II
La poursuite avait repris dans la nuit, trouée seulement par les deux feux de position de la Mercedes. Celle-ci avait manifestement ralenti son allure et Bob avait pu s’en rapprocher. Juste assez pour ne pas se faire repérer. Il y voyait très bien dans le noir et il s’en tirait sans trop de peine. D’ailleurs, la nuit était claire, avec une belle lune d’argent qui semblait avoir été astiquée tout exprès.
— Attention, fit Bill, ils ralentissent !… On dirait qu’ils vont s’arrêter. Faites gaffe, commandant !
À son tour, Morane ralentit, jusqu’à rouler à pas d’homme.
— Tournent à gauche, annonça encore Bill.
Là-bas, en effet, la Mercedes avait viré à angle droit pour disparaître entre les arbres, en direction des collines. La lumière de ses phares filtrait par moments entre les branches, indiquant sa position.
— Doit y avoir un chemin, fit Morane. Essayons de ne pas le manquer.
Le chemin en question était fort étroit, avec tout juste la place pour laisser passer une voiture, mais ils ne le manquèrent pas. À son tour, la M G vira à gauche – pour s’engager entre les arbres, dont les basses branches flagellaient le pare-brise. Ça se mit à monter rapidement. Puis, au sommet de la première colline, une lumière brilla. Une lumière vers laquelle se dirigeaient les feux de la Mercedes.
C’était bien une maison, assez vétuste semblait-il, mais allez en juger dans l’obscurité ! La Mercedes grimpa le raidillon au sommet duquel elle était construite, s’arrêta, et ses feux s’éteignirent.
Au bas de la colline, Morane avait stoppé en disant :
— Ils sont arrivés puisqu’ils ont coupé leurs phares. Mieux vaut nous arrêter ici et continuer à pied si nous ne voulons pas être repérés au bruit de notre moteur.
Ils mirent pied à terre, et Bill demanda :
— Je suppose que nous allons y voir de plus près, commandant ?
— Et comment ! fit Bob. Comme si nous n’étions pas là tout juste pour ça !
Laissant la petite M G à l’abri du bosquet derrière lequel Morane l’avait arrêtée, ils se mirent en route lentement à flanc de colline, évitant le chemin pour couper à travers les broussailles. De cette façon si, du haut de la colline, quelqu’un observait, ils risquaient moins d’être aperçus ?
Cette précaution leur servit, car ils atteignirent la maison sans encombre. Celle-ci était en effet fort vieille, avec sa galerie au plancher à moitié écroulé, ses murs branlants. Pourtant, elle tenait encore debout, par miracle peut-être, mais elle tenait. Des bosquets d’hibiscus et de bougainvillées, jadis cultivés, étaient retournés à l’état sauvage. Derrière, quelques palmiers tremblaient, comme frileux, malgré la tiédeur de la nuit.
Avec soin, les deux amis inspectèrent les alentours, mais sans découvrir personne. Il n’y avait que la nuit, les collines et, plus bas, la mer d’un bleu profond mirant le disque de la lune et au bord de laquelle se découpaient en ombres chinoises les silhouettes élégantes des cocotiers.
Bill, qui avait l’esprit romantique, ne put s’empêcher de remarquer à voix basse :
— C’est fou c’que la nature, ça ressemble à une carte postale ! Elle n’a vraiment pas d’imagination.
— Ou toi, tu en as trop, glissa Morane.
Et il ajouta aussitôt :
— Approchons-nous encore, puisque jusqu’ici, ça a l’air d’aller.
Pas à pas, ils franchirent dix nouveaux mètres en direction de la bicoque. Par la fenêtre éclairée, qui était ouverte et depuis longtemps privée de tout store, des bruits de voix leur parvinrent.
— Je suis sûr, commandant, de reconnaître ces voix, murmura Bill. Ce sont celles des frères Hénaurmes. Y a qu’eux pour piailler comme des sopranos essoufflées.
— Soprani, Bill, corrigea doucement Morane. Soprani !
L’Écossais n’avait jamais rien compris à la langue de Dante. Il ne releva donc pas.
— Il y a une quatrième voix, souffla-t-il. Une voix de femme. Plutôt agréable. Ça doit être la petite qu’on a kidnappée sous nos yeux.
— Approchons-nous encore et risquons un coup d’œil, décida Morane.
À pas de loup, ils s’avancèrent sous la fenêtre. Là, en se haussant sur la pointe des pieds, ils pouvaient jeter un regard à l’intérieur.
C’était une pièce assez vaste, dont les plâtras s’en allaient en lambeaux. Une seule lampe nue, pendue au plafond par un fil, l’éclairait. Comme meubles, une table bancale et quelques fauteuils fatigués, épuisés même. Tout ça sentait l’abandon. Pourtant, il n’y avait pas bien longtemps, cette maison, bâtie à l’époque de la colonie, devait avoir bien plus de charmes que les cagnas modernes qui, même sous les tropiques, ressemblent à des boîtes d’allumettes géantes. Mais allez lutter contre le progrès !
Mais Bob et Bill n’étaient pas là pour disserter sur les vertus comparées de l’ancien et du moderne. Leur attention avait surtout été accaparée par les occupants de la pièce.
Joan Evans était assise dans un des seuls fauteuils qui ne risquaient pas de s’effondrer sous son poids. Les trois bibendums, debout, l’entouraient.
— C’est bien eux ! souffla Bill à l’oreille de son compagnon.
Morane approuva sur le même ton :
— Les Hénaurmes… Pas à douter…
Ils se turent pour ne rien perdre de la conversation qui se déroulait de l’autre côté de la fenêtre. Joan Evans disait, répondant sans doute à une question qui venait de lui être posée :
— La Zone « Z » ? Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.
— Alors, fit un des Hénaurmes, vous dire, Miss Evans, ce que votre père et vous aller faire à Bornéo. Honk !
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, protesta la jeune fille.
— Ça peut-être pas nous regarder, dit le second Hénaurme, mais ça intéresser nous pourtant. Hunk !
Et le troisième :
— Oui, ça beaucoup intéresser nous. Hink !
Et il poursuivit, après un silence :
— Peut-être, Miss Evans, vous mieux comprendre si moi parler vous monts Batang-Lupar.
La jeune fille haussa les épaules avec lassitude.
— Si vous l’aviez dit tout de suite ! fit-elle. Les monts Batang-Lupar ?… Bien sûr… Mon père est zoologiste. Il veut se rendre là-bas pour étudier les mœurs des orangs-outans.
Dans le clan des Hénaurmes, ce fut un grand éclat de rire.
— Mœurs orangs-outans ! Hi ! Hi ! Hi ! ça drôle !… Hunk !
— Personne s’intéresser mœurs orangs-outans… Honk !
— D’ailleurs nous pas savoir quoi, orangs-outans. Hink !
— S’ils veulent être renseignés, murmura Morane, ils n’ont qu’à se regarder dans une glace…
— N’insultez pas les orangs-outans, commandant, protesta tout bas Ballantine. Des animaux bien sympathiques… Tandis que ces Hénaurmes… Je me suis toujours demandé si c’est vraiment comme ça qu’ils s’appellent, ou s’il s’agit d’un jeu de mots…
Dans la pièce, la conversation continuait. Un des bibendums avait tiré un énorme couteau à cran d’arrêt et l’avait ouvert. Il en passa le tranchant sur son index boudiné, sans appuyer trop fort, tout en disant à l’adresse de Joan :
— Si père à vous pas renoncer à aller Zone « Z », nous commencer par couper doigt charmante fille et l’envoyer à Bornéo où lui attendre vous… Hunk !
Et le second bibendum d’ajouter, avec un large sourire :
— Ensuite, nous couper jolie petite oreille et envoyer… Hink !
Le troisième Hénaurme se tordait littéralement. Des trois, c’était sans doute lui qui goûtait le plus la rigolade.
— Puis nous couper joli nez, dit-il.
Il ne put lancer le « Honk » qui le caractérisait, car son rire lui coupait le souffle. Il était probable que jamais il ne s’était autant amusé.
— Ils ont l’air de s’amuser follement, murmura Bill.
— Ne t’y trompe pas, fit Morane. Ils n’ont jamais été aussi sérieux. Comme on les connaît…
Les deux amis avaient déjà eu affaire, au cours d’aventures précédentes, aux trois bibendums, et ils savaient que, s’ils se révélaient plutôt cocasses d’allure, ils étaient sinistres pour le reste[1].
Il était certain que les doigts, les oreilles et le joli nez de Miss Evans couraient le plus grand des dangers.
*
— Faut vraiment faire quelque chose pour cette petite, commandant, avait soufflé Bill.
— Sûr, sûr…, approuva Morane.
En même temps, il se détournait de la fenêtre et marchait en direction de la porte, Ballantine sur ses talons.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? s’inquiéta l’Écossais.
— Frapper, tout simplement, fut la réponse.
— Z’êtes dingue ou quoi ?
Il était trop tard. Du poing, Morane avait heurté l’huis. Cela résonna dans la maison comme un bruit de tambour. Par la fenêtre, ces paroles parvinrent aux deux amis :
— On dirait avoir frappé. Hink !
— Toi tromper. Hunk !
— Mieux aller voir. Honk !
À l’intérieur de l’habitation, un pas lourd fit craquer les planchers taraudés par les termites.
— Y en a un qui vient, fit Bob. Cachons-nous…
De la main, il désignait un bosquet à quelques mètres à peine de la porte. Les deux amis s’y glissèrent. Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Le battant s’ouvrit, découvrant un grand rectangle de lumière, et une silhouette massive apparut sur le seuil. Un Hénaurme, bien sûr, mais quant à savoir lequel !
Pendant quelques instants, le bibendum demeura immobile. Dans la pénombre, son visage faisait une tache pâle, sans traits.
Ramassant une pierre, Morane la lança très loin, vers un bosquet situé à une vingtaine de mètres de la maison. En atterrissant, la pierre provoqua un bruit de branchages froissés qui attira l’attention de l’Hénaurme. Celui-ci tourna la tête et, comme un robot bien réglé, il s’avança aussitôt dans la direction d’où venait le bruit.
À présent, seul le dos du gros homme s’offrait à Morane et à Bill.
— Profitons-en pour pénétrer dans la place, souffla Bob.
Jamais il n’hésitait et, d’une même foulée, aussi silencieux que s’ils avaient été montés sur pneumatiques, ils se glissèrent dans la maison.
Un vaste hall s’offrit à eux. Un escalier s’y amorçait, menant à la galerie des étages. Au rez-de-chaussée, une demi-douzaine de portes se découpaient dans les murs. L’une d’elles devait être celle de la pièce dans laquelle Joan Evans était retenue prisonnière. Mais, pour le moment, cette pièce n’intéressait pas Morane et Ballantine. Au-dehors, un pas lourd se fit entendre, indiquant que l’Hénaurme, n’ayant rien découvert parmi les buissons, s’en revenait bredouille.
— Le voilà qui rapplique, fit Bill. Faut trouver une cachette.
— Voyons une de ces portes, décida Morane.
La première fut la bonne. Une penderie encombrée de vieux vêtements. Ballantine secoua sa chevelure couleur de feu en faisant la grimace.
— Ça sent le moisi et…
— Rien d’autre à t’offrir pour le moment, grand difficile, fit Bob en poussant son ami dans le dos.
La porte de la penderie se referma sur eux juste au moment où l’Hénaurme apparaissait sur le seuil. Il ne dut rien remarquer cependant, car il traversa le hall de son pas à la fois souple et lourd et regagna la pièce où il avait laissé ses deux frères et Miss Evans.
— Alors, toi amener visiteurs ? fit l’un des frères en question.
— Personne… sans doute animal… Hink !
— Nous perdu assez de temps, dit le troisième. Nous continuer petite conversation amicale avec charmante Miss Evans. Honk !
Il se tourna vers la jeune fille et poursuivit :
— Alors, jolie demoiselle, vous vouloir dire pourquoi papa chéri aller dans Zone « Z » ?
Joan secoua la tête.
— Mon père n’a rien à voir avec votre Zone « Z », je vous le répète. Il est parti pour les monts Batang-Lupar afin d’y étudier les mœurs des orangs-outans. Je devais l’attendre ici, à Singapour. C’est tout ce que je puis vous dire.
De leur côté, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient glissés hors de leur cachette pour se diriger vers la porte derrière laquelle se déroulait cette conversation. À travers le battant, ils entendirent un des Hénaurmes qui disait :
— Nous tristes vous pas parler, Miss Evans. Nous très tristes. Honk !
Et le deuxième Hénaurme enchaînait :
— Et quand nous être tristes, nous devenir très méchants. Hunk !
Le troisième se devait de conclure :
— Nous être très méchants, maintenant. Hink !
— On y va ? interrogea Bill dans un souffle.
— J’en brûle d’envie, assura Morane.
À travers le battant, une protestation de Joan Evans leur parvint encore :
— Mais je vous répète que je ne sais pas de quoi vous voulez parler !
Posément, Morane ouvrit la porte en jetant :
— Rassurez-vous, miss, ces scélérats ne seront méchants avec personne !
Il y eut un moment de stupeur. Trois paires d’yeux porcins s’étaient braqués vers Morane et Bill qui se tenaient, tels des anges vengeurs, sur le seuil de la pièce. Trois paires d’yeux presque sans couleur et aussi expressifs que s’ils avaient été taillés dans de la pierre ponce.
— Contents de vous retrouver, mes gros, jeta Bill.
— Nous contents aussi, assura Hink. Nous avoir vieux compte à régler avec vous.
— Nous pas savoir d’où vous sortir, dit le deuxième, mais ça pas d’importance. Honk !
Le troisième sortit son couteau à cran d’arrêt de sa poche et l’ouvrit d’une pression du pouce en disant :
— Nous être très méchants avec vous… Hunk !
Il n’eut pas le temps de se servir de son couteau, ni même d’être méchant. Morane traversa la pièce si rapidement que personne ne s’en rendit compte. D’un coup de pied, il frappa le poignet de Hunk et le poignard vola à travers la pièce. Hunk n’eut même pas le loisir de réagir. Il passa par-dessus l’épaule de Morane et alla atterrir sur la table, déjà si vieille et fatiguée, et l’écrasa sous son poids.
Bill, lui, s’était catapulté la tête en avant en direction de Honk. Et quand Bill frappait quelque chose de la tête, c’était ce quelque chose qui cédait… à moins que la tête ne se brisât. Jusqu’ici, la tête de Bill ne s’était jamais brisée.
Honk reçut le crâne du géant, compact comme du granit, en plein plexus solaire. Il laissa échapper un bruit faisant songer à celui d’un pneu qui se dégonfle, et il s’écroula, vidé de son air.
Restait Hink. Il voulut sortir un revolver de la poche de sa veste de shantung, mais le chien resta accroché une fraction de seconde dans la doublure. Ce fut la perte de Hink. Bob et Bill l’avaient saisi chacun sous un bras et soulevé de terre pour le balancer en direction de la muraille. C’est alors qu’on se rendit compte que la maison était vraiment très vieille, à moins que ce ne soit Hink qui fût trop lourd. Le mur céda et le bibendum y demeura enchâssé jusqu’à la taille, aussi étroitement qu’une pierre dans son chaton. La pierre n’était pas bien belle, mais Bob et Bill n’avaient rien de mieux à s’offrir pour l’instant.
Avec satisfaction, les deux amis s’entre-regardèrent. Ballantine cligna de l’œil.
— J’ai l’impression qu’on n’a pas trop perdu la main, hein, commandant ?
— Tu l’as dit, Bill. On est vraiment en pleine forme.
Ballantine se baissa pour récupérer le revolver que Hink avait laissé échapper dans la bagarre.
— Commençons par mettre ce vilain instrument hors de portée de ces non moins vilains oiseaux, fit l’Écossais. Pourraient blesser quelqu’un. Morane, lui, s’était tourné vers Joan Evans, toujours assise dans son fauteuil. Il vit qu’elle avait les chevilles entravées. Elle le regardait et elle souriait. Vraiment, il y avait de quoi. Quelques minutes plus tôt, trois affreux bonshommes s’apprêtaient à la torturer, et maintenant, elle avait trouvé des sauveurs, et pas n’importe quels sauveurs ! de beaux gars bien balancés, et sympathiques en plus, ce qui ne gâchait rien. Surtout ce grand brun aux yeux gris… Sans paraître se rendre compte de l’admiration dont il était l’objet, Morane s’était baissé pour détacher les chevilles de la jeune fille. En même temps, il disait :
— Dans quelques secondes, vous serez libre, miss…
Du côté de la porte, quelqu’un parla. Une voix métallique. Un anglais correct.
— Libre ? pas si vite, messieurs-dame…
En même temps, Joan Evans, Bob Morane et Bill Ballantine tournaient la tête dans la direction d’où venait la voix. Un homme s’encadrait dans la porte. Un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, mais qui, à part ses cheveux grisonnants, en paraissait beaucoup moins. Grand, mince, élégant, racé.
Trop élégant, trop racé pour être honnête.