V
Partant de Singapour, le Polaris avait carrément mis le cap en direction de l’est, pour longer les côtes de Bornéo sur une distance de deux cents kilomètres environ. Cette nuit-là, on devait approcher du but. Sans doute, suivant l’appréciation du capitaine, l’atteindrait-on le lendemain, dès l’aube. Smith se tenait sur le pont en compagnie des trois Hénaurmes. Il faisait tiède et un parfum étrange, à la fois subtil et prenant, venait de la côte toute proche.
Un matelot qui passait fit une remarque adressée à Smith.
— Un bateau à bâbord, sir !
Il désignait la silhouette d’une grande jonque qui, lentement, s’avançait par le travers du yacht. Ses voiles de joncs tressés carguées, elle faisait songer à un gigantesque oiseau nocturne posé sur la mer.
— Pas fanal allumé, dit Honk. Ça louche.
— Sans doute cette barcasse est-elle montée par des Dayaks, risqua Smith. Ils ne doivent pas connaître le code maritime, qui interdit de voyager de nuit sans feux de position.
— Les Dayaks n’ont pas de jonques, fit remarquer le marin qui devait avoir pas mal bourlingué. Ils se déplacent en mer sur de grandes pirogues.
— Nous nous méfier, fit Hink.
Et Honk de renchérir :
— Jonque sans feu toujours très mauvais. Elle peut-être transporter armes, ou esclaves, ou drogue…
— Comme si nous, nous étions de petits innocents ! fit Smith comme pour lui-même.
La jonque se rapprochait. Elle n’était plus qu’à quelques encablures du Polaris. À ce moment, une voix se fit entendre, venant de la jonque. Elle disait :
— À l’aide !… Je suis seul ici !… J’ai peur…
— Qu’on éclaire ce rafiot pour se rendre compte ! commanda Smith.
Quelques secondes plus tard, le yacht avait stoppé et le faisceau d’un puissant projecteur éclairait en plein le pont de la jonque. Celui-ci présentait un beau désordre. Partout des hommes étaient étendus, immobiles.
— Aucun d’eux ne bouge, fit remarquer le capitaine, qui s’était approché. Ils doivent être tous morts.
— Eux pourrir, Hink ! fit un des Hénaurmes.
— Ça vrai, fit le deuxième. Malais mauvais chiens. Eux mieux morts que vivants, Hunk !
Et le troisième :
— Et eux mieux pourris que morts. Honk !
L’homme, sur le pont de la jonque, agitait les bras.
— Venez à mon secours, hurla-t-il. Ces cadavres commencent à sentir le chien crevé. Je suis sans eau…
— Vous connaissez la côte ? interrogea Smith en mettant les mains en porte-voix de chaque côté de sa bouche.
— Je la connais, fut la réponse. Ça fait dix ans que je bourlingue dans les parages.
L’homme parlait le pidgin, mais sa voix était franche et ferme. Il avait l’air sincère.
— On va le recueillir, décida Smith.
Les Hénaurmes ne paraissaient pas d’accord, car ils déclarèrent :
— Nous pas Armée du salut. Hink !
— Laisser homme là, pourrir avec les autres. Hunk !
— Pourrir ça bon pour Malais. Honk !
Les Hénaurmes avaient eu une mère chinoise – par contre, ils s’étaient toujours demandé qui était leur père – et les Chinois n’ont jamais aimé les Malais, pas plus que les Malais n’aiment les Chinois.
— Cet homme peut nous servir, décida Smith, s’il connaît les parages aussi bien qu’il le dit. Reste à savoir de quoi sont morts les autres. Si c’est d’une épidémie…
L’agent secret hurla, s’adressant à nouveau au naufragé :
— De quoi sont morts vos compagnons ?
— Nous transportions du riz. Des écumeurs nous sont tombés dessus et ont tué tout le monde. J’ai pu faire le mort…
— Vous connaissez les Dayaks, et en particulier le chef des Ibans ? interrogea Smith.
— Je le connais, assura l’homme. Nous avons bu le choum ensemble… Je pourrais vous recommander à lui…
C’était ce qu’il fallait dire.
— Qu’on lui jette une corde ! ordonna Smith.
La corde fut jetée et, quelques minutes plus tard, la jonque était bord à bord avec le yacht. De près, on pouvait détailler le naufragé. C’était un Malais au crâne rasé, au visage légèrement aplati, ce qui n’avait rien d’étonnant pour un Malais. Il portait une veste de cuir noir, sans manches, d’où émergeaient des bras musclés. Un brassard, de cuir également, enserrait son poignet droit. Il saisit la corde à pleines mains et se mit à se hisser avec l’agilité d’un singe. Ses mouvements possédaient une puissance, une aisance que beaucoup de gymnastes auraient pu lui envier.
— J’avais peur de demeurer à bord avec les fantômes de mes compagnons, dit-il en grimpant. Merci de m’avoir secouru.
Pourtant, quand il prit pied sur le pont du Polaris, son attitude changea soudain. Un revolver apparut dans son poing droit. En même temps, il se précipitait sur Smith pour lui entourer le cou de son bras libre et serrer. L’action avait été menée si rapidement que personne n’avait eu le temps de réagir.
Le revolver s’était braqué en direction des Hénaurmes et des marins tandis que, sous l’étreinte du Malais, Smith étouffait, les yeux déjà révulsés.
— Je suis Guen Hong le pirate, jeta l’homme à la veste de cuir. Que personne ne bouge, sinon votre patron mourra.
Sur la jonque, tous les « morts » s’étaient soudain réveillés. Une bande de diables à demi nus, armés de carabines et de revolvers, certains même de mitraillettes, montèrent à l’abordage. Les matelots du yacht tentèrent bien de résister, mais les assaillants avaient l’avantage de la surprise et ils étaient armés. Et puis, allez tenter quelque chose contre deux douzaines de bêtes sauvages qui n’avaient d’humain que l’apparence ! Les pirates de Guen Hong tuaient aussi facilement qu’ils buvaient leur alcool de riz, c’était connu.
Bientôt, Smith, les Hénaurmes et les membres de l’équipage furent réduits à l’impuissance, tenus sous la menace des armes de leurs adversaires. Longuement, Guen Hong les toisa. Il n’avait plus rien à présent du naufragé quémandeur de tout à l’heure. Une expression de ruse et de haine tenace se lisait sur son visage camard à la peau d’un jaune foncé. Ses petits yeux cruels brillaient sous ses arcades sourcilières proéminentes. On eût dit deux petites bêtes voraces, prêtes à mordre.
Smith tenta de parlementer, mais Guen Hong lui coupa la parole. Désignant les prisonniers, il jeta à l’adresse de ses hommes :
— Enfermez-les à fond de cale !… Nous nous occuperons d’eux plus tard. Peut-être pourront-ils nous servir d’otages. Dans le cas contraire…
Bien entendu, Guen Hong avait parlé en malais, et la plupart des captifs ne durent pas comprendre ce qui se passerait « dans le cas contraire ». Cela valait mieux pour eux. Il y a des circonstances où l’on n’aime pas entendre parler de requins. Ça porte malheur, et pas aux requins.
*
— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer là-haut ? fit Ballantine, arraché de son sommeil. Est-ce que les marins se seraient mutinés sans nous inviter ?
Bob Morane avait entendu lui aussi. Il se dressa sur sa couchette, pour dire :
— Ça m’étonnerait si l’équipage s’était mutiné, Bill. Il doit être bien payé et Smith n’est pas du genre à…
Au-dessus de leurs têtes, le piétinement s’intensifia. Il y eut des cris, un bruit de bousculade.
— De toute façon, reprit Bob, quelque chose de pas naturel se passe là-haut, sur le pont… En plus, on a mis en panne…
— Si on allait jeter un coup d’œil, commandant ?
— Je ne vois pas très bien comment on y parviendrait, bouclés comme on l’est dans cette fichue cabine.
Le géant se mit à rire silencieusement.
— Bouclés ? Suffirait d’un bon coup d’épaule et cette porte…
— Je sais, Bill. Mais tu comptes sans le gars qui est derrière. Il est armé, lui, et les balles perdues ne sont pas toujours perdues pour tout le monde.
— Si on frappait, commandant ? Si on essayait de lier conversation ? Peut-être que le gars nous répondrait et nous dirait ce qui se passe…
— C’est une idée, reconnut Morane.
Il alla à la porte et la frappa du poing en criant :
— Hé, vous, là derrière ! Pouvez-vous nous dire ce qui se passe sur ce rafiot ?
Pas de réponse. Bob insista :
— On ne vous demande pas d’être poli, mais seulement de répondre quand on vous parle. Vous êtes sourd ou quoi ?
Le gardien ne devait pas être sourd. Pourtant, il ne répondait toujours pas.
— On dirait qu’il n’y a personne, risqua Bill.
— Ça m’étonnerait, fit Morane. Smith n’aurait pas couru le risque de nous laisser sans surveillance. N’oublie pas qu’il a affirmé nous connaître de réputation.
— Alors ? interrogea Ballantine.
Morane eut un haussement d’épaules.
— Alors ? Pour tout t’avouer, mon vieux, je suis dans le cirage, comme toi.
Ils demeurèrent un instant silencieux, prêtant l’oreille au moindre bruit.
C’étaient des cris, à présent, qui retentissaient. Des cris, des rires, des chansons venant de l’entrepont.
— On dirait qu’on mène une fête à tout casser, remarqua Bill. Même, si j’en juge aux éclats de voix, ça a l’air de boire sec…
Le colosse eut un geste de contrariété pour achever :
— Et c’est sans moi qu’on boit ! Le comble ! Quand je pense à toute cette bonne gnôle gâchée pour des palais d’amateurs !
Morane ne releva pas le propos, et Bill demeura silencieux, à ressasser son dépit. Dans l’entrepont, les cris et les rires s’intensifiaient. Les chansons bacchiques éclataient de plus belle. Il y eut quelques échos de bagarre aussi, mais de fort courte durée. Ensuite, rapidement, la rumeur décrut pour finir par s’apaiser tout à fait. Ce lut le calme complet. Tout juste entendait-on encore le clapotement des vaguelettes contre la coque.
— On dirait que tout le monde est mort, là en haut, fit Bill.
— En plus, remarqua Morane, les moteurs ont stoppé. Il n’y a pas mal de temps déjà.
— Si c’était réellement une mutinerie ? Tout le monde a peut-être quitté le bateau.
Mettant les mains en porte-voix, l’Écossais se mit à hurler à pleins poumons :
— Hé ! Y a quelqu’un ?
Une fois encore, le silence.
— Nous devrions aller jeter un coup d’œil, décida Morane. Tu t’occupes de la porte, Bill ?
— Plutôt deux fois qu’une, commandant, c’est sûr.
Bill s’approcha de la porte et, saisissant le bec-de-cane, il se mit à le secouer. Au début, le battant résista, ce qui fit dire narquoisement à Morane :
— Décidément, mon vieux, tu déclines. Avant, il t’aurait fallu à peine deux secondes pour venir à bout d’une petite serrure de rien du tout comme celle-ci. Et je viens de compter jusqu’à cinq… Enfin, ça a quelque chose de bon. S’il y avait un garde, avec le chahut que tu fais, il serait déjà intervenu…
La serrure céda avec un claquement sec et la porte s’ouvrit. Dans la coursive, pas la moindre trace de garde.
— Allons voir dans l’entrepont, fit Bob.
Ils longèrent la coursive, sans rencontrer âme qui vive. Mais, quand ils atteignirent l’entrepont, puis le pont lui-même, cela changea. Des corps gisaient partout, entremêlés. Pourtant, parmi eux, Bob et Bill ne découvrirent aucun des matelots du Polaris. Pas de trace non plus de Smith, ni des Hénaurmes. Il s’agissait de Malais et de sang-mêlé. Une horde dépenaillée sur laquelle planaient d’écœurants relents d’alcool. Bill montra les armes qui gisaient près des corps.
— Doit s’agir de pirates, tenta d’expliquer le géant. Z’ont pris le yacht d’assaut puis z’ont découvert la réserve d’alcool et de vin de M. Smith, et ils se sont saoulés à mort. Vous voyez une autre explication, commandant ?
— Aucune, Bill.
Ils étaient sur le pont. Morane se pencha par-dessus la lisse et montra la jonque amarrée au yacht.
— Sans doute les pirates sont-ils venus à bord de cette barcasse, supposa-t-il. Elle a tout à fait le type de l’emploi. Pas de feu, pas de pavillon, pas de nom… Un vrai vaisseau fantôme !…
— Ce que je m’demande, fit Bill en promenant ses regards sur les corps étendus, c’est où sont passés les Hénaurmes et leurs complices. Je ne les vois nulle part…
— Peut-être ont-ils été capturés, dit Morane. Mais nous avons autre chose à faire que de nous occuper d’eux… Allons délivrer Miss Evans, si elle se trouve toujours à bord.
Pendant tout le temps qu’ils mirent pour gagner la cabine où avait été enfermée la jeune fille, ils furent saisis par la crainte qu’elle eût disparu, elle aussi. Il n’en était rien, car quand Bob l’appela, elle répondit aussitôt.
— Tenez-vous loin de la porte, miss, cria Morane. Nous allons l’enfoncer…
D’une seule pesée de sa lourde épaule, Ballantine fit craquer le battant qui se rabattit vers l’intérieur. Joan Evans se tenait au centre de la cabine. On distinguait mal ses traits à cause de la pénombre, mais il était certain que l’inquiétude la rongeait.
— Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle.
Bob la saisit par la main et l’entraîna en disant :
— Nous vous expliquerons plus tard… Venez…
Tous trois gagnèrent le pont où les pirates de Guen Hong continuaient à cuver leur alcool. Morane aida Joan à grimper dans un des canots.
— Dépêchons-nous, fit-il, avant qu’un de ces ivrognes ne se réveille et donne l’alarme.
Bill allait grimper lui aussi dans l’embarcation quand il se ravisa.
— Un moment, commandant. Il me reste quelque chose à faire.
Il s’éloigna pour revenir quelques minutes plus tard, les bras chargés de carabines, de revolvers et de cartouchières. Il tendit le tout à Morane.
— Prenez ça. On ne sait jamais. Ça pourrait servir.
Les armes furent déposées au fond de l’embarcation et celle-ci fut mise à l’eau. Morane et Bill prirent les avirons et se mirent à souquer ferme. Bientôt, le yacht et la jonque ne furent plus que deux silhouettes découpées en noir sur le bleu sombre de la nuit. Personne n’avait tenté d’empêcher les fuyards de s’éloigner.
— Nous allons commencer par gagner la côte, décida Morane. Ensuite, Miss Evans, nous essayerons de rejoindre votre père…
La jeune fille sourit, ou tout au moins elle dut sourire, car l’éclat de ses dents blanches brilla dans la pénombre.
— Cela fait deux fois que vous m’aidez à échapper à mes ennemis, dit-elle. Vous pouvez m’appeler Joan.
— Rien de tel qu’un bon coup de Trafalgar pour rapprocher les êtres, rigola Bill.
Mais Joan Evans ne semblait pas avoir entendu. Elle avait sursauté et, tendant le bras devant elle, elle cria :
— Là-bas, regardez !
Bob et Bill se retournèrent. Une demi-douzaine de grandes pirogues avaient quitté le rivage et convergeaient vers le canot. Des hommes à demi nus les montaient et, dans la demi-obscurité, trouée par les rayons de la lune, on pouvait voir briller leur peau couleur de cuivre.
— Les Dayaks ! constata Morane. Ils viennent vers nous !
Dans la voix du Français, il n’y avait pas d’angoisse, mais pas d’allégresse non plus. Les Dayaks ! Ça pouvait vouloir tout dire. Le meilleur. Ou le pire.