Au moulin de La Capelle, dans la grande salle enfumée dont les poutres portent en guirlandes lards, jambons, saucisses et saindoux, bottes d’aulx et d’oignons, plus une « échelle » au pain garnie de sept ou huit grosses miches brunes, et aussi des écheveaux de fil, des cadavres de vipères dépouillés et enroulés, – remède souverain pour les douleurs d’entrailles, – la meunière, la mère Terral, devant un grand feu de bois de hêtre, prépare le souper et rêve, selon sa coutume ; car, quoique fille et femme de rustiques, et sachant tout au plus lire la messe dans son paroissien, elle a reçu du ciel le goût et le don de la vie intérieure. Son âme aimante et douce souffre des vulgarités de la vie courante ; elle se replie sur elle-même, dès que la solitude le lui permet. Pas mal de causes de réflexions tristes, d’ailleurs, lui viennent des siens. Son fils aîné a terminé ses études de droit, à Montpellier, mais il ne gagne encore que peu au barreau, et dépense plus qu’il ne gagne, – sans compter qu’il est en train peut-être de perdre sa foi d’enfant dans les livres, et son innocence au milieu des mauvaises compagnies… Son cadet, très vif, très intelligent, et qui donnait de si belles espérances pour l’avenir de la maison, s’émancipe un peu, quitte trop souvent la scie ou les meules pour courir les ruisseaux et les genêts avec d’autres braconniers, et s’attarde ensuite plus que de raison dans les cabarets de La Capelle… La fille aînée, mariée, à quatre lieues de là, depuis trois ans, a manqué mourir en couches et n’est pas encore bien rétablie… Enfin, Terral lui-même, qui fut toujours d’une nature violente, mais qu’un grand fonds de bonté et de gaieté, jadis, ramenait vite de ses colères, rit moins souvent, à cette heure, ne chante plus, et s’emporte pour un rien – peut-être parce que ses affaires périclitent un peu, par suite des dépenses du fils aîné, du laisser aller du cadet, et aussi de la concurrence dont menacent le moulin de La Capelle divers moulins des alentours qu’on s’efforce de monter à l’instar des siens.
Tout à coup, un grincement de portail ouvert… Les oies et les canards sonnent une fanfare dans la basse-cour, deux ombres paraissent au seuil, et Aline Terral et Jean Garric font leur entrée, portant à eux deux trois lourds paniers de châtaignes, – ce qui les empêche de passer la porte de front et contraint la jeune fille à entrer la première, de biais.
– Maman, voici Jeantou qui t’apporte des paniers et une bonne « grélade » dedans.
Son compagnon sourit doucement, arrêté sur le seuil et un panier à chaque main. La mère Terral se lève, toujours accueillante :
– Comme c’est bien à toi, mon brave Jean, de ne pas nous oublier, et d’avoir aidé ma fille dans sa cueillette ! Pose ces paniers et assieds-toi. Linou ira tirer un coup de vin, de la barrique du coin.
– Oh ! madame Terral, je vous en prie…
– Si, si, un verre de vin… Nous avons du pain tendre, et du miel, que tu aimes.
Linou, prenant une bouteille vide dans le vaisselier et prête à descendre à la cave, se retourne :
– Tu sais, maman ?… Jean quitte son maître de la Gineste ; il cesse d’être berger, et va se faire farinel…
Et elle se sauve au cellier, tandis que le garçon s’assied près du feu et explique à la meunière la détermination qu’il vient de prendre et les projets qu’il caresse. La bonne femme s’est remise à éplucher ses légumes pour la soupe. Jean s’offre de l’aider, tire son couteau à manche de corne, fend légèrement l’écorce des châtaignes qu’on fera griller dans une poêle percée de trous. Le feu flambe, le vent d’autan ronfle dans la vaste cheminée, et le tic tac de la vieille pendule à gaine enfumée scande la conversation de la meunière et du berger, selon le rythme qui convient à ces âmes de simples gens.
Mais, soudain, et au moment même où Aline, remontée de la cave, étendait la grosse nappe brune sur la vieille table rayée et encochée par cinq ou six générations, un bruit de sabots ferrés retentit sur les marches de l’escalier extérieur ; la porte à claire-voie s’ouvrit vivement, et le père Terral entra. Tous se turent soudain.
Pas bien imposant, pourtant, le meunier. Petit, sec, tordu comme une racine de genêt, vêtu d’un grossier tricot enfariné et sa fine tête casquée de l’éternel bonnet de laine à mèche, que tantôt il redresse belliqueusement comme un clocheton, et tantôt rabat à mi-hauteur sur l’oreille droite ou sur l’oreille gauche, il marche d’un pas brusque et saccadé, dardant droit devant lui le clair regard de prunelles couleur noisette, quelquefois singulièrement adoucies de tendresse, mais le plus souvent dures et pénétrantes comme les poinçons d’acier dont il pique ses meules bordelaises.
Et il n’était pas de bonne humeur, ce jour-là, le petit Terral, le roitelet, « lou Répétit », comme l’appelaient familièrement les plaisants de La Capelle, à cause de l’exiguïté de sa taille et de sa pétulance. Le matin même, au moment où il comptait sur son fils cadet pour l’aider à un rhabillage de meules, il avait vu tomber chez lui, à l’improviste, un groupe de désœuvrés : Gilbert des Prades, un hobereau dégénéré achevant de manger gaiement son patrimoine en parties fines, et parfois crapuleuses, à la ville, coupées de villégiatures réparatrices dans les champs ; Pierre Vayrac, retraité des contributions indirectes, grand suborneur de vertus rustiques ; Salvat, l’instituteur nouveau de La Capelle, sans élèves jusqu’à la Toussaint, et que les dix-neuf ans et les cheveux blonds d’Aline faisaient loucher ; et, enfin, un frère à lui, Terral, surnommé Pataud, un terrible traqueur de fauves, un coureur enragé de bois et un infatigable écumeur de ruisseaux. Tout ce monde allait à la chasse dans un grand vacarme de chiens de toutes tailles et de tous poils. Et ils avaient débauché Fric, le fils cadet de Terral, qui, une fois de plus, s’était joint à eux. Et ces gens avaient soif, malgré l’heure matinale ; et la barrique du meunier en avait baissé d’une demi douve… Et puis, en chasse ! Et on ne les avait pas revus… Ah ! non, il n’était pas de bonne humeur, le petit meunier.
Il passa sans mot dire, sans saluer, alla prendre dans une vieille armoire un marteau, des clous, de la filasse ; coupa une tranche du saindoux pendu au plafond et destiné à graisser l’essieu ; et il allait repartir pour son moulin, quand Aline l’appela :
– Papa, buvez donc un verre de vin avec Jean Garric, qui nous fait la surprise de nous apporter un approvisionnement de paniers neufs.
Terral dévisagea le garçon.
– Hé quoi ! toi aussi, berger, tu es en vacances ?… Tu as donc fait des raves{2} par là-haut ?…
– Non, père Terral ; mais je ne suis plus berger depuis hier… Et, si vous aviez besoin d’un coup de main…
– Au fait, puisque Cadet court encore les genêts et les bruyères avec tous ces fainéants de La Capelle, – ce qui lui vaudra tout à l’heure un « rafraîchissement » en règle ; car il faut que cette vie finisse…
– Terral, interrompit Rose, suppliante, ne le gronde pas trop fort ; tu sais combien il est susceptible…
– Toi, répliqua sèchement le meunier, va voir si les poules ont pondu… Je sais ce que j’ai à faire…
Il se versa un demi verre de vin, sans s’asseoir, trinqua avec Garric, prit ses outils de la main gauche, un croûton de pain de la droite, et dit :
– Eh bien ! Jean, si tu veux, maintenant, venir m’aider à rabattre ma « courante » sur sa « souche » (cela veut dire la meule tournante sur la meule dormante), je t’en saurai gré.
– Avec grand plaisir, s’écria Garric, qui n’eût jamais osé s’attendre à une pareille proposition. Je ne suis pas très adroit, mais j’ai les reins assez solides, Dieu merci, et il faudra que votre meule soit lourde si elle les fait fléchir…
Et tous deux se rendirent au Moulin-Bas, ainsi nommé parce qu’il est situé à quelques centaines de mètres en aval de celui qui épaule la digue de l’étang, au rez-de-chaussée de la maison d’habitation, à côté de la scierie.
Et les deux femmes, de nouveau seules, reprirent auprès du feu leurs menues occupations ménagères, – la mère toute triste de la scène qu’elle pressentait, et craignant que son cadet, qu’elle aimait tendrement malgré ses défauts, ne fît quelque coup de tête ; Linou, elle, plutôt contente de l’accueil fait à Jean par son père, et du germe de sympathie semé entre le meunier orgueilleux et despote et le futur apprenti farinel.
Cependant, les deux hommes descendaient au Moulin-Bas, Terral marchant devant, de son allure vive et un peu déhanchée déjà par la cinquantaine, dans un cliquetis de sabots sur les pierres, ou de clapotement dans les flaques que font les petites sources jaillissant partout de ces terrains schisteux ; Garric suivant, toujours timide, n’osant risquer que quelques vagues propos sur le temps, les semailles et la grande réputation du moulin de La Capelle.
– Oh ! faisait Terral, que cette appréciation flattait, c’est sûrement un moulin assez bien monté et achalandé. Mes meules ne chôment guère, non plus que ma scierie, et bien des domaines renommés rapportent moins… Mais que de peine, que de frais d’entretien !… Et il faut être adroit, actif, se lever avant le jour quand l’eau s’échappe, oisive, et travailler encore souvent le soir, après la soupe, à la lueur du « calèl ».
Puis, il parlait avec orgueil de son fils aîné, reçu avocat à Montpellier et qui lui avait longtemps coûté mille écus par an ; et de son cadet, qui serait intelligent à revendre, mais qui avait le tort de fréquenter trop les oisifs de La Capelle ; et, enfin, de Linette, une jeune personne point « indifférente » du tout, laborieuse et fine comme une abeille, et qui, dans quelques années, serait un assez beau parti… Ceci, hélas ! Jean ne le savait que trop ; et les derniers mots de Terral semblaient dire : « Linou n’est pas pour les beaux yeux du pâtre de la Gineste. »
N’empêche que le brave garçon s’acquitta très convenablement de son rôle d’aide meunier, qu’il fit preuve d’adresse, de sang-froid et que, la meule courante en place, il ne fut nullement tenté, quand Terral la mit soudain en mouvement, à titre d’essai, et avant de la recouvrir du tambour, de baisser vivement la tête, comme un novice, sous l’éclair circulaire qui en jaillissait, témoignant de son parfait équilibre.
– C’est bien, Jeantou ! tu es courageux autant qu’adroit, tu ferais un bon meunier.
– Merci de ce que vous me dites là, père Terral, car je viens de me louer comme farinel, ici près, au moulin de la Garde, de la Garde-du-Loup…
Terral bondit, se campa devant le berger, les yeux écarquillés et la bouche ouverte de surprise :
– Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas demeurer au moulin de la Garde, toi ? au moulin des Anguilles, comme nous l’appelons communément ?… Chez Pierril ?…
– Mais oui, père Terral ; c’est une idée qui m’est venue, comme ça, de quitter le troupeau et de me faire meunier, mécanicien plus tard, si je peux… Est-ce que vous trouvez que j’ai tort ?
– Tort ? Non… Mais qu’est-ce qui te cuit aux yeux d’entrer dans un moulin de misère pareil ? Le moulin des Anguilles ! Sais-tu bien ce que c’est ?
– Je sais que c’est un moulin moins en règle et moins fréquenté que le vôtre…
– Mais il n’existe pas, le moulin des Anguilles, Jeantou ; il n’existe pas… Sa chaussée tient l’eau comme un crible ; les vaches paissent dans son réservoir ; ses meules sont usées, ses roues pourries… Il ne moud pas dix setiers de blé dans un an… On m’a conté que, chaque fois qu’on le met en train, il commence par écraser plusieurs nichées de rats nés et allaités sur sa meule…
Et, une fois lancé sur ce terrain, Terral, – qui avait le verbe pittoresque, comme ses frères Joseph et Pataud, et qui sentait, d’ailleurs, confusément qu’entre les mains d’un meunier même ivrogne et paresseux comme Pierril, mais aidé d’un garçon tel que Jean Garric, ce moulin des Anguilles, si méprisé, pouvait lui faire une concurrence sérieuse, – Terral déversa des flots de moqueries et de sarcasmes, dans l’espoir de détourner l’ex-berger de son projet. Mais c’était peine perdue : Jean était homme de parole, et il s’était engagé avec le meunier de La Garde, le jour de la foire de Saint-Michel d’Arvieu.
– Tant pis ! ajouta Terral… Je regrette de te voir entrer dans une baraque pareille et chez un propre à rien comme ce Pierrillat… J’espère que tu n’y resteras pas longtemps…
Et comme, à ce moment, le meunier et son compagnon arrivaient de nouveau près de la maison d’habitation, et au bas du chemin qui mène à La Capelle, Terral se contenta de remercier assez froidement Jeantou, qui, sans doute, avait espéré mieux, – par exemple, une invitation à souper, et la possibilité de revoir longuement sa petite amie. Ils se serrèrent la main, et le pauvre garçon gravit mélancoliquement le sentier qui conduisait chez ses parents, – non sans se retourner souvent pour voir, au fond de la vallée, luire, sous la lune qui se levait, les ardoises du moulin et l’étang moiré que trouait à peine, de temps en temps, le saut d’une truite en chasse de phalènes. Le ruisseau semblait sangloter sous les aulnes et sur les pierres, comme son cœur à lui dans sa robuste poitrine d’amoureux et sous sa modeste blouse de berger, gonflées pourtant d’un grand souffle d’espérance.