Depuis le jour des Rameaux, – ce jour qui avait eu pour lui une si radieuse matinée et une si triste après-midi, le farinel des Anguilles ne tenait plus en place, mangeait à peine, ne dormait pas, faisait sa besogne sans goût. Trois fois dans une semaine, il avait grimpé, le soir, jusqu’à la cure pour savoir si la réponse de Montpellier n’était pas encore arrivée… il se désolait, il maigrissait.
Le lundi de Pâques, ainsi qu’elle l’avait dit à Linou, la veuve Garric vit entrer son garçon, à nuit close ; et elle fut surprise de lui trouver mauvaise mine, l’air chagrin et préoccupé. Il ne voulut pas laisser mettre la poêle au feu, prétextant qu’il avait mangé sa soupe avant de quitter les Anguilles ; et il répondit laconiquement aux questions de la pauvre femme, qui s’inquiétait de le voir si peu en train.
– Tu sais que j’ai rencontré Linou, aujourd’hui, fit-elle.
– Vraiment ?
– Oui, en revenant du lavoir… Et elle m’a même appris qu’elle allait s’absenter pour quelques jours.
Jean sursauta.
– Où va-t-elle ? demanda-t-il vivement.
– À Villefranche, voir la sœur de Rose, qui est malade, au couvent de la Sainte-Famille.
– Mais vous êtes sûre que c’est pour peu de temps qu’elle part ?
– Puisqu’elle me l’a dit !… Elle ne peut s’absenter longtemps ; sa mère n’est pas encore bien vaillante…
Et quand vous a-t-elle dit qu’elle partait ?
– Demain matin… On l’accompagne jusqu’au courrier de Saint–Amans… Mais voyons, Jeantou, qu’as-tu ? Tu t’agites comme si tu avais la fièvre… En quoi cette nouvelle peut-elle te tourmenter ?
– Je ne sais pas, mère, mais elle m’afflige tout de même ; il me semble qu’un danger est sur moi.
– Un danger ?
– Hé oui, un danger… Je ne peux m’expliquer plus clairement encore… Bientôt, peut-être… C’est comme quand un orage menace : on ne sait pas s’il tombera, ni où il tombera…
Il se dressa, ouvrit la porte, respira longuement.
– J’ai besoin de prendre l’air ; je reviendrai bientôt ; couchez-vous maman.
– Jean, où vas-tu ?
– Je vais revenir, vous dis-je, mère… N’ayez donc pas peur pour moi…
Il s’élança dehors, et, naturellement, après quelques hésitions il descendit vers le moulin. Qu’allait-il chercher ? Tout le monde y dormait sans doute… Il contourna la grange, s’arrêta un instant devant la façade de la maison, près de la fontaine qui gazouillait dans l’ombre ; enfin derrière le four, il enjamba la haie et se trouva dans le jardin, sous la fenêtre de la chambre d’Aline, au pied du grand poirier dont le tronc n’est qu’à un pas de la muraille et dont la frondaison dépasse les toitures et frôle les volets.
Le chien se mit à aboyer furieusement à l’intérieur. La fenêtre s’ouvrit, et une vague silhouette s’y encadra ; mais, la nuit étant sans lune, l’amoureux ne put discerner les traits de sa petite amie ; son cœur disait que c’était elle. Peut-être, s’il avait su que les Terral étaient à l’auberge, se serait-il risqué à appeler la jeune fille, et à lui dire des paroles d’adieu ; il se contenta de tousser légèrement ; et, comme les aboiements redoublaient, la croisée se referma, et Jean s’éloigna, le cœur affreusement serré, tandis qu’un rossignol commençait, dans la haie du jardin, sa cantilène enamourée…
Linou, sa mère couchée, s’était mise à prier, demandant à Dieu, une fois encore, de la soutenir dans la dure épreuve qui l’attendait. Les aboiements du chien la tirèrent un instant de son oraison. Elle alla à la fenêtre, se pencha un peu. Un instinct l’avertissait que quelqu’un était là dans l’ombre, et y venait pour elle. Quand elle entendit tousser, elle ne douta pas que ce ne fût Jean ; mais, craignant de le voir se risquer à grimper sur l’arbre pour s’approcher d’elle, elle referma vivement la croisée, et se remit à prier, longtemps, longtemps…
Elle se coucha enfin, de peur qu’une veille trop prolongée ne lui ôtât ses forces pour le lendemain. Le sommeil la prit, un sommeil de cauchemar, traversé d’images et de figures déformées… Dédoublée, elle voyait une Linou marcher à grands pas sur une route longue et poudreuse, sans jamais se retourner ; elle l’appelait, voulait courir pour la rattraper ; mais ses jambes refusaient de se mouvoir, sa voix mourait dans son gosier…
Brusquement, le coq chanta, et la jeune fille se leva et s’habilla rondement ; elle était prête quand son père – toujours le premier debout dans la maison – vint l’appeler, la croyant encore endormie. Elle alla embrasser sa mère dans son lit, la suppliant de rester couchée. Mais Rose ne voulut rien entendre ; quand son fils aîné, jadis, partait pour le collège, à la Toussaint ou à Pâques, elle n’eût jamais permis qu’une autre lui préparât le déjeuner, lui adressât les dernières recommandations, et l’accompagnât soit jusqu’à la croix de La Grange, au sortir de La Capelle, soit, au moins, quand ses forces eurent diminué, jusqu’au milieu de la côte de la Griffoule.
L’oncle Joseph fut vite prêt aussi. Et dans le petit jour qui blanchissait les vitres, devant le feu flambant clair, tous les quatre, – Cadet seul dormait encore, – ils firent la prière en commun. Plusieurs fois, la voix de la jeune fille trembla un peu, mouillée de larmes refoulées ; mais personne, sauf, peut-être sa mère, pour qui tout départ d’un des siens était une torture, ne se douta des efforts inouïs qu’elle faisait pour ne pas éclater.
À table, par exemple, sauf un peu de bouillon et un doigt de vin, il lui fut impossible de rien avaler. Ah ! nous les avons tous connues, étant enfants, ces affres de l’adieu, cette étreinte d’une main invisible qui vous serre à la fois le cœur et la gorge ; cette envie furieuse qui vous prend, par instants, de crier, de se rouler par terre, de s’accrocher aux objets familiers, au pied de la table ou à la poignée de la porte… Et ces gros chagrins n’avaient, cependant, pour cause que la perspective de quelques mois à passer à la pension ; tandis que, pour Aline, c’était un départ qu’elle jugeait devoir être sans retour…
Elle remonta embrasser Cadet, qui dormait toujours. Il grogna qu’on ne l’eût pas réveillé plus tôt ; il voulait se lever et accompagner sa sœur jusqu’à Saint-Amans, plus loin même. Linou le retint, le cajola :
– Non, mon cher Cadet, non ; reste ici : notre père a besoin de toi, et mon parrain suffira bien pour me conduire jusqu’à la diligence… Adieu, frérot, sois bon pour maman ; si elle retombait malade, tu irais vite chercher la Sœur Saint-Cyprien et le docteur Bernad…, et tu m’écrirais…
– Mais tu reviendras dans une semaine, au moins ? Linou détourna la tête pour cacher une larme.
– Quand on va voir un malade, répondit-elle évasivement, on ne sait pas au juste quel jour il sera sur pied… J’espère que notre tante sera vite rétablie…
– Pas d’histoires ! fit rudement Cadet… Si tu n’es pas ici mardi prochain, c’est moi qui irai te chercher… Ta place est à la maison, près de ta mère, et pas chez les nonnes… Adieu, Linou, et reviens promptement…
Elle redescendit, chancelante, essuya ses yeux dans l’escalier. Il faisait grand jour ; au-dessus du « puech » de La Gravasse, quelques rougeurs annonçaient le lever du soleil.
– Es-tu prête, Aline ? fit l’oncle Joseph, qui avait passé à l’épaule son havresac plein d’outils : ciseaux, tarières, rabot, plus une scie tournante attachée par-dessus, en travers.
– Oui, parrain, répondit la pauvre petite, en saisissant d’une main fiévreuse le léger paquet de hardes qu’elle emportait.
– C’est tout ton bagage ? fit Terral, surpris.
– Cela suffira bien, papa ; je ne vais pas à une noce, ajouta-t-elle en essayant de sourire.
Elle embrassa la servante Rosalie, une brave fille qui pleurait à chaudes larmes, sans pourtant rien soupçonner du secret de sa jeune maîtresse. Terral ouvrit la porte donnant sur la scierie ; tous sortirent, – Linou la dernière, car elle avait voulu envelopper d’un suprême regard cette vieille salle enfumée qui gardait tant de sa vie, ce foyer où dansait la flamme joyeuse et devant lequel la chatte noire, assise, mais le dos aux tisons, semblait de ses yeux d’or grands ouverts, demander pourquoi cet exode matinal ; la lourde table où sa place resterait vide désormais ; certain petit lit, simple trou triangulaire sous un escalier, et dans lequel elle avait longtemps dormi à côté de sa sœur ; enfin, la pendule, la vieille pendule qui lui avait compté tant d’heures claires pour quelques heures sombres, et dont le balancier continuait son tic tac, comme si rien, après le départ de l’enfant, n’allait être changé dans l’ancestrale demeure.
Elle franchit enfin le seuil, en faisant un grand signe de croix sur la porte qu’elle n’ouvrirait sans doute plus.
Son père venait de mettre en branle la scie, qui dansait joyeuse, en mordant sur un tronc de hêtre. Oui, la vie allait continuer, et le travail, et c’était, à la fois, triste et consolant.
Aline rejoignit sa mère, son père et son parrain, au bout de la chaussée, sous le grand peuplier dont le pied baignait dans l’étang, et dont la cime, déjà parée de feuilles frissonnantes, se dorait de soleil levant.
C’était là l’endroit du suprême adieu et du suprême effort. Rose voulait monter la côte ; on l’en empêcha. Linou embrassa rapidement son père qui, lui, ne pleurait jamais… Sa mère fondait en larmes, lui adressait ses recommandations : ne pas marcher trop vite, ne pas prendre froid dans la voiture, dire mille choses affectueuses à sa tante, la ramener avec elle si c’était possible, écrire dès l’arrivée à Villefranche…
– Oui, maman ; oui, maman, répondait toujours Linou, qui, à son tour, lui recommandait… ce qu’on recommande à sa mère quand on la quitte : se bien soigner…, ne pas se chagriner…, ne pas retomber malade…, éternelles et sublimes banalités !
– Adieu, maman !
– Adieu, ma petite !… Reviens bientôt !…
Et l’étreinte fut si forte, si vibrante, et, malgré le vouloir de l’enfant, si prolongée, que la mère se sentit traversée d’un pressentiment affreux, et qu’une fois ses bras dénoués et retombés le long de son corps, elle resta là, un bon moment, à regarder s’en aller, sous les chênes et sous les houx de la Griffoule, l’enfant qu’un instinct secret lui disait qu’elle ne verrait plus.
Le chien Milord, qui croyait qu’on l’emmenait, s’était élancé en avant, la queue en panache, gambadant, frétillant, riant, – car les chiens rient, – et revenant sur ses pas pour se cabrer contre son maître ou contre Linou et leur lécher furtivement la figure. Il fallut lui enjoindre brutalement de regagner le logis ; alors, stupéfait, son bon regard braqué avec reproche sur ceux qui partaient sans lui, il demeurait, lui aussi, immobile et suppliant. Enfin, tout penaud, il rejoignit Rose, qui le caressa de la main ; et tous deux, dans une tristesse infinie, ils redescendirent, et rentrèrent dans la maison, pour tous deux à présent déserte.
En haut de la montée, Linou se retourna encore une fois : elle ne vit plus sa mère. L’étang, sous le soleil levant, exhalait une fine buée blanche sur laquelle tranchait la fumée bleue montant du toit paternel, haleine tiède et légère du foyer, dernier adieu de ce qui reste à ceux qui s’en vont.