I

Ah ! s’il avait su ce qui se passait, à cette heure même, dans le cœur de sa petite amie, et de quelle douleur elle était frappée, par sa faute à lui, Garric, à qui elle s’était si spontanément et loyalement promise !…

Depuis deux mois, – depuis la scène du Moulin-Bas, – Linou voyait tristement couler les jours, sans nouvelles de Jean, étroitement surveillée par son père qui, pour ne plus l’envoyer au moulin, et en attendant qu’il plût à son cadet de rentrer de sa fugue, avait préféré louer une servante-meunière.

Quant à lui, le travail l’absorbait plus que jamais. Faire aller la scierie, acheter de nouvelles coupes de bois, organiser le transport des troncs d’arbre de la forêt à l’usine, et celui de la planche, de l’usine à Albi, à Rodez ou à Roquefort ; retenir les clients qui menaçaient de lui faire payer ses rebuffades en allant moudre au moulin de Pierril ; enfin, faire face à quelques échéances douloureuses, conséquences d’emprunts contractés pour payer les études de son fils aîné, c’était plus qu’il n’était besoin pour remplir les journées et une partie des nuits d’un homme même aussi énergique, aussi actif et aussi âpre que l’était Terral. Il sentait que sa maison arrivait à un point critique, se lézardait ; et son amour-propre immense lui faisait faire des prodiges de volonté et de labeur pour réparer les brèches ou les dissimuler.

Le départ de son cadet lui avait été un coup des plus sensibles ; c’était sur lui qu’il comptait pour continuer sa race et ses entreprises ; cet acte de révolte et d’abandon blessait au vif son goût de l’autorité et de l’ordre, et ruinait ses projets d’avenir.

Et voilà que, pour comble de malchance, il trouvait aussi dans sa fille cadette une résistance qu’il n’aurait jamais soupçonnée : elle refusait, l’un après l’autre, les partis de mariage avantageux qui s’offraient ; elle en tenait donc toujours pour le farinel des Anguilles ? Cela l’exaspérait…

La pauvre petite, elle, courbait la tête, se consacrait tout entière à soulager sa mère dans les travaux du ménage ou le gouvernement de la basse-cour. Depuis quelques mois, d’ailleurs, la santé de Rose donnait des inquiétudes à son enfant ; la chère femme s’affaiblissait, maigrissait, toussait. Les médecins ne parlaient que de fatigue, d’anémie ; l’abbé Reynès, son ancien confesseur, et qui était resté le confesseur de son âme, eût pu seul révéler les vraies sources du mal qui minait cette aimante et cette résignée.

De ses deux filles, l’aînée, mariée à un honnête terrien, était aussi heureuse que puisse l’être une paysanne dont l’horizon ne dépasse pas la basse-cour et l’aire-sol où jouent trois ou quatre marmots, et le clocher de la paroisse où elle va, le dimanche, demander à Dieu de préserver les blés de la gelée, l’hiver, et de la grêle, pendant l’été.

Mais l’avenir de Linou préoccupait autrement cette mère exquise, qui sentait que sa cadette avait hérité de sa nature tendre et mystique et que, comme elle, elle souffrirait des brutalités ou des vulgarités de la vie. Elle aurait voulu, pour cette enfant, un mari un peu affiné, aussi, un petit fonctionnaire de village, ou, à défaut, un artisan sédentaire, doux et bon, et assez intelligent pour sentir le prix du don qu’on lui ferait. Aussi, quand la jeune fille lui eût confié qu’elle aimait Jean Garric, Rose ne se trouva point atteinte dans sa fierté, comme son mari. Jean lui plaisait beaucoup ; elle le jugeait affectueux, sage et vaillant ; et tout le reste lui était égal. Mais l’opposition certaine de Terral à une union qui, d’ailleurs, ne pourrait être que lointaine, – le garçon n’ayant que vingt et un ans, et pas de situation encore, – en meurtrissant le cœur de l’enfant, atteignait aussi celui de la mère. Elle savait qu’Aline, s’inclinant devant la résistance paternelle, ajournerait indéfiniment la réalisation de son rêve, mais sans y renoncer jamais. Elle n’épouserait peut-être pas Garric, mais on n’obtiendrait pas d’elle qu’elle en épousât un autre. Et cette lutte suppliciait la pauvre mère.

Des scènes pénibles eurent lieu, au cours desquelles Terral reprocha amèrement à sa femme d’encourager les refus de leur cadette ; Rose en sortait brisée ; et dès que le maître, à bout de jurons et de menaces, était reparti battant les portes, Linou accourait ; et, aux bras l’une de l’autre, les deux femmes pleuraient longuement.

La fête de Noël ne ramena pas la joie au moulin. La rigueur du froid empêcha la meunière d’aller aux offices ; et Linou, pour ne pas la quitter pendant la nuit, ne parut point à matines, où Jean avait espéré la rencontrer.

La journée passa lentement, glacée et morne, chacun demeurant perdu dans ses pensées, dans ses soucis, dans le souvenir des Noëls joyeux d’autrefois, quand la famille était au complet autour de la soupe au jambon et de la dinde rôtie, dans un sentiment d’union, de confiance et de force qui, bien connu dans le pays, y faisait souvent dire :

– Oh ! ces Terral !… Ils se tiennent comme les doigts de la main.

Jusqu’à la fille aînée, qui, mal remise encore de récentes couches, n’avait pu venir avec son mari ; jusqu’à l’oncle Joseph, le mécanicien, le conteur, gaieté de la famille et de la race, qui toujours, en cette saison peu propice au montage des moulins et des scieries, venait passer quelques semaines à la maison natale, où une chambre – sa chambre – l’attendait, et qui, cette fois, ne donnait pas signe de vie !…

La nuit était tombée depuis longtemps, et la servante, malgré la tristesse de ses maîtres et l’absence des convives accoutumés, mettait la nappe sur la table massive faite pour vingt personnes. La dinde traditionnelle tournait devant la flamme d’un grand feu de hêtre, sous le regard béat d’une magnifique chatte noire, célèbre une lieue à la ronde pour ses chasses et ses pêches, mais que la saison froide rendait casanière et pacifique. La mère Terral, emmantelée, était assise à droite du foyer ; de l’autre côté, se tenaient le valet et le vacher, et Terral au milieu, à cheval sur sa chaise, l’échine à la flamme, la tête sur ses coudes posés sur la traverse du dossier.

Tout à coup, des pas et des voix résonnèrent sur la chaussée, et on frappa à la petite porte qui ouvre sur la scierie et l’étang. La servante Rosalie alla ouvrir ; et, avec des cris et des rires, quelques jeunes gens de La Capelle, conscrits de l’année, entrèrent, portant, suspendu à une perche, le cadavre d’un loup superbe, – le loup tué par Pataud, la nuit précédente. Pataud lui-même suivait, claudicant, mais glorieux comme un général au lendemain d’une victoire. Pourtant, ce n’était point un de ces triomphes comme ceux qui l’avaient accueilli souvent, sur la place de La Capelle, au retour de certaines chasses par lui organisées et commandées, et où, presque toujours, c’était lui qui abattait la bête. Ayant opéré seul, cette fois, et la nuit, à l’affût, son exploit faisait moins de bruit. On le complimenta pourtant et, entre les offices d’abord, après vêpres ensuite, les braconniers le promenèrent, lui et la bête, dans les cabarets du village. Il leur parut bon de terminer la tournée par une visite au moulin, où Pataud était né et où tous les Terral, de père en fils et d’oncles en neveux, étaient d’intrépides braconniers.

En dépit de l’affliction qui, ce jour-là, planait sur la demeure, on y fit accueil aux louvetiers. On trinqua à la ronde ; on écouta le récit pittoresque que faisait Pataud – pour la vingtième fois depuis le matin – de la mort de ce pauvre loup. La mère Terral, selon la coutume, fit donner aux porteurs de la bête quelques douzaines d’œufs et un bon morceau de jambon, s’excusant de ne pouvoir leur offrir, comme elle eût fait dans sa maison de Ginestous, la toison entière d’un bélier.

Puis, les jeunes gens prirent congé ; et, comme Terral insistait pour que son frère soupât au moulin, Pataud donna ordre qu’on déposât le loup sur le perron de la basse-cour, où les quêteurs pourraient le reprendre le lendemain pour continuer leur tournée dans toutes les fermes et les mas du canton.

Quoique Pataud ne fût pas le plus sympathique des frères de Terral, sa jactance fruste, ses plaisanteries d’homme des bois secouèrent un peu la torpeur et le souci de la maisonnée.

On se mit à table, les deux frères au haut bout, le valet et le vacher à leur suite, Aline et la servante allant et venant pour servir, la mère restant frileuse et pensive au coin du feu.