai le temps.
Le colosse cligna de l’œil et baissa la voix d’un ton pour reprendre :
— Si je comprends bien, on va s’arranger pour leur jouer un petit tour à notre façon, à ces malfaisants, s’pas, commandant ?
Bob approuva de la tête.
— C’est ça tout juste, Bill. Un petit tour à notre façon…
Restait à savoir quel serait ce petit tour. La porte de leur cabine était gardée. Bien sûr, ils pourraient foncer, mais ce ne serait pas un « petit tour », mais un suicide.
Mieux valait attendre qu’on eût débarqué pour prendre contact avec les Ibans. Peut-être Kayan aurait-il sa petite idée. Bob, lui, pour le moment, n’en avait aucune. Pas le moindre petit souffle d’idée.
Le calme plat de l’imagination, en quelque sorte.