À partir de ce jour, Jean Garric aima encore davantage sa petite voisine ; et Aline Terral ne parut pas se déplaire en la compagnie du petit pâtre. Elle l’appelait même quelquefois, tantôt pour lui montrer les images de son livre où elle lisait couramment, tantôt pour lui raconter de belles histoires, apprises de son frère ou de son parrain, l’oncle Joseph, un conteur merveilleux ; tantôt pour lui demander de lui cueillir les noisettes des plus hautes branches, ou des pommes au sommet des pommiers. Comme il accourait alors, rouge, empressé, heureux ! Mais sa timidité ne diminuait point ; et rarement il se risquait à répondre autrement que par monosyllabes aux demandes de sa petite amie…
Les jours coulèrent encore : l’automne vint. Jean apporta à Aline de beaux cèpes, ramassés dans les regains ou dans la mousse, au pied des chênes. Ils allumèrent ensemble des feux de fougères sèches où ils firent griller des châtaignes, tout en chauffant leurs doigts rougis par les premiers froids et leurs pieds mouillés par les averses d’octobre.
Puis, une après-midi de novembre, le ciel devint d’un gris laiteux ; des troupeaux de corneilles piaillantes tournoyèrent dans l’air ; deux canards sauvages s’abattirent sur l’étang et s’enfoncèrent en hâte sous la retombée des saules. Et la neige commença à tomber, endormeuse et nostalgique : c’était l’hiver… Les brebis de Jean et les vaches de Linou quittèrent le pré, se tournèrent le dos, les unes faisant tinter leurs clochettes claires, les autres agitant leur sonnaille enrouée, et regagnèrent les étables qui allaient les emprisonner durant de longs mois. Et du seuil de sa maisonnette perchée sur le coteau du Vignal, Jeantou, captif, et qui n’osait même plus aller tendre des lacets aux merles, ni des « tuiles » aux grives, parce qu’il craignait les reproches de son amie, passait de longues heures à regarder la campagne engourdie sous la neige et le givre, le ciel gris où volaient quelques corbeaux, et, là-bas, adossé à l’étang qui faisait une large tache noire sur tout le blanc des alentours, le moulin où Linou, sans doute, jouait avec sa sœur et son frère, lisait des livres, se faisait conter de belles histoires à la veillée, et ne pensait même plus au petit pâtre si timide et si maladroit, qui n’avait jamais su trouver pour elle quelques mots d’amitié.
Le dimanche, au porche, certains jours de la semaine au catéchisme, ou même à la sortie des écoles de La Capelle, où tous les deux fréquentaient pendant six mois d’hiver, on s’apercevait un instant, on échangeait un regard ; mais jamais Jeantou n’eût osé aborder Linou, presque toujours, d’ailleurs, accompagnée de sa sœur aînée ou de son frère cadet.
Un jour, pourtant, il s’enhardit jusqu’à descendre vers le pâtis communal du moulin où une bande de galopins de La Capelle allaient jouer aux quilles, aux barres, à la truie, pendant la belle saison, et, en hiver, se livrer de furieuses batailles à coups de boules de neige. Le cadet des garçons de Terral, Fric, était le boute-en-train, l’organisateur, l’âme de ces équipées. Hardi et turbulent, rieur et batailleur, il était adoré de tous les garçons de son âge.
Jeantou, un dimanche, après vêpres, suivit donc une troupe de ces derniers ; il dévala la côte dite de « la Griffoule » à cause des houx géants qui la bordent d’un côté ; ses compagnons, quelques-uns, d’ailleurs, un peu plus âgés que lui, souriaient sournoisement en le regardant par-dessus l’épaule, un peu dédaigneux pour ce serre-file timide et taciturne.
Lui, il nourrissait l’espérance vague d’apercevoir Aline sur le seuil, et – qui sait ? – peut-être d’être aperçu d’elle et invité à venir se chauffer sous cette cheminée où elle lui avait dit qu’on brûlait un chêne tout entier.
Il en fut, hélas ! de ce rêve comme de la plupart des rêves : Linou ne parut pas ; et les garçons se préparèrent au combat. Cadet commandait une des deux armées.
Il railla d’abord le nouveau venu, et ses railleries eurent de l’écho. Le pauvre Jean, dans ses lourds sabots de hêtre fourrés de paille, couvert d’un misérable sarrau gris et coiffé d’un capelet démodé, n’avait pas l’allure dégourdie de ses compagnons, presque tous fils de paysans plus aisés, ou recrutés parmi les plus francs polissons de La Capelle.
– Quel conscrit amenez-vous là, seigneur ? ricanait Cadet ; où l’avez-vous donc déniché ?
– Nous l’amenons parce qu’à la guerre il faut quelqu’un pour faire la soupe, répondait l’un.
– Et aussi pour soigner les malades et manœuvrer la « pièce humide », fit un autre.
Et tous de rire sans fin. Et Jeantou de rougir et de sentir des pleurs monter à ses beaux yeux noirs.
– Allons, il n’a pas l’air méchant, reprit le jeune Terral. On dirait plutôt qu’il a froid… Va te chauffer au moulin, « fantoche » ; mes sœurs te feront une tartine de miel et t’apprendront à réciter le rosaire… Va vite…
On s’esclaffa de nouveau à cette invite facétieuse. Et, dame ! quoique Garric fût timide, il n’était nullement poltron. Ses yeux étincelèrent, il serra ses poings, déjà solides, et prit une attitude résolue. Quelques-uns des railleurs s’écartèrent un peu, mais Cadet poursuivit :
– Oh ! oh ! l’animal est rétif plus que nous ne pensions… Le mouton paraît enragé ; méfiez-vous.
Et, simulant l’effroi, avec un grand geste et une grimace comique, tous s’éloignèrent de Jeantou. Puis, l’un deux lui lança une pelote de neige, qu’il évita. Une autre suivit, puis une autre. Jean les esquivait, baissant la tête, sans riposter, sans dire un mot. Mais enfin, un projectile, lancé par le fils du meunier, vint le frapper en pleine poitrine. Alors, à la guerre comme à la guerre ! Il se décida à combattre ; il ramassa de la neige grasse à pleines mains, prit son temps, se laissant cribler de boulets hâtivement pétris et mal dirigés, arrondit et durcit le sien à loisir, visa le jeune Terral, qui se montrait le plus acharné de ses agresseurs, et l’atteignit rudement au visage. Un œil fut poché ; le sang gicla du nez et moucheta la neige… Stupéfaction de la bande ; puis, colère et menaces… Jeantou remonta vivement la côte de La Capelle, poursuivi par les boulets et les huées.
Il rentra chez lui, le cœur gros, se disant que cette maudite aventure allait le brouiller à jamais avec Linou dont il avait blessé le frère. Qui sait, d’ailleurs, si celui-ci n’était pas gravement atteint ?… Il saignait… S’il allait perdre les yeux ?… Si le père Terral venait se plaindre au père Garric ?… Quelle affaire !… Jeantou n’en dormit pas de plusieurs nuits, et ne retourna qu’en tremblant à l’école, – où, heureusement, Cadet reparut, un œil à peine un peu cerné, et affecta de ne pas même apercevoir son adversaire. Au catéchisme, Linou avait sa mine ordinaire : le pauvre garçon respira.
Une inquiétude lui restait, pourtant. Certain dimanche d’avril, le curé de La Capelle, l’abbé Reynès, annonça en chaire que l’époque de la première communion approchait, et qu’il allait incessamment choisir les garçons et les filles dignes d’être, cette année, admis au sacrement, le jour de la Pentecôte. Jeantou fut parmi les élus, car il était sérieux, posé, et savait par cœur son catéchisme comme pas un. Pour Aline, la question ne se posait même pas : c’était une savante et, à la fois, une petite sainte, au dire du bon pasteur.
Or, il est d’usage, dans nos campagnes du Ségala, que, pendant les jours de retraite qui précèdent la solennité de la première communion, les futurs communiants qui ont causé quelque préjudice aux gens du lieu, commis quelque vol de fruits, par exemple, ou laissé paître leurs bêtes sur les terres du voisin, aillent, en signe de réparation, demander amnistie à ceux qu’ils ont lésés. Jeantou crut de son devoir d’aller solliciter le pardon du cadet de Terral pour la malencontreuse boule de neige dont il lui avait meurtri le visage, l’hiver précédent. Et il reprit le chemin du moulin, très embarrassé de la façon dont il s’y présenterait, et plus encore de celle dont il parlerait ; car le pauvre garçon, nous l’avons dit, manquait d’aplomb et de facilité. Linou l’avait assez taquiné sur ce point :
– Celle qui t’a coupé le fil de la langue, Jeantou, a joliment volé à ta mère son argent.
Tout se passa mieux qu’il ne l’espérait. Le père Terral était occupé à la scierie ; et le suppliant put entrer sans être aperçu de ce petit homme, pas méchant au fond, mais dont tout le monde redoutait la pétulance, le verbe haut, les jurons et les railleries impitoyables.
Par contre, la meunière, Rose, la mère d’Aline, était la meilleure personne du pays, la plus douce, la plus aimante, la plus simple. Fille d’un propriétaire aisé du mas de Ginestous, elle aurait pu épouser un paysan cossu ; elle avait préféré Terral, petit meunier actif et vaillant, en qui elle avait deviné des trésors d’énergie. Elle eut à souffrir, certes, de l’humeur inégale, du caractère emporté de son mari, et aussi, étant elle-même très pieuse, de l’esprit gouailleur, gaulois, même légèrement impie, qui était celui de tous les Terral. Mais elle s’était renfermée dans la direction de la basse-cour, du jardin, et surtout dans l’éducation de ses enfants ; Aline sa préférée, lui ressemblait en bonté, en piété avec, pourtant, quelque chose de plus décidé, une voix plus forte et une plus forte volonté : la marque des Terral.
La bonne meunière embrassa Jean sur les deux joues, dès qu’il eut commencé sa phrase d’excuses, et envoya Linette au Moulin-Bas – dépendance du moulin de la chaussée – quérir son fils cadet qui, d’ailleurs, s’empressa d’accoler aussi très magnanimement le coupable contrit. Puis, la chère femme leur servit du miel de ses ruches et du pain de maïs sortant du four, – ce qui parut à Jean un régal délicieux.
– À partir de ce jour, dit Rose, je veux que vous soyez amis, tous les trois, vous entendez ?
– Mais nous le sommes déjà, fit gaiement Linou.
Cadet ajouta qu’il n’y voyait aucun empêchement ; et Jeantou, pour toute réponse, rougit jusqu’aux oreilles. Ah ! le bon souvenir qu’il emporta, ce jour-là, des meuniers et du moulin.
Enfin, voici la Pentecôte, et, dès l’aube les joyeux « trignons » des cloches de La Capelle. Le ciel est bleu, l’air est tiède. Les oiseaux se répondent, les seigles déjà hauts ondulent sur les collines, et les genêts en fleurs dorent et parfument les sommets. Quel beau jour de première communion ! Et le cadre est merveilleusement assorti à la solennité. Nous sommes loin de la ville, surtout de la grande ville, où communiants et communiantes promènent leurs blancheurs sur un pavé sali à travers une foule indifférente, affairée, souvent narquoise et corrompue : tels des pétales blancs de narcisses sur un bourbier… Ici, tout est pur dans l’air et sur la terre comme dans les âmes ; tout communie, aux bois, sur les sillons, dans l’herbe et dans les haies. Ici, Jésus peut réellement descendre : tout est préparé pour le recevoir. Et je comprends que le souvenir de cette journée suffise à embaumer une vie tout entière.
Et quel recueillement dans l’église de La Capelle ! Le son des cloches, la voix des chantres, l’odeur de l’encens, l’allocution vraiment évangélique du curé Reynès ; les cantiques naïfs dont les filles chantent les couplets et dont les garçons reprennent à pleine gorge le refrain ; ces figures rudes et recueillies de laboureurs, de bûcherons et de pâtres, de paysannes jeunes ou vieilles, tous dans leurs habits de fête, emplissant le fond de l’église, la tribune, les côtés, et couvant avec amour les jeunes convives du banquet céleste, – quel poète en a jamais su rendre la fraîcheur et le charme divins !
Le cœur de Jeantou fondait, et de douces larmes emplissaient ses yeux ; et Linette avait l’air d’une sainte de vitrail perdue en quelque extase, ravie en quelque vision anticipée du paradis.