VIII

 

La pirogue s’était immobilisée à une dizaine de mètres de la rive, Bob Morane et Bill Ballantine se contentant de pagayer légèrement afin d’éviter que le courant ne l’entraînât en arrière.

— On dirait que le village est abandonné, risqua Joan.

— Peut-être les Dja-Dja sont-ils allés porter leurs pénates ailleurs, supposa Ballantine.

— Pas question, rétorqua Morane. Dans ce cas, ils auraient emporté leur basse-cour avec eux.

Un silence quasi total régnait, troublé uniquement par le caquetage de la volaille et les grognements des porcs. Pourtant, ces bruits ne rassuraient guère, comme l’eussent fait des rumeurs de voix humaines.

— Le mieux serait peut-être d’aller y voir de plus près, fit Bill.

— Et si c’était dangereux ? s’inquiéta Joan.

Bob Morane eut un geste fataliste, en disant :

— Dangereux ? Nous ne faisons pas une promenade d’agrément, petite fille. Et puis, Bill et moi sommes amis des Dja-Dja.

— Pour cela, il faudrait qu’il y ait des Dja-Dja, fit remarquer Ballantine.

Sans paraître avoir entendu, Morane montra la plage qui bordait le kampong.

— Allons-y ! décida-t-il.

Quelques coups de pagaies, et l’étrave de la pirogue s’enfonça dans le sable. L’embarcation fut tirée au sec. Pendant quelques instants, les deux hommes et la jeune fille demeurèrent debout, immobiles, inspectant le kampong. Logiquement, si ce dernier avait été habité, l’approche des voyageurs aurait dû faire sortir les Dayaks de leurs « grandes maisons ». Pourtant, aucun d’entre eux ne se manifestait.

— Prenons nos armes, dit Morane. On ne sait jamais…

— Je croyais que le tomonggong était de vos amis, dit Joan.

— Il l’est, en effet, répondit Morane. Mais les tribus dayaks de l’intérieur se font souvent la guerre en dépit des interdictions du gouvernement. Les Dja-Dja d’Awat peuvent avoir été attaqués par une autre tribu, surpris et massacrés. Dans ce cas…

— Dans ce cas, acheva Bill, les assaillants continueraient leur petite guerre à nos dépens. Je suppose que c’est ce que vous voulez dire, commandant.

— Tu m’arraches les paroles de la bouche, mon vieux, fut la réponse.

Après avoir pris leurs carabines au fond de la pirogue, Bob Morane et Bill Ballantine s’avancèrent à pas lents vers les cases. Joan marchait entre eux, comme si elle n’avait voulu cesser de demeurer un seul instant sous leur protection.

Quand ils atteignirent la première case qui, à en juger par les sculptures des poteaux flanquant sa porte, devait être celle du chef, ils s’arrêtèrent.

— Toujours personne, constata Bill. On dirait vraiment que tous les Dja-Dja, hommes, femmes et enfants, ont fui.

— À moins que, réellement, ils n’aient été attaqués et massacrés par une tribu ennemie, fit Joan.

— Pas question, dit Morane. Je reviens sur ce que j’ai dit tout à l’heure. Si un combat s’était déroulé ici, il en serait resté des traces. Or, tout est en parfait état.

Ils progressèrent encore une dizaine de mètres. Ils avaient atteint le centre de la place quand Joan fit, d’une voix tremblante :

— Je ne sais pourquoi, mais je ressens une impression pénible. Comme si j’étais épiée…

Bob ne dit rien, mais lui aussi, depuis quelques minutes, il ressentait la même impression : comme si des yeux étaient fixés sur lui, suivant ses moindres gestes.

De son côté, Ballantine avait tendu le bras vers la gauche, tout en s’exclamant :

— Un feu, là !…

D’entre quatre bûches disposées en croix, un peu de fumée montait.

— Oui, un feu, approuva Morane, et rouge encore ! Il ne doit pas y avoir bien longtemps que les Dja-Dja sont partis…

Et il ajouta, baissant le ton :

— S’ils sont partis…

Comme pour mieux souligner l’inquiétude des trois voyageurs, la volaille et les porcs s’étaient tus. Le silence avait pris une qualité nouvelle, était devenu plus lourd, plus épais. Une menace se dissimulait derrière lui, eût-on dit.

— Je n’aime pas ça du tout, murmura Joan.

D’un mouvement qui se voulait protecteur, mais qui pourtant était plutôt un geste tendre, Morane entoura d’un bras les épaules de la jeune fille et dit pour la rassurer :

— Je n’aime pas ça non plus, croyez-moi, Joan…

— Si je m’écoutais, déclara Bill à son tour, sans bien y croire lui-même, je prendrais mes jambes à mon cou et…

Une série de sifflements brefs coupa la parole au géant et des sagaies vinrent se planter en vibrant dans le sol, pour former une sorte de haie autour des deux hommes et de leur compagne.

— Ça y est ! grogna Bill. Les hostilités sont déclenchées !

— Pas encore, fit Morane. Si c’était le cas, les sagaies nous auraient percés tous les trois de part en part. Un avertissement, c’est tout.

Un peu partout, sur les galeries entourant les cases, des guerriers étaient apparus. Ils étaient nus, à part un pagne de batik. Leurs bijoux de cuivre, colliers, bracelets et boucles d’oreilles, jetaient des éclats fauves. Beaucoup d’entre eux brandissaient encore des sagaies, mais ils ne faisaient pas mine de s’en servir, du moins dans l’immédiat.

Instinctivement, Joan et Bill avaient relevé le canon de leur carabine, mais, d’un geste, Morane les força à le rabaisser.

— Inutile de faire usage de nos armes, recommanda-t-il. Ce serait le meilleur moyen de nous faire massacrer. Et puis, il doit y avoir un malentendu.

— Comment le dissiper ? interrogea Joan.

— C’est simple. Faites comme moi…

Avec ostentation, Morane jeta sa carabine sur le sol et Joan et Bill l’imitèrent, non sans hésitation.

Usant de tout ce qu’il connaissait de la langue dayak, Bob tenta alors de parlementer.

— Nous sommes amis des Dja-Dja, lança-t-il en ouvrant largement les bras. Nous voulons parler à Awat, leur tomonggong… Nous sommes des amis…

Il y eut un silence, puis Morane répéta :

— Nous sommes des amis… Des amis…

Il y eut un nouveau silence.

— J’ai l’impression que c’est raté, commandant, souffla Bill.

— Pas si sûr, fit Morane à haute voix.

D’entre les cases, un homme avait surgi. Il était à demi nu comme tous les autres Dayaks, mais son turban rouge et le nombre de ses colliers indiquaient qu’il s’agissait d’un chef. Il ne portait pas d’armes et il s’avança vers les voyageurs, ouvrant les bras lui aussi et criant en un sabir fait de mots dayaks, anglais et malais mélangés :

— Tuan Bob !… Tuan Bill !… Soyez les bienvenus !…

C’était Awat. Bill et Morane l’avaient aussitôt reconnu. Un homme jeune, fort jeune même pour être un chef, ce qui prouvait sa valeur.

— Nous pensions qu’Awat n’était plus tomonggong de ce village, fit Morane.

Le Dayak se redressa fièrement pour assurer :

— Awat toujours chef !

Et il expliqua :

— Nos guetteurs ont signalé l’approche de trois voyageurs. Comme ici, il faut voir un ennemi en tout homme, nous avons changé ce village en piège. Vous auriez dû vous annoncer en criant, bien avant d’atteindre le kampong.

— Nous voilà prévenus pour la prochaine fois, assura Bill.

Bob avait désigné Joan.

— Nous sommes venus pour aider mademoiselle à rejoindre son père, le professeur Evans. Pour gagner les Batang-Lupar, il a dû passer par ici…

De la tête, Awat approuva, ce qui fit cliqueter les grands anneaux de cuivre passés dans ses oreilles.

— Le tuan Evans a planté son camp à quelques heures de marche d’ici, dans la montagne. Beaucoup orangs-outans là-bas… Awat vous conduira…

 

*

 

Il fallut deux heures de marche pour atteindre les premiers contreforts des monts Batang-Lupar. C’était en réalité, une chaîne de collines basses, couvertes de jungles et de forêts. Le campement du professeur Evans était là, niché au creux d’une étroite vallée arrosée par une rivière aux eaux chantantes. Une demi-douzaine de grandes tentes auxquelles étaient venus s’ajouter les cases de branchages élevées par les aides indigènes.

Par chance, Evans se trouvait au campement, et il manifesta tout de suite une grande joie de retrouver sa fille. Ensuite, il s’étonna de la voir là.

— Que viens-tu faire ici, Joan ? s’enquit-il. Tu devais m’attendre à Singapour…

— Nous allons vous expliquer, professeur, intervint Morane.

Alors seulement, le zoologiste parut s’apercevoir de la présence de Bob et de Bill.

— Qui sont ces hommes ? demanda-t-il à sa fille.

Rapidement, Joan fit les présentations, et elle ajouta :

— Sans ces messieurs, il est probable que je ne serais pas près de vous en ce moment, père. Mais laissez Bob vous expliquer, comme il l’a dit…

Quand tout le monde fut réuni sous l’auvent de toile protégeant la tente d’Evans contre l’ardeur du soleil, Morane mit rapidement le zoologiste au courant des événements qui les avaient amenés là, Joan, Bill et lui. Quand il eut terminé, il conclut :

— Il serait important de repérer la situation exacte de la Zone « Z » avant ce Smith et ses forbans. Nous devrons faire de notre mieux pour que la fusée ne tombe pas entre leurs mains…

Pendant un moment, Evans tortilla la pointe de sa courte moustache noire, un peu pailletée de gris, entre le pouce et l’index. Ensuite, il approuva :

— Bien sûr, vous avez raison, commandant Morane. Mais avant de tenter quoi que ce soit, il nous faudrait savoir où elle se trouve, cette fusée…

Awat avait assisté à l’entretien. S’il parlait mal l’anglais, par contre il le comprenait parfaitement. Il intervint :

— Awat sait où est l’avion sans ailes. Ses guerriers l’ont trouvé plus haut, dans la montagne, à deux heures de marche d’ici. Awat vous conduira. Nous pouvoir être revenus avant la nuit…

— Je crois que nous devons y aller sans attendre, fit Morane. Qu’en pensez-vous ?

Il s’adressait à Evans qui n’hésita qu’un instant avant de décider :

— Moins nous perdrons de temps, mieux cela vaudra.

On passa en hâte aux préparatifs du départ. Préparatifs fort brefs d’ailleurs car, s’il fallait en croire le chef des Dja-Dja, l’expédition serait de courte durée. Le camp fut laissé à la garde des collaborateurs du professeur Evans et Bob Morane, Bill Ballantine, Joan et le zoologiste se mirent en route, accompagnés seulement par Awat.

Le tomonggong connaissait parfaitement le chemin. Nul mieux que lui – sauf peut-être un autre Dayak – n’était familier avec ce pays où il était né, où il avait vécu et où il mourrait sans doute. Avec la sûreté d’un chien policier, il mena ses compagnons à travers les collines, leur fit franchir des plateaux, longer des crêtes. Finalement, il dit, montrant le sommet d’une montagne :

— Avion sans ailes là, derrière…

La montagne fut escaladée sans mal, car elle n’était guère élevée et ses pentes étaient faibles. Au sommet, les voyageurs eurent tout de suite leur attention attirée par une trouée dans la brousse. Une sorte de large sillon qui se prolongeait très bas, jusqu’au fond de la vallée. On eût dit qu’un titan avait traîné là un objet pesant, sur des centaines et des centaines de mètres, arrachant herbes et branchages, mettant le sol à nu.

Se baissant, Morane montra la terre calcinée, la végétation brûlée.

— En touchant le sol, tenta-t-il d’expliquer, l’engin a glissé le long de cette pente. Nous ne devons plus en être bien loin à présent.

Bill, qui avait la vue perçante, montra un point brillant en contrebas et il s’exclama :

— La fusée !… Aucune erreur, nous avons bien atteint la Zone « Z » !

Longeant le sillon, la petite troupe descendit la pente jusqu’au fond de la vallée bourrée d’une jungle épaisse. La fusée était là, son avant enfoncé profondément dans la terre, au centre d’une zone calcinée. À cause de l’humidité sans doute, le feu ne s’était pas propagé.

La fusée elle-même était de type classique : un long cylindre pointu avec, à l’arrière, les ailerons de stabilisation et les tuyères de propulsion.

— Elle me paraît tout à fait ordinaire, constata Bill quand ils furent parvenus à proximité. Pas de quoi fouetter un chat…

Bob Morane s’était approché tout près. Il passa le doigt sur la surface brillante de l’engin.

— Le métal me semble pareil à beaucoup d’autres, fit-il. On dirait un quelconque alliage à base de duralumin.

Et il ajouta, après quelques instants de réflexion :

— Pourtant, ce ne doit pas être pour rien que les services américains d’une part, et Smith de l’autre, acceptent de se donner tant de mal pour retrouver cette épave désormais inutilisable.

— Vous avez probablement raison, commandant, approuva Ballantine. Mais si nous l’avons trouvée, nous, cette maudite fusée, je ne vois pas très bien comment nous pourrions empêcher les autres de faire de même… À moins de la découper en tout petits morceaux qu’on enterrerait les uns après les autres…

Bien entendu, le géant ne croyait pas lui-même à ce qu’il disait, et personne ne parut vouloir suivre son idée.

— Et si nous la camouflions avec des branchages ? proposa Joan.

— Voilà une excellente idée, ma petite fille, approuva Evans.

— Je crois même que c’est là la seule solution, fit Bob Morane.

Il fallut une heure aux quatre hommes et à la jeune fille pour couper des bambous et s’en servir pour construire une grossière charpente au-dessus de la fusée, charpente qu’ils recouvrirent ensuite d’herbes et de palmes. Quand ce fut terminé, l’engin était devenu invisible, tout au moins pour une personne non avertie.

— De cette façon, elle ne pourra être aperçue de loin, dit Morane. C’est tout ce que nous pouvons faire pour l’instant.

— En effet, fit Evans. Plus tard, nous aviserons… Pour l’instant, regagnons le campement. Nous aurons le temps d’y parvenir juste avant la tombée de la nuit.

Les dernières lueurs du jour s’amenuisaient rapidement quand le campement du zoologiste fut en vue. Tout ce qu’on en distinguait encore, c’étaient les formes claires des tentes.

— Étrange, remarqua Bill. On ne voit pas les feux pour la nuit. Vos hommes les allumeraient-ils si tardivement, professeur ?

— Logiquement, ils devraient déjà brûler, répondit Evans. Mais peut-être a-t-on voulu attendre mon retour…

Ils s’avancèrent. Pourtant, à leur approche, rien ne bougea.

— J’ai l’impression, goguenarda Ballantine, que les souris dansent quand le chat n’est pas là. Peut-être ont-ils fait la sieste et celle-ci s’est-elle prolongée… À moins que, profitant de l’absence du patron, ils se soient tous flanqués une sérieuse tamponne…

L’Écossais, se tournant vers le zoologiste, enchaîna :

— J’espère que vous avez du bon whisky, professeur. En ce qui concerne ce nectar des dieux de mon pays, je suis très chatouilleux sur la qualité, si vous voulez tout savoir…

Evans ne répondit pas. Il paraissait soucieux.

— Il se passe quelque chose d’anormal, se contenta-t-il de murmurer.

Le camp avait été atteint et ils s’avancèrent entre les tentes. Toujours le calme complet.

— Prenons nos précautions, fit Bob tout bas. On ne sait jamais…

Il arma sa carabine et le verrou, en se refermant, eut un claquement sec. Aussitôt, quelqu’un dit :

— Surtout, que pas un seul d’entre vous ne bouge !

Une voix que Bob, Bill et Joan reconnurent sans peine. La voix du mystérieux Mr. Smith.