III
Dans la pièce, il y avait eu un moment de silence. Le nouveau venu s’était avancé de quelques pas. Plusieurs hommes le suivaient. Ils paraissaient sortis directement d’un film de Hollywood, genre Le crime ne paie pas, et ils n’avaient pas l’air de policiers.
Péniblement, Hink, Hunk et Honk se relevaient. Le moins qu’on en pût dire était qu’ils faisaient bien piètre figure. L’homme aux cheveux grisonnants les regardait sévèrement.
— Il me semble que je suis arrivé juste à temps pour réparer vos erreurs, fit-il de sa voix métallique. Plus vous grossissez, moins vous avez de cervelle.
— Mais, chef…, risqua Hunk.
L’autre lui coupa la parole :
— Ne cherchez pas à vous excuser. Vous n’avez pas d’excuses, justement.
Les individus qui accompagnaient l’homme aux cheveux grisonnants braquaient des revolvers en direction de Bob et Bill. L’un d’eux lança à leur intention :
— Levez les bras, vous deux !
Docilement, Bob et Bill obéirent. L’Écossais tenait toujours le revolver de Honk, mais par le canon. Personne ne parut s’en apercevoir, puisqu’un revolver tenu par le canon, c’est censé être aussi inutile qu’une raquette de tennis au cours d’un conflit nucléaire.
Mine de rien, Ballantine avait lancé un rapide regard en direction de Morane, puis un autre regard vers le haut. Il se trouvait juste au-dessous de la lampe. Ça devait vouloir dire quelque chose. Quoi ? Seul, Bob Morane dut le comprendre.
Du menton, l’homme aux cheveux grisonnants désigna Bob et Bill à ses complices, tout en ordonnant :
— Ligotez-moi ces deux intrus !
Bill leva plus haut le bras qui tenait le revolver, et la crosse de l’arme pulvérisa l’ampoule. Aussitôt, ce fut l’obscurité totale.
— À la fenêtre, commandant ! hurla Ballantine en français, peut-être dans l’espoir de ne pas être compris des autres.
Morane était tout près de ladite fenêtre. Il plongea par l’ouverture, pulvérisant ce qui restait du store. Bill plongea tout de suite derrière lui. Presque ensemble, ils firent un roulé-boulé de l’autre côté et se retrouvèrent sur leurs pieds.
— Galopons jusqu’à la bagnole ! lança Morane.
— Et la petite mignonne ? demanda Ballantine. On la laisse en rade ?
— Pas l’temps de nous occuper d’elle pour le moment. On verra plus tard.
Ils se mirent à galoper tandis que, derrière eux, plusieurs coups de feu claquaient, mais ils avaient déjà pris le large.
Quelques secondes plus tard, derrière eux, il y eut un bruit de démarreur.
— La Mercedes ! fit Bill. Ils vont nous poursuivre !
— On aurait dû y penser, dit Morane tout en continuant à galoper. Trop tard pour revenir en arrière !
Par chance, ils avaient pris une sérieuse avance et, pas un instant, la voiture poursuivante ne réussit à les prendre dans le faisceau de ses phares.
La M G était là où ils l’avaient abandonnée, derrière son bosquet. Les deux amis s’y entassèrent et Bob démarra. Le bruit du moteur de la Mercedes se rapprochait.
— Accroche-toi solidement, Bill, recommanda Morane. Va y avoir du sport.
— Ce qui me chagrine, fit Ballantine en revenant à son idée de tout à l’heure, c’est d’abandonner la p’tite aux mains de ces fripouilles.
Sans se soucier des cahots, Morane avait lancé la petite M G le long du chemin de terre. Il crut bon de rassurer son ami.
— Sois sans crainte, mon vieux, nous ne l’abandonnerons pas, la p’tite, comme tu dis. Ce qui compte avant tout, c’est de semer nos poursuivants. Ensuite, on avisera…
La route s’offrait à eux et la M G s’y engagea après un virage acrobatique. La Mercedes atteignit la route tout de suite après. Alors, une poursuite forcenée s’engagea.
Bill remarqua :
— Pourquoi n’êtes-vous pas allé vers la ville, commandant, au lieu de vous en éloigner ?
— Tu vas comprendre, répondit Bob avec un sourire en coin.
En effet, l’Écossais comprit rapidement, quand la chaussée se mit à accomplir de nombreux lacets, plus serrés les uns que les autres.
— Ça y est, je pige ! lança le colosse. Sur ce macaroni, vous êtes champion.
— Tout juste, Bill. Tout juste !
Les lacets favorisaient en effet la petite M G, plus maniable, plus basse que la lourde limousine et, en outre, Bob Morane était passé maître dans ce genre de sport.
Bill Ballantine jubilait.
— Bravo, commandant !… Nous les semons !… Plus vite ! Ça au moins, c’est du sport !… Plus vite !…
— Peux pas, fit Morane calmement. J’ai le pied au plancher.
Sans cesse, la distance augmentait entre les deux véhicules et, quand la première ligne droite fût atteinte, la M G avait pris une sérieuse avance.
— On va reperdre ce que nous avons gagné, maugréa Bill.
Sur la ligne droite, la Mercedes, plus puissante, devait en effet reprendre l’avantage.
— Là-bas, assura Bob, il y a une nouvelle série de tournants. On tâchera d’en profiter au maximum.
Pourtant, le sort ne pouvait continuer à favoriser indéfiniment les fuyards. Il y eut un « bang ! » sonore, quelque chose qui ressemblait à la détonation d’une arme de gros calibre, et la M G se mit à tanguer désespérément et à se balader en zigzag d’un côté à l’autre de la route.
— Un pneu éclaté ! s’exclama Bill. Manque de pot !
Morane, lui, ne disait rien. Il n’avait pas assez de toute son attention, de toute sa maîtrise de pilote pour empêcher le petit véhicule de capoter. Il y parvint non sans peine et, après un ultime coup de volant, un dernier appel de freins, la M G s’immobilisa au travers de la route.
— Ouf ! fit Bob. J’ai bien cru que nous allions prendre notre billet d’entrée pour le paradis des chauffards !
— Bien cru aussi, fit Bill. Mais je crois qu’il serait plus prudent de nous vaporiser à travers la nature.
Bien sûr, c’eût été plus prudent, mais l’avis venait trop tard aussi. Il y eut un violent coup de frein, tout près. Des phares éclaboussèrent de lumière la petite voiture immobilisée. Des portières claquèrent, puis une voix lança :
— Levez les bras, tous les deux ! Et, surtout, pas un geste !
C’était la voix de l’homme aux cheveux grisonnants. Trop élégant, trop racé pour être honnête.
*
Une seconde voiture, à bord de laquelle avaient pris place les trois Hénaurmes, était venue se joindre à la Mercedes. Avec son pneu éclaté, il n’était pas question que la M G puisse repartir. D’ailleurs, avec une demi-douzaine d’armes de toutes sortes braquées sur eux, Bob et Bill ne pouvaient espérer aller bien loin. L’ayant compris, ils avaient préféré mettre pied à terre.
— Sans ce maudit pneu…, commença Bill.
— Console-toi, coupa Morane. Nous avons eu de la chance de ne pas voler dans le décor.
— De la chance, maugréa le colosse. Si vous appelez ça de la chance…
Hink, Hunk et Honk avaient à leur tour mis pied à terre. Joan Evans les accompagnait.
L’homme aux cheveux grisonnants s’était tourné vers Morane et Ballantine pour dire narquoisement :
— Votre fuite a été inutile, vous le voyez bien, puisque nous voilà tous réunis à nouveau.
— Juste, ironisa Bob. Une vraie réunion de famille.
— Et une sacrée famille ! compléta Ballantine. Plus de brebis galeuses que d’enfants de chœur !
— Connaissez-vous ces hommes, Miss Evans ? interrogea l’homme aux cheveux grisonnants.
La jeune fille secoua la tête.
— Je ne les ai jamais vus avant ce jour, assura-t-elle. Tout ce que je sais d’eux, c’est qu’ils sont venus à mon secours.
De l’épaule, Bill poussa légèrement Morane en commentant :
— J’vous ai dit qu’elle avait beaucoup de qualités, cette petite, commandant. Pas menteuse pour un sou, en tout cas.
— Sûr, Bill, approuva Morane. Elle aurait pu dire qu’on était ses fiancés. Moi pour les jours impairs, toi pour les jours pairs. Mais non, elle ne nous connaît pas, tout simplement…
— C’est c’qu’on appelle de la sincérité, hein ?
— Oui, Bill, de la sincérité, et c’est là une belle qualité dans le monde pourri où nous vivons.
En prononçant ces dernières paroles, Morane promenait un regard plein d’équivoque sur les Hénaurmes et leurs complices. L’homme aux cheveux grisonnants ne parut pas se formaliser de cette allusion à peine déguisée. Sans doute en fallait-il beaucoup pour lui faire perdre son sang-froid.
— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il à l’adresse de Bob et de Bill.
— Nos noms ? demanda Bob. C’est ce que vous désirez connaître ?
— Tout juste, messieurs. Vos noms.
Morane eut un geste d’impuissance.
— Comment pourrions-nous ne pas accéder à tous vos désirs, puisque c’est vous qui êtes du bon côté des revolvers… Si vous voulez tout savoir, je me nomme Jéroboam, Ephraïm, Willibrord von Epaminondaslewistrom…
— Et moi, enchaîna Bill, Joselito, Pablocito, Manuelito de Argentino del Parana de America do Sul…
Le géant s’inclina légèrement, la main sur le cœur, et poursuivit, d’un ton faussement bon enfant :
— Mais entre nous, pas de cérémonie… Appelez-moi Jo…
— Eh bien ! voilà, conclut Morane, à votre tour de vous présenter, monsieur…
L’homme aux cheveux grisonnants devait posséder un certain sens de l’humour, car il sourit. Un sourire un peu jaune, peut-être, mais c’était quand même un sourire.
— Moi, c’est… heu… Smith… Ça vous suffit, messieurs ?
— Ça nous suffit, acquiesça Bob. Smith ou Brown, du moment que ça vous plait, on ne voudrait pas vous contrarier pour si peu.
Le sourire s’était figé sur le visage du dénommé « Smith ». Il se tourna vers ses hommes et commanda en désignant les captifs :
— Conduisez-moi tout ce monde à bord du yacht. Peut-être, quand nous serons en pleine mer, se montreront-ils plus bavards.
On s’entassa dans les deux voitures. Bob et Joan dans l’une, Bill dans l’autre, sans doute pour éviter que les deux amis ne tentent quelque chose de concert. Ensuite on roula, toujours en s’éloignant de la ville, sur une distance d’une dizaine de kilomètres. Finalement, les deux véhicules s’engagèrent dans un chemin de terre conduisant à une plage en forme de croissant. Un petit wharf de planches s’avançait dans la mer et un gros canot automobile y était amarré.
Quand les voitures eurent stoppé, on força les prisonniers à descendre et on les poussa vers le wharf. Bob Morane et Bill Ballantine auraient bien voulu tenter quelque chose. Pourtant, c’eût été un suicide. Non seulement ils étaient désarmés, mais une dizaine d’ennemis les entouraient, solidement armés eux. Il leur fallut donc faire contre mauvaise fortune bon cœur et, en compagnie de Miss Evans, de Smith et de ses complices, ils prirent place dans le canot. Aussitôt, celui-ci fila vers le large.
Bientôt, une série de lumières brilla dans la nuit. Puis la masse sombre d’un bateau se découpa sur le bleu de la mer. Au fur et à mesure qu’on s’en approchait, Bob et Bill pouvaient le détailler. Un yacht de belle taille, conçu pour les voyages au long cours. Un vrai joujou de milliardaire.
— J’ai l’impression, commandant, fit Bill, que nous voilà partis en croisière. Ce que je m’demande, c’est à quoi tout cela rime.
— Je n’en sais pas plus que toi, mon vieux, répondit Morane. Mais peut-être Miss Evans en sait-elle davantage là-dessus ?
La jeune fille secoua la tête.
— Je ne puis vous renseigner, dit-elle. Tout ce que je sais, c’est que mon père est parti pour les monts Batang-Lupar, à Bornéo, pour y étudier les mœurs des orangs-outans, et que ça n’a pas l’air de plaire à ces gentlemen.
Elle désignait Smith et ses complices.
Bob et Bill avaient sursauté légèrement et une petite lueur s’alluma dans leurs regards. Une lueur que personne ne put déceler à cause de la nuit.
— Les Batang-Lupar ! fit tout bas l’Écossais. Ça vous dit quelque chose, hein, commandant ?
— Tu parles, si ça me dit quelque chose ! fit à son tour Morane sans élever trop la voix.
Et le mieux c’est que, réellement, ça leur disait quelque chose.