Pauvre demeure que celle des parents de Jean Garric ! Bâtie en retrait sur le bord d’un ancien chemin raviné et pierreux, quoique noblement appelé encore le « chemin royal », elle ne se composait que d’un petit rez-de-chaussée et d’un galetas. Deux lucarnes à celui-ci, la porte et une fenêtre à celui-là, ouvrant sur une étroite cour ; et, adossée au pignon, une étable surmontée d’un poulailler. Le tout séparé du chemin par une fermeture à claire-voie.
Quand Jeantou arriva devant le misérable logis qui, sous la neige et dans la brume, paraissait bien plus indigent encore, une très faible lumière en sortait par l’unique fenêtre, à travers les étroits carreaux givrés, dont deux sur six étaient en papier, et dont un troisième, récemment brisé, était remplacé par un paquet de vieilles hardes enfoncé en tampon dans l’ouverture.
De l’intérieur, sa vieille chienne de berger, Pitance, qu’il avait ramenée de la Gineste, lança deux ou trois abois ; mais bientôt, reconnaissant le visiteur, elle se mit à gratter sous la porte, en poussant de petits cris de joie et de tendresse. Et Jeantou, pressant le loquet, entra en disant :
– Bonsoir à tous !
Pitance, la première, l’accola, lui plantant ses deux pattes sur la poitrine et lui passant sa langue sur la figure comme lorsqu’il était enfant. Puis, ce fut au tour de la mère Garric, qui, en hâte, avait posé son écuelle à demi pleine ; enfin, le père Garric qui, assis à un bout du pétrin servant de table, coupait des tranches de pain noir dans son assiette, pour une deuxième ration de soupe maigre, se dressa, non sans quelque peine, étant rhumatisant, pour embrasser aussi son garçon.
– Pauvre petit ! s’exclamait la mère. Quelle surprise tu nous fais !… Est-ce que c’est un temps à voyager, pour un chrétien ?
– Mais oui, maman, une veille de Noël !…
– Bien répondu, Jeantou, disait gaiement le père. À ton âge, un peu de froidure n’est pas fait pour faire peur… Il y en a pourtant du mauvais temps, ajouta-t-il en regardant attentivement le jeune homme dont les cheveux étaient poudrés de givre et la blouse raidie et ballonnée.
– Il y en a, en effet, répliqua Jean en s’approchant du feu, qui dansait joyeusement sous la marmite, et en allongeant vers la braise ses gros brodequins aux lacets desquels pendaient des boules de neige congelée.
Pitance oubliait sa soupe et les croûtes de pain moisi qu’on lui jetait pour appuyer sa tête sur le genou de son jeune maître, et le regarder tendrement dans les yeux, avec, dans la gorge, de petits gloussements qui en disaient plus que de longs discours.
La mère activait le feu. Le père avait laissé en suspens la taille de son pain ; et le chat gris tigré, à l’autre coin de l’âtre, dardait aussi ses rondes prunelles jaunes sur le visiteur, et faisait son ronron le plus sonore pour fêter son retour à sa façon.
– Tu n’as pas fait collation, sûrement, mon brave petit… Il n’est que six heures, et tu as dû quitter le moulin des Anguilles assez tôt…
– Je mangerai avec vous une assiette de soupe, s’il en reste.
– Il en reste un peu, oui…
– Pas fameuse, tu sais, mon garçon, la soupe de la « bourgeoise », ce soir, dit Garric, railleur.
– Pas fameuse…, pas fameuse…, bougonna sa femme… Tu sais bien que c’est aujourd’hui vigile, et que l’huile de chez la Bazilatte, n’est guère supérieure à celle de notre « calèl ». Mais j’ai des œufs, et nous ferons une « grélade » de châtaignes comme dessert.
– Parfait, maman.
Et Jean, prenant sa mère par le cou, l’embrassait bruyamment.
– Assez, assez, mon gros ; tu m’étouffes, criait la bonne femme, ravie, au fond de retrouver son Garrigou toujours plus fort, toujours plus beau, toujours plus affectueux.
Deux minutes après, il était assis en face de son père, et tous deux mangeaient gravement, lentement, échangeant de brèves répliques, tandis que la mère mettait la poêle sur le feu, cassait et battait les œufs, avivait la flamme, – vaillante, alerte, trottinant menu avec un bruit de sabots fêlés, et, de temps en temps, une menace au chat qui s’approchait curieusement de la poêle crépitante ou du buffet resté entr’ouvert.
Quand les œufs furent cuits et les châtaignes grillées, elle vint s’asseoir au bout de la table, entre les deux hommes, et tous les trois, les fronts inclinés l’un vers l’autre, les coudes se touchant presque, unis, heureux dans leur pauvreté, causèrent longuement… Ils parlèrent, cela va sans dire, du moulin des Anguilles, du meunier et de la meunière…, et aussi de « cette belle demoiselle Mion », revenue du Languedoc, avec des crinolines plus amples, avait-on dit à la mère Garric ébahie, que celles de la femme du maire et des dames du château.
– Est-elle vraiment jolie ?
– Oui…, pas mal… Trop rousse à mon goût, cependant. Pas mauvaise personne, d’ailleurs… Je pense qu’au premier jour, son père étant presque guéri, elle va reprendre sa volée ; le moulin des Anguilles n’est pas une cage pour un tel oiseau…
Ici, un silence. Jean avait une question qui lui brûlait les lèvres : que faisait-on au moulin de La Capelle ? Mais il n’osait la poser. Enfin, il s’avisa d’un détour.
– À propos de la Mion, fit-il, il paraît qu’elle fréquentait les fils Terral, à Montpellier… Est-ce que le cadet y est encore, ou s’il est rentré ?
– Il n’est pas revenu, dit Garric, et c’est une grande affliction pour cette famille : le père Terral en a vieilli de dix ans… Il ne décolère plus, paraît-il… Il s’attarde même au Perroquet-Gris, rabroue ses clients, en perd un bon nombre, malmène ensuite sa femme et sa fille cadette, – deux saintes, – sans lesquelles la maison sera bientôt perdue…
– Ah ! père, que me dites-vous là ? Les pauvres gens, comme je les plains !
– Rose et sa fille sont à plaindre, en effet, reprit la mère Garric ; mais Terral, entre nous, a bien un peu cherché ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, trop fier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religion que ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins les soirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouve mal d’avoir quitté le droit chemin.
– Mais, maman, la bonté, la charité de la mère Terral et de sa cadette méritent l’affection de tout le pays…
– Pour elles, on ferait tout, je te le répète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux et allant.
Jean rougit. Il n’avait jamais osé s’ouvrir à ses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de la scène violente qu’il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pour cacher son trouble, il prétexta qu’il avait les pieds gelés et alla s’asseoir au coin du feu.
– Un gendre…, un gendre, fit le père Garric, cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n’est pas très bien dans ses affaires, pour le quart d’heure. Mais la petite est si intelligente, si affable…
– Tout ce que tu voudras, Garric, interrompit la mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choix d’un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, ces derniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a, paraît-il, tous refusés d’un petit non bien sec, – même Gilbert des Prades, un noble, s’il te plaît ! Le père Terral entra, à cette occasion, dans une colère affreuse, et peu s’en fallut qu’il ne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linette aurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n’était le crève-cœur de laisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour le couvent.
– Pour le couvent ! fit Jean, stupéfait.
– Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là de si extraordinaire ? Le couvent, c’est tout ce qui reste aux filles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré.
Jean demeura silencieux, le cœur affreusement serré.
Tout à coup, des carillons éclatèrent dans la nuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarant son intention d’aller à « matines » avant de retourner chez son maître.
Le père Garric ne l’approuva guère ; mais la mère le félicita d’avoir conservé ses croyances et ses bonnes pratiques :
– Cela te portera bonheur, Jeantou, j’en suis sûre, et tu prospéreras.
– Je le souhaite, maman, afin de vous aider un peu, ce que je n’ai guère pu jusqu’ici… Pierril ne me payera mes gages qu’à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelques petits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou les meules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous, m’ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous en achèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, un baril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m’en veut de m’être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir la provision accoutumée.
Et le brave garçon tira de la poche intérieure de sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite bourse de grosse toile nouée d’un lacet de cuir. Puis on s’embrassa tendrement, longuement.
La porte ouverte, Pitance s’élança dans la cour, croyant qu’on l’emmenait ; il fallut la gronder, la menacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue et l’oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré, s’enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte, poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint.
– Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-il à sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des « matines » pareilles… Allons nous coucher…
– Pas avant d’avoir fait la prière, peut-être… Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus « huguenot » ?
Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit la taille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaise inclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus au foyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tort et à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé et aux litanies récités à voix haute et claire par la dévote Mariannou.
Dehors, le vent sifflait ; à l’étable, le bélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieuse mélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs et bergers vers la crèche de Jésus enfant.