VI
À présent, les passagers du canot pouvaient nettement distinguer les grandes pirogues. Elles étaient au nombre de six, chacune conduite par une dizaine de pagayeurs. La plus grande montrait une haute proue sculptée, ce qui laissait à supposer qu’il s’agissait là de l’embarcation d’un chef. Et, en fait, un homme se tenait à l’avant. Très droit. Il ne pagayait pas et, contrairement aux autres Dayaks qui étaient à demi nus, il portait, lui, une sorte de tunique en batik bariolé. Son turban était fait de même tissu.
Jusque-là, cet homme n’était qu’une silhouette. Une silhouette que, cependant, Morane et Ballantine crurent reconnaître.
— Croyez-vous, commandant, que ce serait… ? commença Ballantine.
— Kayan ? fit Bob. Le tomonggong des Ibans ?… Nous allons bien voir…
Les pirogues étaient à présent toutes proches. La silhouette de l’homme à la tunique de batik se précisait. Morane lança dans sa direction, en pidgin :
— Si vous êtes Kayan, nous sommes des amis… Souvenez-vous : tuan Bob et tuan Bill.
Le visage du chef se tourna vers eux, et la lune l’éclaira en plein. Un visage ridé par les intempéries, mais aux chairs encore fermes. Ce n’était plus un jeune homme, mais c’était encore un homme jeune. Il parla à son tour, répondant aux paroles de Morane, non pas en pidgin, mais dans un anglais presque correct :
— Je suis bien Kayan et vous êtes bien mes amis, tuan Bob et tuan Bill…
La grande pirogue et le canot étaient maintenant bord à bord. Les mains de Morane, de Ballantine et du chef dayak se tendirent, se serrèrent.
— Kayan est heureux de revoir tuan Bob et tuan Bill, fit le tomonggong.
— Et nous sommes heureux de vous revoir, Kayan, fit à son tour Morane.
Bill ajouta :
— Très heureux de vous revoir, Kayan… J’espère que vous avez toujours en réserve de ce bon choum de jadis…
Kayan se mit à rire.
— Je m’aperçois que tuan Bill n’est pas guéri de ses vices, remarqua-t-il. Il sait toujours apprécier les bonnes choses.
— Et comment ! approuva Ballantine. Tuan Bill est même grand connaisseur.
Les pirogues entouraient maintenant le canot. Il était évident qu’en cas de conflit, Bob, Bill et Joan n’auraient pas réussi à fuir. Mais il n’était pas question de conflit, car sur les visages des Dayaks, seule l’aménité se lisait. Des sourires les éclairaient et les kriss demeuraient au fourreau.
De la main, Morane désigna le yacht et la jonque, toujours immobiles au large, sur la mer calme. Attachés l’un à l’autre, ils offraient un étrange contraste : d’un côté, la technique moderne, de l’autre la vieille tradition. Cet accouplement avait quelque chose de monstrueux, de sinistre aussi, comme s’il faisait planer une menace.
— Nous étions prisonniers à bord d’un de ces bateaux, expliqua Morane à l’adresse de Kayan. Nous avons réussi à fuir et nous nous proposions d’atteindre la côte pour nous mettre à votre recherche, quand c’est vous qui nous avez trouvés.
Pendant que Morane parlait, le tomonggong avait considéré les deux vaisseaux tout en hochant la tête.
— Je ne connais qu’un de ces bateaux, tuan Bob, fit-il. C’est celui de Guen Hong le pirate… Sa présence est mauvais signe. Très mauvais signe… Regagnons vite mon village…
Encadré par les pirogues, le canot se dirigea vers la côte. Tout d’abord celle-ci, avec les silhouettes élégantes des cocotiers, ne fut qu’ombres chinoises. Puis les détails se précisèrent. Les ombres tournèrent au vert foncé, presque noir, avec, de temps en temps, un bref éclat couleur de malachite.
L’estuaire d’une rivière s’offrit aux embarcations qui, la pirogue de Kayan en tête, s’y engagèrent après avoir franchi une petite barre laquelle heureusement, n’offrit aucune difficulté. Un naufrage dans l’estuaire d’une rivière, à Bornéo, est en effet toujours chose dangereuse à cause des crocodiles géants qui y trouvent refuge.
On pagaya et on rama sur une distance d’un kilomètre environ le long du fleuve. Puis, sur la gauche, le kampong s’offrit : quelques « grandes maisons » construites au bord d’une plage et cernées de palmes. Ces « grandes maisons », au nombre d’une douzaine, étaient construites sur pilotis et des poteaux sculptés en gardaient les portes.
Un quart d’heure plus tard, Bob Morane, Bill Ballantine et Joan Evans étaient assis à même le sol autour d’une table basse, en compagnie de leur hôte, dans la maison où Kayan vivait avec sa famille qui, comme toutes les familles dayaks, était fort nombreuse. Tous les habitants de la case avaient continué à dormir, étendus sur leurs nattes. Seules quelques jeunes femmes à la beauté sculpturale, drapées dans des sarongs, s’étaient levées pour apporter des mets. Kayan s’était assis à un des bouts de la table et, pendant que ses hôtes dévoraient viandes et fruits sans faire montre de la moindre honte, il expliquait :
— Hier soir, un des guetteurs qui surveillent sans cesse le large a aperçu les deux bateaux. Il a reconnu la jonque de Guen Hong. Alors, nous avons profité de la nuit pour aller nous rendre compte, et c’est ainsi que nous vous avons rencontrés…
Rapidement, tout en continuant à manger, Morane raconta au tomonggong à la suite de quelles circonstances ses amis et lui étaient parvenus là. Il dit aussi que Joan était la fille du professeur Evans qui, en principe, devait s’être enfoncé vers l’intérieur, en direction des monts Batang-Lupar. S’il en était ainsi, le chef des Ibans qui régnait sur toute cette région de la côte du Sarawak, devait avoir connaissance du fait.
De la tête, Kayan approuva.
— Le tuan Evans est passé par ici, affirma-t-il. Voilà dix jours, il est parti pour les Batang-Lupar. C’est moi qui lui ai fourni des pagayeurs pour remonter la rivière jusqu’au territoire des Dja-Dja.
— Il faut le rejoindre pour l’avertir du danger qu’il court ! intervint Joan.
— Votre père ne risque rien pour l’instant, assura Morane. Smith et ses complices ont bien assez d’ennuis… Quant aux Dja-Dja, dont je connais le chef, il y a moyen de s’arranger avec eux, à condition de faire preuve d’un certain doigté.
— Et puis, de toute façon, intervint Bill après avoir vidé consciencieusement sa calebasse d’alcool de riz, il sera temps de songer aux choses sérieuses demain. Pour l’instant, finissons de manger. Toutes ces émotions mont creusé l’appétit… Ensuite, un petit roupillon ne nous fera pas de mal…
C’était l’évidence même. Le repas terminé, trois nattes furent étendues dans le coin des invités : une pour Bob, une pour Bill, une pour Joan. Depuis longtemps, les Dayaks avaient résolu le problème de la vie communautaire. Par une « grande maison » qui se composait d’une vaste salle où régnait une propreté méticuleuse et où toute une famille, y compris tantes, oncles, neveux et nièces, vivait en parfaite entente, sans que la moindre cloison soit nécessaire.
*
Le lendemain devait apporter de mauvaises nouvelles aux hôtes de Kayan. Tout le monde avait fait ses ablutions dans un petit arroyo à l’eau limpide, où les grands crocodiles marins n’avaient pas accès, et on s’en revenait vers les cases, quand un Dayak de garde à l’entrée du fleuve rejoignit le village en annonçant :
— Guen Hong !… Il arrive !…
— Où est-il ? interrogea Bob. Ses hommes et lui ont-ils déjà mis pied à terre ?
Le guetteur secoua la tête.
— Non, répondit-il. Sa jonque approche de la côte en même temps que le grand bateau blanc.
Le grand bateau blanc ! Ce ne pouvait être que le yacht. Déjà, Kayan entraînait ses hôtes à travers la brousse clairsemée.
— Allons voir, avait décidé le tomonggong. Il nous faut prendre nos précautions avant que les pirates de Guen Hong ne débarquent.
Il fallut à peine quelques minutes à Bob, Bill, Joan et le chef pour, longeant une étroite sente qui serpentait entre les cocotiers, atteindre la côte elle-même. Là, tapis parmi les broussailles et les rochers, ils durent se rendre à l’évidence. La jonque n’était plus qu’à quelques encablures de la côte. Le yacht l’avait suivie jusque-là, mais, à cause de son tirant d’eau supérieur, il avait dû jeter l’ancre, car il demeurait immobile.
— Pas d’erreur, c’est bien Guen Hong, conclut Morane.
— Et le Polaris, compléta Bill. Pour arriver jusqu’à l’endroit où ils se trouvent, les deux navires ont dû naviguer de conserve. Je me demande bien ce que cela signifie.
— Rien de bon sans doute, dit Joan. Qu’en pensez-vous, Bob ?
Morane fit la grimace.
— Je pense comme vous, petite fille : rien de bon, et c’est un euphémisme.
— Si Guen Hong vous trouve ici, intervint Kayan, ce sera très mauvais pour tout le monde. Vous devez vous cacher… Je connais un endroit…
Le chef mena les Européens jusqu’au pied d’un arbre gigantesque s’élevant non loin du village, mais à une assez grande distance cependant pour qu’on ne pût rien remarquer de ce qui se passait dans ses frondaisons. L’escalade du tronc était rendue relativement facile par la présence des lianes qui l’entouraient comme d’une résille, et ce fut sans trop de difficultés que Bob, Bill et Joan purent se hisser jusqu’à la première fourche.
D’où ils se trouvaient, les deux amis et leur compagne pouvaient voir tout ce qui se passait dans le village, sans risquer d’être aperçus eux-mêmes, non seulement à cause de la distance, mais aussi du fait qu’ils se dissimulaient dans l’ombre du feuillage.
— Ici, nous sommes momentanément en sécurité, constata Bob quand Kayan se fut éloigné. En plus, nous pourrons tout voir sans risquer d’être vus.
Bill Ballantine était assis sur une grosse branche, les jambes ballant dans le vide.
— Ce que je m’demande, fit-il, c’est ce que les pirates peuvent bien vouloir à Kayan. En tout cas, la jonque et le yacht avaient l’air de faire bon ménage. On aurait dit un couple de jeunes mariés.
— Un mariage qui ne me plaît guère, fit Joan.
— À moi non plus, dit Morane. Quand deux oiseaux de proie s’accouplent, leurs œufs ne donnent jamais naissance à des colombes.
Cette vérité énoncée, il n’y avait plus qu’à attendre.
Une demi-heure environ s’écoula, puis Bill lança cet avertissement :
— Je crois que le moment d’ouvrir l’œil est venu. Il y a du nouveau…
Un petit groupe d’hommes venait d’apparaître au centre du kampong. Ils étaient huit et, en dépit de la distance, Morane et ses compagnons n’eurent aucune peine à reconnaître parmi eux Guen Hong, Smith et les Hénaurmes. Les trois autres hommes étaient des pirates armés jusqu’aux dents. Au côté, Smith portait un revolver et les Hénaurmes étaient armés de carabines.
— Pas d’erreur, remarqua Ballantine, le mariage est consommé. Smith et Guen Hong ont bien fait alliance, et je suppose que ce n’est pas pour propager la bonne parole.
— Ouais, approuva Bob, les loups ne se mangent pas entre eux. Probablement Smith aura-t-il offert une grosse récompense à Guen Hong pour qu’il lui prête son aide…
Là-bas, une conversation animée semblait s’être engagée entre Kayan d’une part, Smith et Guen Hong d’autre part. De leur perchoir, les trois amis pouvaient suivre les gestes, mais il leur était impossible d’entendre rien de ce qui se disait.
— J’aimerais bien savoir de quoi ils parlent, murmura Bill.
— Et si Kayan nous livrait ? risqua Joan Evans. La promesse d’une grosse récompense…
Mais Morane interrompit la jeune fille.
— Pas question ! Pour les Dayaks, l’hospitalité est une chose sacrée. De plus, Kayan est notre ami et ce mot « ami » garde ici tout son sens.
Pendant un moment, Bob demeura silencieux, surveillant les faits et gestes de Smith et de ses complices. Ceux-ci ne semblaient pas marquer la moindre agressivité à l’égard des indigènes. Il était probable qu’ils ne tenaient pas à leur inspirer trop de méfiance et qu’ils cherchaient à s’en faire des alliés plutôt que des ennemis.
— De toute façon, reprit Bob, nous pouvons faire confiance à Kayan. Quand les palabres seront terminées, il viendra nous en rendre compte.
Les pourparlers furent longs. Pas un seul instant, Kayan ne sembla manifester l’intention d’inviter Smith et ses complices à pénétrer dans sa « grande maison ». Finalement, les visiteurs s’en retournèrent vers le rivage, sans doute dans l’intention de regagner la jonque et le yacht. Dans quel but ? Appareiller ? C’était peu probable.
Après avoir accompli un grand détour à travers la jungle, Kayan devait venir retrouver Morane, Ballantine et Joan. Il se hissa près d’eux et, en quelques paroles avares, il les renseigna :
— Guen Hong et ses complices veulent que je leur fournisse des guides pour les mener jusqu’aux Batang-Lupar. Si j’avais refusé, leurs hommes auraient détruit mon village. Il nous aurait été difficile de résister. La jonque est armée d’un canon.
Dans ces conditions, il était évident qu’on ne pouvait faire grief au tomonggong d’avoir accepté d’aider les forbans. Il était certain, d’autre part, que cette aide n’avait été accordée qu’à contrecœur.
D’ailleurs, Kayan continuait :
— Je suis parvenu à faire patienter Guen Hong, à lui faire croire que je ne pouvais leur fournir des guides avant demain, que ceux-ci étaient pour le moment à la chasse et qu’ils ne rentreraient qu’au soir.
— Bien joué, approuva Morane. Cela nous laisse le temps de voir venir…
— Il faut prévenir mon père, le rejoindre au plus vite ! s’exclama Joan. Ces misérables pensent qu’il veut retrouver la fusée, et ils lui feront un mauvais sort.
— Nous l’avertirons, assura Bob. Si nous partons aujourd’hui encore, nous aurons plusieurs heures d’avance sur Smith et ses truands. Je connais le chef des Dja-Dja. Il nous aidera comme Kayan nous a aidés.
— Sûr, glissa Bill. Mais comment ferons-nous pour entreprendre notre voyage sans canot, sans matériel ? Vous nous voyez voyager dans cette tenue ?
Les deux amis avaient en effet gardé leurs complets de ville. Joan Evans, elle, portait toujours la même petite robe qu’à Singapour. Tout cela un peu défraîchi peut-être, mais ça ne changeait rien à la chose.
Alors, le chef des Ibans intervint :
— Kayan va envoyer un homme sûr acheter des vêtements chez le plus proche commerçant chinois. Une très grande taille pour tuan Bill, une petite taille pour tuan mademoiselle…
— Et une taille « médium » pour tuan Bob, compléta Ballantine. Mais, quand même, que ce ne soit pas trop étroit aux entournures. Il n’a l’air de rien comme ça, le tuan Bob, mais il est plutôt costaud, vous savez…
Le chef des lbans poursuivait :
— Je vous prêterai un canot et des vivres. Vous avez des armes…
— Celles que nous avons « empruntées » aux pirates de Guen Hong ! jubila Ballantine. C’est plutôt une situation réjouissante, s’pas, commandant ?
— Réjouissante est le mot, fit Morane sans marquer cependant la moindre gaieté. On se réjouit comme on peut. Heureusement que nous, nous n’aurons pas besoin de guide pour atteindre le village dja-dja. Nous connaissons la route…
Soudain, une crainte le saisit et il demanda à Kayan :
— Les Dja-Dja ont toujours le même chef ?
L’Iban eut un signe affirmatif, pour dire :
— Oui, tuan Bob. Le tomonggong des Dja-Dja est toujours Awat, et il était vivant il y a encore moins d’une lune, et Awat est jeune…
— Dans le fond, conclut Ballantine avec un grand rire, et en allongeant une claque sur l’épaule de Kayan qui joignit sa gaieté à la sienne, notre mésaventure aura eu cela de bon : nous permettre de retrouver deux vieux amis.
— Bien sûr, fit Morane, cela a du bon. Pourtant, ne faisons pas preuve d’un optimisme exagéré. Il y aura sans doute encore plus d’un coup dur.
Certes, Bob Morane pouvait passer pour un prophète de mauvais augure. Pourtant, il n’était pas de ceux-là qui, à force de regarder une orchidée en gros plan, en oublient de sonder les profondeurs de la forêt ténébreuse qui est derrière.