XVI

 

Quand Bob Morane eut fini de parler, le major Abdul Bujang, qui commandait la place de Kuching, le considéra longuement. C’était un homme trapu, d’une cinquantaine d’années, au visage large et dont les yeux mobiles, sous les paupières bridées, brillaient d’intelligence.

— Vraiment, Mr. Morane, commença-t-il, si vos amis n’étaient pas là pour appuyer vos dires, je croirais votre histoire inventée de toutes pièces…

Bujang s’interrompit, considérant encore ses visiteurs avec circonspection – il y avait là, en plus de Morane, Joan Evans, le père de celle-ci et Bill Ballantine – puis il reprit :

— Si seulement vous pouviez m’apporter une preuve !…

— Vous devez bien avoir entendu parler de cette fusée expérimentale qui est allée se perdre dans les Batang-Lupar ? risqua Morane.

De la tête, le major approuva.

— J’en ai entendu parler, en effet, mais d’autres peuvent en avoir entendu parler aussi. C’est un peu le secret de polichinelle, et cela ne confirme pas vos dires…

— Je me porte garant pour Mr. Morane, major, glissa le professeur Evans.

— Moi aussi, fit à son tour Joan. Tout ce qu’il vous a raconté est l’exacte vérité.

— D’ailleurs, appuya Bill avec un réalisme décisif, si vous ne nous croyez pas, allez jeter un coup d’œil vous-même au-dessus de la Zone « Z ». Vous devez bien avoir un avion à votre disposition…

Le major Bujang ne répondit pas. Il se contenta de bourrer sa pipe. Longuement, avec méthode. Tout à fait comme s’il avait toute sa vie devant lui pour ça. De leur côté, Bob Morane et ses compagnons le regardaient faire avec impatience. Il leur avait fallu plusieurs jours pour couvrir la distance qui séparait la Zone « Z » de Kuching, et il était probable que, pendant ce temps, la région contaminée s’était encore étendue, suivant une progression géométrique, comme l’avait supposé Bob.

— Je crois qu’il faudrait faire quelque chose, major, risqua Morane.

Bujang avait fini de bourrer sa pipe. Il l’alluma posément, et il allait ouvrir la bouche pour parler, quand le téléphone posé devant lui sur le bureau se mit à sonner. Bujang décrocha et colla l’écouteur à son oreille. Il parla pendant de longues minutes, en malais. Finalement, il reposa le combiné sur sa fourche. Sur son visage sombre, ce n’était plus seulement de la perplexité qui se lisait à présent, mais également de la contrariété.

— Votre histoire paraît se confirmer, commandant Morane, dit-il. D’après ce qu’on vient de me dire, des événements étranges se passeraient dans les Batang-Lupar. Les Dayaks fuient leurs villages devant une menace encore mal définie. Ils parlent de mauvais esprits, d’âmes révoltées, d’un monstre qui dévore tout. Un monstre qui brille comme la lune…

— Le monstre de métal ! triompha Bill.

— Sans doute, sans doute, reconnut Bujang.

Il hésita durant quelques secondes encore, tira deux ou trois bouffées de sa pipe puis, brusquement, il décida :

— Eh bien, vous avez gagné ! Demain, nous irons survoler votre Zone « Z », pour nous rendre compte de l’étendue du danger…

Et il ajouta, en sceptique impénitent :

— Si danger il y a…

 

*

 

L’hydravion survolait à présent la rivière Kapua, à basse altitude. À l’intérieur avaient pris place Morane, le major Bujang qui pilotait, Bill Ballantine et le professeur Evans.

On volait à basse altitude. Un vol sans histoire tout d’abord, avec seulement, sous le ventre de l’appareil, le ruban bleuté de la rivière et, de temps à autre, sur ses rives, un bref espace débroussaillé marquant l’emplacement d’un kampong. Tout autour, jusqu’à l’infini, les moutonnements glauques de la jungle. Puis, très loin sur l’horizon, la ligne de forêts se brisa en dents de scie qui, au fur et à mesure qu’on s’en approchait, paraissaient s’émousser.

— Les Batang-Lupar ! dit Morane. Vous serez bientôt fixé, major Bujang.

On vola pendant quelques minutes encore, sans prononcer la moindre parole. Et soudain, comme l’on franchissait une crête érodée, quelque chose brilla devant l’appareil.

— Un lac ! s’exclama Bujang. J’ignorais qu’il en existât un de cette taille dans cette région…

— Ce n’est pas un lac, fit Morane, mais la Zone « Z ». Ce que vous prenez pour le miroitement de l’eau, major, c’est du métal…

La région contaminée s’était considérablement étendue. Ayant contourné la source du fleuve, elle avait emprisonné les deux rives. Sa superficie devait couvrir à présent plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Bujang, qui volait très bas, n’en croyait pas ses yeux.

— C’est incroyable, murmurait-il. Incroyable…

Presque en rase-mottes, l’hydravion survolait maintenant la Zone « Z », frôlant les cimes des arbres métallisés, plongeant dans des vallées pareilles à des coulées de mercure. Aucune trace de vie nulle part. Dans le ciel, pas un seul vol d’oiseau. Un monde mort. Définitivement, semblait-il.

De la main, Evans montra de longues veines filant en tous sens, comme les rayons d’un soleil. Par endroits, ces veines se rejoignaient pour s’incorporer à la masse de métal, accroître celle-ci.

— Cela continue à s’étendre, constata Evans. Jusqu’à quand ?

— Difficile à dire, fit sombrement Morane. Si l’on ne trouve pas quelque chose pour arrêter la propagation de cette peste, elle risque de gagner toute l’île, pour s’étendre ensuite aux îles voisines, aux continents voisins.

Cette fois, le major Bujang paraissait convaincu.

— Il faut faire quelque chose ! murmura-t-il, les dents serrées. Faire quelque chose !…

— Bien sûr, approuva Morane. Mais quoi ?

L’hydravion, laissant derrière lui la tache brillante du territoire infecté, reprit la direction de la côte.

— Nous allons avertir les autorités, décida Bujang. Donner l’alarme. Peut-être trouvera-t-on le moyen d’arrêter le fléau…

Mais là-bas, derrière l’appareil qui semblait la fuir, l’hydre de métal continuait à dérouler ses tentacules. Mètre par mètre. Kilomètre par kilomètre.