XV
Les trois Hénaurmes tiraient maintenant une drôle de tête. Leurs visages ressemblaient de plus en plus à du saindoux en train de fondre, et il était évident qu’avec les pointes des sagaies qui leur piquaient le gras du dos, ils n’en menaient pas large.
Bill Ballantine était allé ramasser une des carabines jetées par les pirates de Guen Hong, et il la braquait maintenant vers les jumeaux.
— Le commandant vous a ordonné de jeter vos armes, dit-il. Mieux vaut obéir, mes gros lapins.
Les bibendums crurent bon cependant de protester encore.
— Vous pas respecter règles du jeu… Hink ! fit le premier.
Et le second déclara, assez ingénument :
— Nous nous plaindre à notre gouvernement… Honk !
Quant au troisième, il mit le comble au ridicule de la situation en disant :
— Vous agir contre droit des gens… Hunk ! Gouvernement à nous demander intervention de l’O. N. U.
Bill ne trouva rien à répondre. Le rire qui le tordait lui coupait littéralement le souffle, le privait de tous ses moyens, au point qu’un enfant de dix ans aurait réussi à le jeter à terre d’une chiquenaude. Mais Bob, lui, avait réussi à garder une partie de son sang-froid.
— Pour commencer, fit-il remarquer, pour avoir un gouvernement, il faudrait que vous ayez une nationalité. Or, je vous en connais une bonne demi-douzaine, et il est probable qu’aucune de celles-là n’est la bonne.
— Juste, approuva Bill qui, peu à peu, parvenait à maîtriser sa gaieté. Vous êtes de ces types qui sont nés dans le Transsibérien, dans un wagon de marque française, monté sur des roues russes et tiré par une locomotive anglaise. Une mère américaine, un père chinois, un grand-père scaphandrier et, comme grand-mère, une brouette de terrassier…
Une telle énumération pouvait paraître cocasse, mais elle illustrait parfaitement la situation internationale des trois frères. Ceux-ci comprirent d’ailleurs qu’il valait mieux ne pas insister dans cette voie. Ils se contentèrent donc de maugréer entre leurs dents :
— Vous triompher maintenant, mais bientôt nous nous venger… Hunk !
— Vengeance sera terrible… Hink !
— Vous regretter d’être nés… Honk !
— Vous avez déjà parlé comme ça quand vous pataugiez dans la rivière, remarqua Morane. Voyez où cela vous conduit !
Et le Français enchaîna, s’adressant en même temps à Guen Hong et à ses pirates ainsi qu’aux marins du Polaris :
— Nous allons vous attacher et emporter vos armes. De cette façon, nous n’aurons plus rien à craindre de votre part. Bien sûr, vous finirez par vous libérer, mais nous serons loin alors. Et puis, sans armes, vous ne pourrez rien contre nous.
Un quart d’heure plus tard, les trois Hénaurmes et leurs complices étaient soigneusement ligotés. Bill lui-même avait serré les nœuds et il n’y était pas allé de main morte. Il faudrait assurément plusieurs heures aux prisonniers pour se libérer et alors, comme l’avait dit Bob, ses amis et lui seraient loin. Cependant, comme ils s’apprêtaient à s’éloigner, Guen Hong crut bon de lancer une dernière menace :
— Un jour, je vous retrouverai, maudits chiens !
Une haine énorme passait dans le ton du pirate et il était certain que sa menace ne pouvait être prise aussi à la légère que celles proférées par les Hénaurmes. Ceux-ci, bien que gens de sac et de corde, étaient des outres pleines de vent. Guen Hong, par contre, était un être dur, implacable, prêt à toutes les cruautés, qu’aucune mollesse ne touchait jamais.
En trois pas, Ballantine s’était approché du chef des pirates et l’avait saisi par le col de sa veste de cuir pour menacer :
— Encore un mot, Hong, et je t’écrase ton sale museau…
Le colosse brandissait un énorme poing sous le nez camus du pirate.
— Laisse tomber, Bill, lança Morane. De toute façon, tu ne frapperais pas un adversaire réduit à l’impuissance. Tu as toujours eu une grande gueule, mais, dans le fond, tu es un tendre et rien d’autre.
Le poing de l’Écossais retomba.
— Ouais, maugréa-t-il, une grande gueule, un tendre. Devrais cesser de l’être pendant quelques minutes, mais on n’se refait pas !
Il tendit un doigt épais vers Guen Hong et crut bon encore de menacer :
— N’empêche que si j’te retrouve, toi, j’te conseille fort d’avoir encore les mains liées…
— Allons-y, intervint Bob. Nous n’avons que trop perdu de temps…
La petite troupe, guidée par les Dayaks, se détourna et s’éloigna à travers la jungle. Au bout de quelques minutes, Morane remarqua, à l’adresse d’Awat qui marchait à ses côtés :
— Nous n’allons pas en direction du kampong ?
Le Dayak secoua la tête.
— Kampong plus tard, dit-il. Avant, Awat montrer très mauvaise chose à tuan Bob. Très, très mauvaise chose…
La main du tomonggong des Dja-Dja indiquait une direction précise : celle de la Zone « Z ».
*
— Impossible, avait murmuré le professeur Evans. Impossible…
On avait atteint la Zone « Z », mais nulle part on n’apercevait la fusée. À sa place, une vaste tache brillante, large de plusieurs centaines de mètres, où tout n’était que métal. Les herbes, les arbustes, les arbres changés en métal. Des herbes, des arbustes, des arbres de métal. Et cela gagnait à vue d’œil, jetait des tentacules en tous sens, des tentacules qui se rejoignaient, se confondaient pour former de nouveaux tentacules. Un brin d’herbe était touché : il se changeait en métal. Un arbuste était touché : il se changeait en métal, branche par branche. Et il en allait de même pour les arbres qui, lentement, sous les yeux des voyageurs, se transformaient.
Aujourd’hui, la zone infectée couvrait une surface d’un mile carré. Demain, elle couvrirait deux miles carrés. Après demain, quatre miles carrés. Et le troisième jour… Ainsi, sans doute, suivant une progression géométrique.
— Tout se passe bien comme je l’avais pensé, fit Morane d’une voix blanche. Ce métal venu d’un monde lointain a acquis, probablement au contact de notre atmosphère terrestre, la propriété de transmuter en sa propre matière tout corps avec lequel il entre en contact.
— Croyez-vous que cela puisse s’étendre encore, Bob ? interrogea Joan.
— Je n’en sais rien, répondit Morane avec un geste vague. On ne peut préjuger de l’avenir. Pourtant, en jugeant d’après ce que nous avons sous les yeux en ce moment, il est évident que le processus s’accélère.
— Il faut prévenir les autorités au plus vite ! dit Evans.
— Aucune hésitation à ce sujet, approuva Bob. Nous devons joindre Kuching aussi rapidement que possible. Jeter l’alarme. En brûlant les étapes, il ne nous faudra que quelques jours.
— Et les Hénaurmes ? s’enquit Bill, qui n’avait pas la rancœur tenace. Et Guen Hong et ses pirates ?
— Ils réussiront à se libérer bien avant que la nappe de métal ne les atteigne, répondit Bob.
Il haussa les épaules, et enchaîna après un bref silence :
— Et puis, nous avons bien à nous soucier d’eux pour le moment ! Mettons-nous en route pour la côte sans tarder…
Tous se détournèrent et se mirent en marche rapidement, toujours guidés par les Dayaks qui se taisaient, en proie à une terreur superstitieuse.
Derrière eux, ce poulpe de métal, qui lançait ses tentacules en tous sens, rongeait la nature comme un chancre.
Restait à savoir s’il existait un remède pour l’enrayer.