III

Juste à ce moment, Jean Garric rentrait chez ses parents, et, pour ne pas les réveiller, – car ils s’étaient couchés de bonne heure, n’ayant pas de dinde à manger, eux, et obligés de ménager leur bois, – il allait, au-dessus de l’étable où les pauvres gens logeaient leur douzaine de brebis, s’enfoncer tout habillé dans le foin.

Le lendemain, après avoir expliqué un retour si prompt, il prit sa canardière, descendit au ruisseau et jusqu’à l’étang du moulin, où viennent souvent, l’hiver, des sarcelles et des canards sauvages. Il se disait qu’il risquait une rencontre désagréable avec l’irascible meunier, mais qu’en revanche il pourrait peut-être apercevoir Aline, de loin, et, si indigne qu’il se sentît d’elle désormais, rassasier encore ses yeux de l’image adorée de celle qu’il avait perdue.

L’étang était gelé de part en part et blanc de neige, comme les prés qui l’encadrent. Toutefois, près d’une retombée d’aulnes et de saules, à l’endroit où, par une petite chute et avec un bruit d’eau courante, le ruisseau pénétrait sous la glace, il tressaillit à l’envol brusque d’un colvert qui, l’aile sifflante, s’élança dans l’espace. Tant bien que mal, Jean épaula, fit feu, et le bel oiseau tomba pantelant sur la berge givrée, où il se débattit et mit une tache rouge. Jean, ayant ramassé la bête, rechargeait son fusil, lorsqu’une silhouette surgit sur la chaussée de l’étang. Ce n’était pas Terral, comme l’avait craint notre braconnier, c’était son frère, l’oncle Joseph, dont Jeantou ignorait et le voyage à Montpellier, et le retour en compagnie de son neveu. Garric, après une courte hésitation, le reconnut ; et son premier mouvement fut de courir vers lui, vers cet aîné des Terral, qui lui avait souvent fait des compliments sur ses inventions dans les landes de la Gineste, et à qui, en échange, il avait indiqué des gîtes de lièvres et des remises de perdreaux.

Joseph, de son côté, s’avança, le long du bief, et tendit cordialement la main au farinel des Anguilles :

– Mes compliments, Jeantou… Te voilà braconnier, à présent ?

– Oh ! protesta Garric, braconnier… par occasion, et pour le compte de Monsieur le curé de La Garde, qui veut faire manger un peu de gibier à ses confrères, le jour de l’Adoration perpétuelle.

– Ah ! ce bon curé Reynès, fit Joseph, riant, je le reconnais bien là : un peu gourmand toujours !… Péché véniel, en somme ; sans cela, il serait parfait, et ce serait humiliant pour les autres… Il va bien, alors, ce cher homme ?

– Très bien ; il a voulu à toute force m’avoir à sa table, hier ; et il est tout naturel que je chasse un peu pour lui, ce matin.

– Veux-tu que je t’aide à compléter le rôti de ses invités ?… Ça me distraira un peu… Il y a des mois que je n’ai tiré un coup de fusil. Cela te va, Jeantou ?

Oh ! oui, cela lui allait ! Il aimait tant cet oncle Joseph, – car, pour tout le monde dans le pays, c’était « l’oncle Joseph », ou même, plus familièrement encore, « l’onclou » ou « l’onclette ». Et quelque chose disait à Garric que le parrain de Linou serait, à l’occasion, son avocat auprès de sa filleule.

Joseph alla chercher son fusil et son carnier ; et, une demi-heure plus tard, Jean et lui chassèrent côte à côte dans les landes du Cros et de Ginestous, où, de loin en loin, quelque bécassine affolée s’envolait en poussant un cri bref, et traçait dans l’air glacé et un peu brumeux ses zigzags et ses crochets si déconcertants pour les chasseurs novices. Jean n’osait tirer, ou manquait. Joseph tuait trois fois sur quatre, très fier d’une adresse qui, d’ailleurs, n’est pas commune, et ne se faisant pas faute de railler la gaucherie de son compagnon.

Puis, ils longèrent les ruisseaux de Mazel et de Jabru ; point de canards… Une loutre, surprise, s’enfonça brusquement sous la glace ; un renard, qui chassait aussi, détala avant d’être à portée… À midi, les carniers étaient encore bien légers, – celui de Garric surtout, – car l’oncle Joseph avait eu soin de glisser dans le sien, au départ, une gourde de bon vin, et un reste de « fouace » pétrie par Linou à l’occasion de Noël.

Cependant la température semblait vouloir se radoucir. Par moments, un léger souffle venant du sud-est, après la bise coupante des jours précédents, faisait presque aux figures l’effet d’une caresse. La teinte plombée du ciel s’éclaircissait par-ci, se fonçait par-là, sous forme de nuages entre lesquels se risquait un furtif regard du soleil.

– Je crois bien, Jeantou, fit tout à coup Joseph, après avoir un moment consulté l’aspect du zénith et de l’horizon, et après avoir reniflé le vent, je crois bien que nous aurons le dégel, ce soir. Retournons sur les hauteurs ; si l’autan se levait, la marche dans les bas-fonds deviendrait dure… Et puis, il est temps de boire un coup : la neige altère.

Ils s’approchèrent du hameau du Cros, s’assirent dans un vieux chemin, sous les racines noueuses et enchevêtrées d’un bouquet de houx géants, d’une « griffoule » ; et là, bien abrités du vent, visités même d’un timide rayon de soleil, ils se partagèrent la fouace et burent à la régalade le contenu de la gourde. Et ils causèrent.

Et, tout à coup, l’oncle Joseph :

– Veux-tu, Jeantou, qu’avant de reprendre la chasse (car, en chassant, il faut être muets), veux-tu que nous parlions un peu de nos affaires, ou plutôt de tes affaires ?

Jean rougit. Où voulait-il en venir, l’oncle Joseph ? Que savait-il ?

– Mes affaires, balbutia-t-il, ne sont guère pour vous intéresser…

– Tu crois ça ?… Ou si tu manquerais de confiance en moi ?…

– Manquer de confiance en vous, oncle Joseph ! Mais ce serait ingratitude de ma part, car je n’ai reçu d’âme qui vive autant de bonnes manières que de vous… Aussi, je vous aime et je vous respecte plus que personne…

En ce cas, confesse-toi un peu.

Jean rougit plus fort… L’oncle Joseph en savait long, décidément. Il continua, regardant Garric dans les yeux :

– On m’a dit que tu aimais ma filleule. Est-ce vrai ?

Jean essaya de cacher son trouble en rabattant le bord de son chapeau sur son front, comme si le soleil l’offusquait.

– Ton silence me répond… Ah ! mon gaillard, c’est donc vrai ?… Tu n’as pas mauvais goût…

– J’ai mal agi peut-être, oncle Terral, en levant les yeux plus haut que moi… J’ai trop oublié le peu que je suis : hier, un berger ; aujourd’hui, un apprenti meunier, et ignorant, sans esprit…

– Pas de discours, et pas de ces excuses qui n’en sont pas… Aimes-tu Linou d’amour, d’un amour sérieux ?

– Oh ! oui, s’écria enfin Jean en joignant les mains ; je l’aime ! je l’aime plus que tout au monde…

– Et elle aussi t’aime, n’est-ce pas ? Elle te l’a dit ?

Garric raconta la scène du Moulin-Bas, où Linou et lui s’étaient fait leurs aveux ; puis l’arrivée inopinée du père Terral, sa colère, ses emportements et ses menaces.

– En ce cas, mon garçon, si tu tiens tant que ça à ma nièce, pourquoi diable vas-tu sottement gâter tes affaires en courtisant la Pierrillate ?… Sans compter que, vraiment, ce n’est pas être bien difficile…

– La Pierrillate ! s’exclama Jean, stupéfait.

– Hé oui ! la femme de Pierril… Il paraît même que vous avez, elle et toi, une singulière façon de chanter matines !…

Et il s’esclaffa de son rire gaulois des meilleurs jours. Le farinel était atterré. L’autre poursuivit :

– Tout cela est bien vrai ? Je suis renseigné, n’est-ce pas ?

– Mais non ! Mais non !… Qui a pu ?…

– Voyons, Garric, il ne faut pas nier ce que quelqu’un a vu, qui a de bons yeux, puisqu’on dit de lui : « C’est celui des Terral qui y voit la nuit. »

Plus de doute, hélas ! Pataud était bien à l’affût à l’heure où la Mion était venue à la rencontre du farinel. Pataud avait tout vu !… Mais pourquoi ce damné tueur de loups mêlait-il la Pierrille à tout cela ?… Une lueur traversa le cerveau du pauvre amoureux : la mante et la capuche, parbleu ! La fille prise pour la mère.

– Eh bien ! Jeantou insistait l’oncle Joseph, persistes-tu à nier encore ?

Jean ouvrit la bouche et esquissa, en effet, un geste.

Outre qu’il avait l’âme droite et véridique, il sentait qu’il y avait une plus grande honte, aux yeux de l’oncle Joseph, d’avoir fauté avec la Pierrille qu’avec la Mion… Mais, d’autre part, que gagnerait-il à protester contre l’erreur de Pataud sur la personne ? À compromettre la fille au lieu de la mère… Une délurée, une effrontée, certes, cette chatte rousse du moulin des Anguilles ; mais était-ce à lui, Jean, son galant d’une heure, qu’il convenait de révéler la légèreté de la fille de son maître ? Non, il se tairait.

– Donc, tu avoues… C’est bien heureux ! ricana Joseph. Puis, voyant le pauvre farinel tout penaud :

– Après tout, il n’y a pas là de quoi se jeter dans la Durenque, ni de quoi mettre un crêpe au chapeau. Ces choses arrivent… Tu es beau garçon, la Pierrillate avait un peu jeûné pendant la maladie de son triste sire de mari… Tout s’explique !

Chacun de ces mots s’enfonçait comme une épine dans le cœur du pauvre Garric : ses larmes jaillirent malgré tous ses efforts pour les contenir.

Ne pleure donc pas grand nigaud ; est-ce qu’on pleure pour si peu, à ton âge ?… Le grand ennui, dans cette affaire, c’est que ma nièce, la pauvre petite souffre horriblement d’avoir entendu Pataud raconter l’histoire.

– Que dites-vous ? cria Jean, Linou le sait ?… Ah ! misère de moi ! misère de moi !… Quel être je suis ! Quel lâche je fais !… Et vous dites qu’il n’y a pas là de quoi se noyer ?

– Il n’y a jamais de quoi se noyer !… Tout au plus, Pataud mériterait-il, lui, de faire un petit plongeon ; mais il nagerait comme la loutre. Voyons, Jean, tâchons d’arranger tout ça ; le mal n’est pas sans remède…

– Oh ! si, oh ! si, sanglotait le pauvre diable ; il est sans remède ; tout est bien fini… Jamais Linou ne me pardonnera… Jamais je n’oserai reparaître devant elle.

– Tu la juges mal, ma petite filleule : elle est bonne et aimante. Et l’on pardonne toujours quand on aime… Seulement, il va falloir que j’arrange les choses ; que j’explique que Pataud a parfois la berlue à force de regarder le chemin de « l’espère » et le guidon de sa carabine… Va, va, ou je ne suis plus l’oncle Joseph, à qui l’on accorde quelque esprit, ou je te ramènerai Linou.

– Impossible ! impossible ! continuait Garric… Je n’ai plus qu’à m’en aller loin, bien loin, de façon que jamais plus cette pure et vaillante fille ne revoie ma figure de débauché.

– Mais tête de buis que tu es, en quoi ton éloignement réparerait-il le mal que tu as fait ?… Puisque je me charge de t’innocenter auprès de ton amoureuse !… C’est ainsi que tu as confiance en moi ?

L’oncle Joseph se fâchait. Garric se calma, essuya ses yeux ; malgré tout, un rayon d’espoir redescendait dans son cœur… Et juste au même instant un rayon illuminait, sur la tête des deux braconniers, les cimes des houx et attirait vers leurs baies rouges dépouillées de neige tout un essaim jacassant de grives affamées… Bonne aubaine ! Les deux braconniers saisirent avec précipitation leurs fusils, ajustèrent et lâchèrent leurs trois coups. Cinq ou six pauvres volatiles dégringolèrent à leurs pieds ; deux ou trois autres, blessés seulement, se traînaient, voletant dans le pré. Garric s’élançait pour les attraper ; mais brusquement, il se rejeta dans le chemin creux.

– Les gendarmes ! fit-il à l’oreille de Joseph.

– Où donc ?

– Près de la grange de Lacan ; ils m’ont vu… Sauvons-nous.

D’un geste prompt, l’oncle Joseph enfonçait son fusil dans les houx du talus, passait son sac au cou de Jean… Il avait été si souvent traqué à la chasse qu’il y avait acquis un étonnant sang-froid et une merveilleuse décision dans le choix du stratagème qui devait le sauver.

– Jeantou, dit-il à la hâte, toi qui as des jambes, tu vas sauter dans les prés et fuir ostensiblement par le travers de Peyrelève, vers le bois de Roupeyrac, où tu arriveras sauf… Ne te presse pas, ne t’apeure pas, surtout : les jarrets ne fléchissent que si le cœur manque… Et ne t’inquiète pas de moi… Nous nous verrons, demain au soir, chez Flambart, à La Capelle…

Et Garric se sauva à grandes enjambées, son fusil d’une main, son sac de l’autre (celui de Joseph, pendu au col, le fatiguait bien un peu, mais il avait vingt et un ans, des muscles et du souffle), évitant les creux où se dissimulaient les viviers glacés et les rigoles d’irrigation sous la neige.

L’oncle Joseph resta un moment blotti dans le chemin, où sa taille exiguë lui permettait de rester caché. Ainsi qu’il l’avait prévu, il vit les deux beaux gendarmes surgir sur la crête du coteau et courir pour barrer au fugitif la route de la forêt ; mais, dès qu’il lui fut démontré qu’ils n’y réussiraient pas, notre vieux braconnier coupa un bâton dans les houx – juste à l’endroit où il avait glissé son fusil et s’achemina paisiblement vers la ferme du Cros, raconter à Lacan, son grand ami, le bon tour qu’il venait de jouer encore à la maréchaussée.

Seulement, deux heures plus tard, lorsqu’il se remit en route pour rentrer au moulin, après avoir fait grand honneur au petit vin blanc du fermier, – il rencontra son neveu, Cadet, qui, à cheval sur la jument du cabaretier Flambart, courait à toute bride, vers Peyrebrune, quérir le docteur Bernad, pour Rose Terral, dont l’état s’était subitement aggravé… Rose, sa belle-sœur, dangereusement malade ! Du coup, toute la joie du braconnier s’éteignit dans la nuit qui tombait et les premières rafales de l’autan déchaîné et hurlant.