XI

 

Penchés au-dessus de l’à-pic, Bob Morane et Joan Evans observaient les trois Hénaurmes qui barbotaient dans la rivière, telles de monstrueuses grenouilles maladroites. L’un d’eux brandit le poing dans leur direction et hurla :

— Nous retrouver vous !… Hink !

— Nous vous découper vivants !… lança le deuxième. Hunk !

— Nous vous donner à manger aux vautours !… compléta le troisième. Honk !

— Nous en reparlerons quand vous serez secs, lança Bob Morane avec bonne humeur, et je ne crois pas que ce sera pour aujourd’hui…

Tandis que les trois bibendums continuaient à vitupérer en essayant de lutter contre le courant, Morane dit à l’adresse de Joan :

— Pour pouvoir prendre pied, ils devront nager loin vers l’aval. De notre côté, nous allons marcher en direction de l’amont…

Cet intermède avait permis à la jeune fille de se reposer un peu. Ils se mirent en marche le long de la rive, à contresens du courant, sans se soucier des malédictions que les Hénaurmes continuaient à leur adresser, malédictions qui bientôt d’ailleurs devaient s’estomper, puis mourir avec l’éloignement.

Quelques kilomètres plus loin, ils découvrirent un gué.

— Nous allons passer ici, dit Morane. Le camp doit se trouver sur l’autre rive…

À vrai dire, il n’était certain de rien. Au cours de leur fuite, il s’était orienté de son mieux, mais il n’était plus certain à présent d’avoir suivi la bonne route. En voulant contourner le camp, il pouvait l’avoir perdu.

Le gué fut franchi et la marche reprit à travers la jungle. Au fur et à mesure qu’ils progressaient, Bob se sentait de moins en moins sûr de lui. Il regrettait que les hommes de Smith, en le fouillant, se fussent emparés de la petite boussole qui ne le quittait jamais. Pourtant, il ne pouvait rien contre cela.

Durant une nouvelle heure, ils marchèrent sans forcer l’allure afin d’économiser leurs forces.

Brusquement, Morane s’arrêta, prêtant l’oreille.

— On dirait que quelqu’un approche, murmura-t-il.

Ce n’était peut-être qu’une impression provoquée par la fatigue, mais ses sens aiguisés de batteur d’estrade le trompaient rarement. Et cette fois encore, ils ne l’avaient pas trompé. Une silhouette apparut entre les arbres. Un homme à la peau cuivrée, à demi nu. Un Dayak que Morane reconnut aussitôt.

— Awat ! lança-t-il.

Le tomonggong des Dja-Dja l’avait reconnu, lui aussi.

— Tuan Bob !

Alors Morane se souvint que, quand ses amis et lui avaient été faits prisonniers par Smith et ses complices, Awat était demeuré à l’écart. Ensuite, il avait disparu. Awat en personne devait fournir une explication à cette disparition.

— Pendant que les mauvais Blancs s’occupaient de vous, dit-il, eux pas faire attention à Awat. Awat réussir à se cacher sans être aperçu. Plus tard, Awat se mettre à la recherche de tuan Bob pour l’aider. Lui perdu sa trace, puis retrouvé…

— Il nous faut regagner le camp au plus vite pour libérer mon père, intervint Joan.

— Et Bill également, ajouta Morane. J’espère qu’il ne leur est rien arrivé de fâcheux.

Awat secoua la tête avant d’affirmer :

— Eux en bonne santé, mais camp très loin…

— Pourtant…, protesta Bob.

— Tuan Bob tourner en rond, coupa le Dayak. Nous aller camp, mais plus tard. Avant, Awat montrer quelque chose à tuan Bob et à tuan miss.

— Nous montrer quoi ? s’enquit Bob.

— Awat trouver étrange chose dans la jungle, répondit simplement le Dayak. Mauvais esprits sont venus.

Pendant quelques instants, Bob considéra l’indigène avec circonspection. Awat était peut-être superstitieux, comme tous les Dayaks, mais il ne parlait jamais pour ne rien dire. S’il affirmait que de mauvais esprits s’étaient manifestés, c’est que quelque chose d’insolite devait se passer.

— De quels mauvais esprits s’agit-il ? demanda Joan.

Cette fois, Awat se contenta de répondre :

— Vous suivre Awat… Awat va vous montrer.

Tout en parlant, il s’était détourné pour se mettre en marche. Bob et Joan eurent beau l’interroger, ils ne réussirent pas à en tirer la moindre explication. Awat se taisait, et ils durent se contenter de le suivre.

Au fur et à mesure de l’avance, Morane avait la sensation de reconnaître les lieux.

— J’ai l’impression d’être déjà passé par ici, fit-il.

— On dirait même que nous nous retrouvons dans les parages de la Zone « Z », renchérit Joan.

Une colline fut contournée et Bob constata :

— Nous ne devons pas être loin de l’endroit où Smith est tombé. Je reconnais cette sente. C’est celle que nous avons suivie pour fuir.

Ces suppositions devaient se révéler exactes. Un corps gisait non loin de là, étendu sur le dos, immobile. Joan étouffa une exclamation.

— Smith !… C’est Smith !…

C’était bien Smith, en effet. Il était demeuré dans la même position que celle dans laquelle Morane et la jeune fille l’avaient laissé quand ils s’étaient écartés du groupe formé par les Hénaurmes et les marins du Polaris. Mais les Hénaurmes n’étaient plus là ; quant aux marins, ils avaient disparu, eux aussi.

— C’est bien l’endroit où nous avons laissé Smith, dit Morane. Et c’est bien de Smith qu’il s’agit, à part que…

— On dirait une statue de métal, glissa Joan.

— Plutôt un gisant, corrigea Bob.

Ils s’étaient approchés, pour constater que l’incroyable s’était changé en réalité. Il s’agissait bien de Smith, du corps, du visage, des membres, des vêtements de Smith. Pourtant, ce n’était plus vraiment un visage ni un corps, ni des membres, ni des vêtements. Tout cela avait pris un éclat uniformément brillant. Brillant comme de l’aluminium poli.

Morane s’était penché.

— C’est bien du métal, conclut-il. Pas de doute. Le cadavre de Smith a été changé en métal !

Joan voulut tendre la main, s’assurer que ses sens ne la trompaient pas, mais Bob l’en empêcha.

— Non, conseilla-t-il, n’y touchons pas. Inutile de courir de risques.

— Comment un tel phénomène a-t-il pu se produire ? s’effara Joan.

— Rappelez-vous, fit Morane. Une goutte de métal liquide a giclé sur la main de Smith. C’est tout de suite après qu’il s’est senti mal et qu’il est tombé. Voilà pourquoi il vaut mieux que nous ne le touchions pas.

Prudemment, Awat se tenait à l’écart. La peau cuivrée de son visage tournait à l’olivâtre. Il blêmissait. Avec entêtement, il répétait :

— Mauvaise sorcellerie… Ça très mauvaise sorcellerie…

Peut-être était-ce là une explication fort simpliste, mais elle en valait une autre. Un homme qui se changeait en métal, qu’est-ce que ça pouvait bien être, sinon de la sorcellerie ?

 

*

 

Sans chercher à comprendre, Bob Morane et Joan Evans étaient demeurés immobiles durant de longues minutes, comme fascinés par ce qui restait de cet homme qu’ils avaient vu en vie peu de temps auparavant. Alors, il était fait de chair. À présent, il était inerte et fait de métal. C’était autre chose que la mort pure et simple. Pire que la mort.

Le chef des Dja-Dja troubla cette contemplation stupéfiée.

— Awat a trouvé ceci en suivant la piste de tuan Bob… Awat a découvert encore autre chose…

— Quoi ? interrogea Morane.

— Tuan Bob et tuan mademoiselle suivre Awat, répondit simplement le Dayak.

Il se détourna, et Bob et Joan lui emboîtèrent le pas.

Ils ne furent pas long à comprendre. Awat les menait vers l’endroit où gisait la fusée. Bientôt celle-ci apparut, tache brillante parmi la végétation. Pourtant, au fur et à mesure qu’on s’en approchait, et que les détails se précisaient, on se rendait compte qu’elle s’était considérablement transformée encore. Ce n’était plus à présent qu’une masse de métal en partie liquéfiée et qui avait coulé de toutes parts. Le corps de l’engin lui-même se trouvait à présent au centre d’une mare métallique qui allait sans cesse en s’élargissant.

En s’approchant davantage encore, Bob et Joan devaient se rendre compte que tout, autour de la fusée, s’était comme changé en métal. Des arbres de métal, des herbes de métal, ou tout au moins qui en avaient l’aspect.

— Mieux vaut nous arrêter ici, expliqua Morane quand ils ne furent plus qu’à une dizaine de mètres. L’exemple de Smith doit nous rendre sages.

— On dirait qu’elle a fondu littéralement, dit Joan en désignant ce qui restait de la fusée. Tout ce que son métal a touché semble changé en ce même métal.

— Comme pour Smith, compléta Morane.

Il s’interrompit durant quelques instants pour s’abîmer dans la contemplation du phénomène, puis il reprit :

— Cela peut paraître extraordinaire, et c’est effectivement extraordinaire. De la sorcellerie, comme dit Awat ? Non… Je crois avoir trouvé une explication rationnelle à ce prodige. Nous savons que, pour construire la fusée, on a synthétisé un métal venu des lointains espaces interstellaires. Il est probable qu’il a trouvé dans notre atmosphère, et sans doute plus particulièrement dans cette jungle humide et chaude, des conditions à la fois physiques et chimiques qui ont transformé sa structure moléculaire. Cela l’a non seulement fait passer de l’état solide à l’état pâteux, mais encore lui a donné la propriété de transmuter en sa propre matière tout corps entrant en contact avec lui.

De la main, Joan montra un point où le métal pâteux coulait dans leur direction, un peu comme une eau.

— On dirait que le phénomène s’amplifie…

— Exact, approuva Bob. Cela progresse de tous côtés et s’étend à la façon d’une tache d’huile.

— Croyez-vous que ce phénomène va continuer à s’amplifier, Bob ? s’inquiéta Joan.

Morane demeura pensif, puis il secoua la tête.

— Je n’en sais rien. L’avenir seul nous l’apprendra.

L’inquiétude creusait son front d’une ride verticale, juste entre les sourcils. Il se secoua.

— Le plus pressé pour l’instant, dit-il, est de délivrer Bill et votre père…

Il se tourna vers le tomonggong des Dja-Dja et demanda :

— Awat pourra-t-il nous guider jusqu’au camp ? Il nous faudrait faire un grand détour afin de surprendre Guen Hong et ses pirates.

— Awat vous conduira, assura le Dayak.

Avec un tel guide, Morane savait que, cette fois, ils ne courraient plus le risque de s’égarer. En véritable enfant de la nature, Awat pouvait, lui, s’orienter avec précision sans boussole.

Ce fut donc sans la moindre appréhension que Bob et Joan s’élancèrent sur les talons du Dayak. Celui-ci allait vite, sans jamais regarder le ciel, sans jamais chercher le moindre point de repère. D’abord, tout se passa bien. On franchit une large zone couverte de forêts. Plusieurs collines furent contournées. Finalement, on atteignit un étroit plateau tapissé d’une herbe courte et drue. À part cette herbe, peu de végétation, sauf des bouquets d’une plante aux feuilles trilobées et tachetées de rouge.

Au moment de s’engager sur le plateau, Awat marqua une hésitation, au point que Bob ne put s’empêcher d’interroger :

— Que se passe-t-il ?

Le Dayak hocha la tête, pour répondre :

— Awat pas savoir. Jamais venu par ici. Awat sentir comme un danger.

Durant quelques minutes, Morane inspecta les alentours. Tout paraissait tranquille. Aucun ennemi ne pouvait s’abriter derrière les arbustes aux feuilles tachetées. Le silence était total. Trop total, peut-être.

— Continuons, décida Bob.

Ils s’engagèrent sur le plateau et, en effet, aucun ennemi ne se manifesta. Personne ne se cachait derrière les arbustes. Pourtant, Morane fit une remarque. Aucun reptile, aucun insecte ne se faufilait parmi les herbes basses, aucun oiseau ne sillonnait le ciel. Et toujours ce silence !

Il y avait plusieurs minutes à présent qu’ils marchaient quand, soudain, Joan s’immobilisa. On eût dit qu’elle faisait des efforts pour déglutir. Sa main se serrait contre sa poitrine comme si elle eût voulu chasser une angoisse envahissante.

— Je ne sais pas ce qui me prend, murmura-t-elle. J’ai peur, sans savoir exactement pourquoi.

Elle avait crispé son autre main sur une feuille tachetée de rouge, feuille d’un des arbustes à proximité duquel elle se trouvait et, d’une saccade, elle l’arracha. On avait l’impression qu’elle agissait par simple réflexe, sans commander son geste.

— J’ai peur, gémit-elle encore. J’ai peur…

La même sensation pénétrait Morane. Il avait beau essayer de se raisonner, c’était en vain. Il sentit la sueur perler à son front, dégouliner le long de ses joues, dans son cou. Une terreur abjecte, irraisonnée, l’envahissait.

— Moi non plus, je ne sais ce que j’ai, éructa-t-il. Je suis comme vous Joan… J’ai peur… Peur…

Et, tout à coup, Awat poussa un hurlement de terreur. Il tourna les talons et détala droit devant lui. À leur tour, Bob Morane et Joan Evans se mirent à fuir sans pouvoir s’arrêter. Poussés aux épaules par une épouvante qui les submergeait.