IX

 

Tout à coup, le camp s’était mis à grouiller de vie. Tout d’abord Smith qui braquait un fusil automatique, ensuite les Hénaurmes, puis Guen Hong, suivi de quelques marins du Polaris et d’un groupe de pirates. Quelques Dayaks aussi, mais qui se tenaient prudemment à l’écart.

Le visage crispé par un mauvais sourire, Smith avait jeté à l’adresse de Bob :

— Je suppose, Mr. Morane, que vous ne vous attendiez pas à me revoir de sitôt.

— Évidemment, fit le Français, je ne pensais pas que vous auriez réparé vos canots aussi rapidement. Félicitations, Mr. Smith.

— Je ne me trompais donc pas en supposant que c’était là votre œuvre, dit l’agent secret sans cesser de sourire.

Du canon de son arme, il désigna le professeur Evans.

— Je suppose qu’il s’agit là de notre collectionneur d’orangs-outans ?

Le zoologiste avança d’un pas, pour jeter d’une voix pleine de colère contenue :

— Vous allez m’expliquer, monsieur…

— Laissez tomber, professeur, intervint Ballantine. Ces gens-là ne connaissent qu’un seul langage : celui-ci…

En parlant, le géant avait frappé la crosse de sa carabine.

— Vous avez raison, Mr. Ballantine, fit Smith d’une voix cinglante. Nous ne comprenons peut-être que ce langage, mes hommes et moi, mais n’oubliez pas que, pour le moment, c’est nous qui avons la parole… Si vous jetiez vos armes, gentlemen ?

Durant un bref moment, Morane hésita. Il y avait une balle dans le canon de sa carabine et son doigt était posé sur la détente. Il lui suffirait d’une crispation de l’index pour tuer Smith aussi raide. Mais que se passerait-il ensuite ? Les autres étaient plus nombreux, tous armés et, en voyant leur chef tomber, ils réagiraient aussitôt.

Posément, Bob abaissa le cran de sûreté de son arme, qu’il jeta sur le sol en disant :

— Ça va, Smith, vous avez gagné.

Et il ajouta, pour lui seul : « Pour l’instant, du moins… »

À leur tour, Bill, le professeur et Joan laissèrent tomber leurs armes. Awat se tenait légèrement à l’écart, tout à fait comme si l’affaire ne le concernait pas.

— J’aime les gens dociles ! triomphait Smith.

— Lions bien dressés…, commença un des Hénaurmes.

— … aussi dociles…, enchaîna le second…

— … que chiens fidèles, acheva le troisième.

Tout cela, comme de bien entendu, ponctué de sonores Hink ! Hunk ! et Honk !

De son côté, Smith reprenait :

— Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, n’est-ce pas ? Nous avons profité de votre absence du camp pour nous en rendre maîtres.

— Et mes collaborateurs, que sont-ils devenus ? s’inquiéta Evans.

D’un geste, Smith le rassura.

— Ne soyez pas en peine à leur sujet, professeur. Ils sont sains et saufs. Aucun d’eux n’a été blessé. Ils sont prisonniers sous une tente et bien gardés… Tout ce qu’il vous reste à faire, à présent, c’est nous mener jusqu’à la fusée.

— Pour cela, il faudrait que nous sachions où elle se trouve, fit Bill. On l’a cherchée, mon vieux Brown… heu… je voulais dire Smith, mais nib de fusée ! Autant chercher un bouton de manchette dans la Voie Lactée !

Mais Smith n’était pas dupe.

— Les compagnons du professeur Evans ont parlé, déclara-t-il. Je sais que le chef des Dja-Dja vous a montré le chemin de la Zone « Z ». Alors, inutile de jouer la comédie.

— La comédie, nous ? protesta Ballantine, la main sur le cœur. Jamais on ne se permettrait, Mr. Brown… heu… je voulais dire Smith.

— Et si nous refusons ? interrogea Morane.

— Si vous refusez ? fit Smith. Nous possédons le moyen de convaincre les plus récalcitrants…

Se tournant vers les Hénaurmes, il continua aussitôt :

— N’est-ce pas, mes amis ?

Le même rire béatement grotesque fendit les faces de lune des trois bibendums, qui grincèrent de leur voix de fausset :

— Oui, nous connaître moyens… Hunk !

— Beaucoup moyens même… Hink !

— Et moyens efficaces en plus… Honk !

Guen Hong s’était avancé. Sur son visage camard, on pouvait lire une expression de haine et de cruauté mêlées.

— Peut-être pourrait-on confier prisonniers à Guen Hong ? proposa-t-il ! Guen Hong sait délier langues.

— Brrr ! fit Bill en riant, on est morts de peur, nous ! Hein, commandant ?

— Oui, reconnut Morane avec un sourire. Morts de peur, vraiment…

Pourtant, au fond d’eux-mêmes les deux amis ne se cachaient pas que, si Smith les confiait au chef des pirates, la situation n’aurait rien de bien réjouissant. Eux-mêmes, et peut-être le professeur Evans, réussiraient sans doute à se taire en dépit des toitures, mais il n’en serait pas de même de Joan. À tout prix, il fallait éviter à celle-ci les sévices que le pirate se proposait de leur infliger s’ils ne parlaient pas.

Morane allait ouvrir la bouche, quand Smith intervint :

— Rassurez-vous. Ma méthode à moi n’est pas aussi expéditive que celle dont mes associés pourraient user, mais assurément aussi efficace. Je vais commencer par vous réduire à l’impuissance. Ensuite, tant que vous ne serez pas décidés à parler, vous serez privés de toute boisson et de toute nourriture.

Bill Ballantine éclata de rire, pour lancer en même temps :

— Vous savez, Brown… heu… je voulais dire Smith, nous sommes comme des chameaux : nous vivons sur nos réserves.

Mais la gaieté du géant sonnait faux. Smith dut s’en apercevoir, car il ajouta avec une sombre indifférence :

— Vos réserves ? Peut-être, Mr. Ballantine. Vous êtes assez gras pour cela. Pourtant, elles ne seront pas éternelles, ces réserves.

En dépit de la lueur rougeoyante des torches qui avaient été allumées par les complices de l’agent secret, on put se rendre compte que le visage de l’Écossais tournait au cramoisi. Les poings crispés, il avança d’un pas vers Smith, sans paraître se soucier des armes braquées sur lui.

— Écoutez, sale oiseau, gronda-t-il. Vous pouvez me mettre à la diète jusqu’au moment où les trompettes sonneront. Mais dire que je suis gras, ça, c’est de l’abus ! Tout du muscle que c’est, j’vous dis ! Si vous insistez, je m’en vais vous le prouver…

— Laisse tomber, Bill, intervint Morane. On n’a pas de bonnes cartes en main pour le moment. Attendons la prochaine donne…

Désignant les prisonniers, Smith jeta à l’adresse de ses associés :

— Ligotez-les et enfermez-les. M. Morane et Mr. Ballantine feront sans doute un peu moins les fiers-à-bras quand ils auront la gorge sèche comme de l’étoupe.

Un quart d’heure plus tard, pieds et poings liés, Morane, Bill, Joan et le professeur Evans étaient enfermés à l’intérieur d’une tente. Pendant quelques secondes, du seuil, Smith les considéra narquoisement. Finalement, il se passa la langue sur les lèvres avec ostentation et ricana :

— Vous verrez comme la torture par la soif est chose agréable. En attendant votre décision, je m’en vais déguster un whisky soda bien frais.

L’agent secret disparut. Mais ses dernières paroles semblaient avoir touché Ballantine au vif, car il gémit :

— Du whisky !… Vous avez entendu ce qu’il a dit ?… Il va boire du whisky pendant que nous… C’est pas humain, ça !

— Pas humain ? interrogea Bob. Que tu sois privé de whisky, Bill ? C’est ça qui n’est pas humain ? Au contraire, Smith vient de m’enseigner le seul moyen de t’empêcher de picoler.

— Le pire de tout ça, fit Evans, c’est que ce whisky que va boire Smith, c’est mon whisky. Avouez que pour une punition…

— Bien question d’alcool ! jeta Morane. Probable que, bientôt, nous serons tous heureux de recevoir une goutte d’eau. Bill lui-même…

Près de lui, Morane entendit le léger claquement des lèvres de Joan. On eût dit le bruit d’un baiser, mais ce n’en était pas un. Comme Bob l’avait craint, il était probable que la jeune fille céderait la première.

De toute façon, Smith jouait gagnant.

C’est alors seulement que Morane remarqua qu’Awat avait disparu.

 

*

 

La nuit s’écoula. Puis la journée. Puis une nouvelle nuit.

Sous la tente, la situation était devenue intenable. Depuis plusieurs heures, les prisonniers ne parlaient plus. Tout à fait comme s’ils voulaient économiser leur salive. Quelle salive ? Il y avait longtemps que leurs gorges, leurs bouches étaient sèches.

Comme Bob l’avait prévu, ce fut Joan qui céda la première.

— À boire, gémit-elle. Je n’en puis plus !… À boire !

— Quitte à ruiner ma réputation, fit à son tour Bill, j’avoue que je boirais bien un verre de limonade si l’on m’en présentait.

— J’ai bien peur qu’il nous faille passer par les exigences de ces scélérats, murmura Evans. Nous ne pouvons plus qu’accepter leurs conditions. Je ne puis tolérer que Joan continue à souffrir ainsi.

Morane, lui, ne dit rien. Il se contenta de hurler aussi fort qu’il pouvait, en dépit de sa gorge sèche :

— Smith !… Nous voulons vous parler !…

Vingt secondes plus tard, l’agent secret pénétrait dans la tente. Un marin le suivait, porteur d’un seau et de plusieurs quarts en fer-blanc. Remplissant un quart, Smith en fit couler le contenu de très haut sur le sol.

— Ça va, Smith, grogna Bob. Cessez votre cinéma ! Vous avez gagné. Nous vous conduirons jusqu’à la fusée. Ensuite, vous irez au diable !

Un sourire de triomphe tordait les traits de Smith.

— J’enregistre vos paroles, Mr. Morane, dit-il. Mais n’essayez pas de gagner du temps. Ça ne vous servirait qu’à reculer pour mieux sauter.

— Je ne cherche pas à gagner du temps, protesta Morane. Donnez-nous à boire. À Miss Evans d’abord. Ensuite, nous vous mènerons à la fusée. Vous avez ma parole.

Pendant quelques secondes, Smith considéra Bob avec attention, puis il hocha la tête et lâcha :

— Ça va, Mr. Morane, je vous fais confiance. Je sais que vous appartenez à cette sorte d’hommes assez ridiculement honnêtes pour respecter la parole donnée… Vous allez boire.

Les prisonniers furent tirés hors de la tente, détachés, et chacun reçut un quart. Pendant qu’ils buvaient, Smith les considéra avec une expression d’intense satisfaction. Visiblement, il triomphait. Il crut cependant bon de narguer encore ses victimes, en disant :

— Je n’ai pas eu le temps de faire filtrer cette eau, mais j’ai la certitude que vous la boiriez même si elle avait servi à laver la vaisselle.

Personne ne répliqua, à part Bill qui lança un regard venimeux en direction de l’agent secret, tout en maugréant :

— Vous me payerez ça, Smith. Me faire boire de l’eau ! C’est une chose que je ne pardonnerais à personne, même pas à mon meilleur ami, ce que vous êtes loin d’être.

L’aube était venue. Les prisonniers reçurent à manger et, une demi-heure plus tard, Smith avait réuni une petite troupe composée des trois Hénaurmes, de deux marins du Polaris, de Bob, de Joan et de lui-même. Le professeur Evans et Bill demeureraient en otages au camp, sous la garde vigilante de Guen Hong et de ses pirates.

— Vous nous montrerez le chemin, commandant Morane, décida Smith. Quand vous nous aurez conduits à la fusée, je déciderai de votre sort final…

Morane ne put s’empêcher de remarquer la menace cachée sous ces dernières paroles, et il pensa qu’il faudrait trouver à tout prix le moyen d’échapper à Smith. Pourtant, quand ils eurent pris la route de la Zone « Z », le Français devait se rendre compte que ses amis et lui parviendraient difficilement à tromper la surveillance dont ils étaient l’objet. Smith et ses complices les suivaient à quelques pas, sans jamais cesser de les tenir sous la menace de leurs armes.

« Rien à faire, pensait Bob. Si seulement leur vigilance pouvait se relâcher !… Peut-être que, quand nous aurons atteint la fusée… »

Peut-être aussi prenait-il ses désirs pour des réalités.

La fusée fut atteinte. Elle se trouvait toujours à l’endroit où Morane et ses compagnons l’avaient découverte, protégée par son camouflage de branchages.

— Enlevez-moi ces broussailles ! commanda Smith à l’adresse des marins du Polaris.

Ceux-ci se mirent au travail et, bientôt, le long cylindre de métal apparut, brillant dans la lumière du soleil.

Alors, un des Hénaurmes fit cette remarque :

— On dirait fusée avoir fondu… Hink !

Le métal de la fusée se comportait en effet d’étrange façon. Il semblait avoir coulé comme de la cire chaude. Des stalactites brillantes pendaient le long de ses flancs. De petites mares maculaient l’herbe. On eût dit un énorme camembert trop fait et qui dégoulinait. Un camembert qui aurait brillé comme de l’acier poli.

Smith ne chercha pas à comprendre. Peut-être ne voulait-il pas chercher à comprendre.

— Sans doute est-ce le frottement de l’atmosphère qui a liquéfié le métal, supposa-t-il.

Il tira une scie à métaux du sac qu’il portait en bandoulière et entreprit de détacher du corps de la fusée une portion de métal d’un pied carré environ. Il enveloppa le fragment dans une feuille de papier huilé et le glissa dans son sac, qu’il confia ensuite à l’un des Hénaurmes.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, dit-il. Filons…

Visiblement, il avait hâte de se retrouver à bord du Polaris, car il devait craindre l’intervention des services américains lancés, eux aussi, à la recherche de l’engin perdu.

Brusquement, Smith eut un léger sursaut. Une goutte de métal liquéfié avait jailli du corps de la fusée et l’avait touché à la main.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’étonna-t-il. On dirait du plomb fondu. Pourtant, ça ne brûle pas…

— Fusée fondre vraiment, dit un des Hénaurmes. Hink !

— Bientôt, elle plus exister, fit un second. Hunk !

— Nous arriver juste à temps, dit le troisième. Honk !

— Sans doute est-ce l’humidité des lieux, risqua Smith.

Et il ajouta :

— Ne restons pas là. Plus vite nous serons éloignés, mieux cela vaudra…

Il y avait à présent de l’inquiétude dans le ton de l’agent secret. Il s’était mis en marche, suivi des prisonniers, puis des Hénaurmes et des deux marins.

« Pas d’erreur, pensa Bob. Il est pressé de mettre son échantillon de métal en sûreté. »

Smith courait presque et les prisonniers le suivaient sans grande conviction, talonnés par les Hénaurmes.

Qu’est-ce qui pouvait bien faire courir ainsi monsieur Smith ? C’était comme si la panique le poussait. Et, soudain, il s’arrêta, s’appuya à un arbre. Une sueur épaisse coulait le long de son visage qui avait pris une teinte cireuse.

— Je ne sais ce qu’il m’arrive, râla-t-il. Je…

— Qu’a-t-il, Bob ? interrogea Joan en se rapprochant instinctivement du Français.

— Je ne sais, répondit Morane. Voilà quelques minutes à peine, il paraissait en parfaite santé, et maintenant…

Smith faisait peine à voir. Une grimace ignoble tordait son visage. Il poussa un gémissement dans lequel passait un désespoir immense. Et soudain, comme une masse, il s’écroula sur le sol pour rouler sur le dos et demeurer immobile, pareil à un gisant. Et sur ses traits, comme sur les traits des gisants, il n’y avait plus maintenant que de la sérénité.