III

Tous deux se retrouvèrent au pré, le lendemain, quelques jours et quelques semaines encore… Mais ce bonheur d’enfants, comme tous les bonheurs, arriva vite à sa fin.

Jean Garric était un robuste gars de quatorze ans. Ses parents, besogneux, jugèrent qu’il convenait de le louer, comme vacher d’abord, comme berger plus tard, chez quelque paysan aisé. Sa mère, peu robuste d’ailleurs, et ne pouvant guère travailler la terre, le remplacerait à la garde du petit troupeau de brebis. À la Saint-Jean, donc, Jeantou, désolé, mais soumis, partit, un soir, de la maisonnette du Vignal, avec un très léger paquet de hardes au bout d’un bâton de houx, et s’en alla garder les vingt vaches, velles et taureaux de Lavabre de Salvignac, dans des landes situées à une bonne lieue de La Capelle, où il ne revint, désormais, que les dimanches, pour entendre la messe et repartir au plus vite, – souvent sans même avoir aperçu à l’église ou au porche sa blonde petite amie du moulin.

Il essaya de se consoler en se disant que Linou l’aurait, d’ailleurs, tôt ou tard abandonné pour quelqu’un de plus riche et de plus savant que lui, pour quelqu’un, du moins, osant parler et dire ce que l’on a dans le cœur. Quant à lui, pauvre fils de pauvres, il serait berger sa vie durant, laboureur tout au plus, ou artisan, par le fait de son origine, de sa gaucherie, et quoique peut-être pas plus bête qu’un autre, parce qu’il ne saurait tirer aucun parti des qualités de son cœur ou de sa cervelle.

Perdu dans la plaine humide aux rudes herbages fauves, mêlés, par-ci par-là, de bruyères et d’ajoncs, s’abritant de la bise ou de l’autan derrière quelque tas de pierres grises ou dans les rustiques cabanes qu’il se construisait avec des mottes et des genêts, le petit vacher n’avait pas même la ressource de tendre des lacets aux bécassines dans les fontaines, – Linou lui ayant défendu de faire du mal aux oiseaux, – ni celle de jouer avec d’autres pâtres, les landes de Salvignac confinant à des bois et à des sommets incultes et inhabités. Il contait sa peine aux vents et aux nuages, ou à l’alouette qui montait en trillant dans l’azur ; et, chose singulière, il était alors fort éloquent.

Quant à Linette, elle eut une grande peine aussi de ne pas retrouver son compagnon au pâturage, car elle l’aimait bien, en dépit ou peut-être à cause de cette timidité où elle lisait tant d’admiration et de respect pour elle. Elle passa plusieurs jours sans chanter… Mais, à cet âge, la vie est si belle, si amusante, si distrayante ; la gaieté revient à l’enfant qu’un chagrin a effleuré, comme le chant à l’oiseau à qui on a ravi son nid. Aline, d’ailleurs, cessa bientôt après de garder les vaches ; sa sœur aînée s’étant mariée à un paysan habitant à plusieurs lieues de La Capelle, la cadette dut la remplacer auprès de leur mère dans les soins du ménage, du jardin et de la basse-cour…

À seize ans, le vacher Jean Garric devint pâtre de cent moutons, à la ferme de la Gineste, fort loin de La Capelle-des-Bois, sur la paroisse de Peyrebrune. Et des mois entiers, des saisons passèrent sans qu’il pût revoir Aline Terral, dont la figure peu à peu s’estompait dans la pénombre de ses souvenirs. Un jour, pourtant, ils se rencontrèrent à la foire de Peyrebrune, le lendemain de la Saint-Jean.

La foire de Peyrebrune, célèbre dans tout le haut Ségala, attire, non seulement la clientèle ordinaire de toutes les foires des régions agricoles, bœufs et vaches et moutons et pourceaux par milliers, et des volailles à charger des charrettes, et des maquignons innombrables accourus au rude trot de leur jument poulinière et déambulant par le « foirail », coiffés du chapeau à larges bords, le teint fleuri et la poitrine bombant sous la blouse bleue (aujourd’hui, elle est noire), – mais encore les domestiques, valets de ferme, servantes, bergers et bergères et vachers de la région, qui ont changé de maîtres ou renouvelé leurs engagements la veille, et qui ont droit à ce jour de congé. Que de rencontres, à cette foire, de jeunesses que les hasards de la loue avaient séparées ! Que d’idylles, nouées, poursuivies ou dénouées, autour des baraques des marchands forains où l’amoureux achète à son amie quelques colifichets ; entre les paniers pleins de cerises vermeilles, moins fraîches encore que les joues et les lèvres ; à travers le foirail des cochons, des volailles ou des brebis ; et surtout dans les auberges, qui regorgent de la cave jusque sous les charpentes… On s’y attable, par quatre généralement, la jeune fille ne marchant jamais sans une amie et confidente, et le galant ayant eu soin d’amener un compagnon, car tout se passe au fond du Ségala à peu près comme dans notre théâtre classique.

Les filles tirent de leur poche le gâteau cuit sur la pierre de l’âtre, la « coque » ; les garçons apportent des bouteilles et des verres ; on étale sur la table de planches nues non rabotées les cerises achetées aux « révierols » (vignerons venus du vallon, de la « rivière ») ; quelques-uns – des farauds, qui ont passé au régiment – se font servir une « pièce » de veau rôtie ; on s’aligne sur des bancs faits de deux moitiés d’un tronc de hêtre. Et en avant les propos, parfois salés, les bourrades, les étreintes, les cris effarouchés des filles, parfois leurs ripostes en taloches aussi amicales que formidables !

Mais ce sont les plaisirs des couples vulgaires, délurés, un peu grossiers. Les délicats et les timides – et il y en a, parmi nos rustiques, bien plus que ne se l’imaginent ceux qui ne les connaissent que par La Terre de Zola – vivent leur idylle en plein air, devant les « banques » des marchands, devant leurs bœufs, leurs brebis ou leur volailles, qui les regardent béatement ; tout au plus s’émancipent-ils, à un détour de rue, sous un sureau en fleurs, ou en s’accompagnant quelques pas par les chemins creux, le soir, jusqu’à se serrer longuement les mains, à se tenir tendrement par le petit doigt, se donnant rendez-vous à quelque autre foire, ou à quelque fête patronale lointaine.

Il en fut un peu ainsi de la rencontre de Jeantou et de Linette à cette foire de Peyrebrune. Notre berger était allé y conduire les moutons de son maître, de beaux moutons gras, fraîchement tondus, mais à qui l’on avait laissé sur la tête une fière houppe, teinte d’indigo, la veille de la foire. En entrant dans Peyrebrune, le gars marchait devant, appelant à voix perçante ses bêtes qui, au son de la sonnaille énorme agitée par le bélier chef du troupeau, bondissaient comme un torrent déchaîné sur les talons de leur conducteur.

Pour gagner le foirail des bêtes à laine, il fallait passer sur le pont du Rance, à l’entrée duquel se tient le marché des poules, des canards, des oies, et aussi des œufs frais et des champignons secs. Et, du coin de l’œil, Jeantou, à sa vive surprise et à sa grande joie, aperçut Linou qui se tenait debout, à côté de sa mère, derrière plusieurs corbeilles pleines de canards noirs, gris, bigarrés, à cols blancs ou verts admirablement nuancés. Le berger n’interrompit pas sa marche : ses bêtes l’auraient renversé et piétiné, et les troupeaux qui suivaient se seraient mêlés au sien dans une inextricable confusion. Il passa donc, sans paraître avoir aperçu la jolie mignonne dont la vue lui faisait battre le cœur plus fort que la sonnaille de son bélier. Mais, quand il eut installé ses bêtes sur le champ de foire et qu’après plusieurs heures de garde, après des discussions sans fin entre son maître Lavabre et les acheteurs qui venaient palper ses ouailles, les soupeser, s’éloignant, revenant, marchandant, se donnant de fortes tapes sur l’épaule et dans la paume de la main, il entendit son maître lui dire :

– C’est vendu !… Tu dois avoir soif, petit ? Tiens, voilà une pièce blanche pour aller en boire une « pauque » ; tu reviendras dans une heure pour aider à « désaffoirer ».

Jean ne se le fit pas répéter. Il courut d’un trait à l’endroit où il avait entrevu « celles du moulin ».

Mais en apercevant Aline et sa mère, il fut soudain repris de son habituelle timidité. Comment les aborder ? Sous quel prétexte ? Que leur dire ? D’autant que Linette a grandi, qu’elle est gentiment atournée : tandis que lui, pauvre pâtre, il n’a que sa triste blouse des dimanches, que dépassent à peine la douteuse blancheur d’un col de chemise de chanvre et un petit nœud de cravate rouge délavé et déteint… Décidément, il n’osera jamais… Et son cœur se serre, et il sent une grosse larme au coin de son œil noir. Accoudé au parapet du pont, il regarde tristement couler l’eau, et s’en aller avec elle toutes ses résolutions et toutes ses espérances.

Soudain, une voix bien connue l’interpelle :

– Tu ferais mieux, berger, au lieu de regarder les goujons frayer sur le sable du Rance, d’aller aider ma mère et ma sœur à porter jusqu’à la charrette du marchand de volailles les canards qu’elles lui ont vendus…

Jean se retourne : c’était Fric, le cadet du moulin de La Capelle, toujours rieur et goguenard.

– Je dois, poursuit-il, rejoindre quelques amis et quelques jolies « drolles » au cabaret de Désirat… Ma mère et ma sœur m’accapareraient… Rends-moi ce service ; et viens, ensuite, prendre la goutte avec nous…

– Très volontiers, fait Jean, qui a là le prétexte excellent d’aborder Rose et Aline.

Il court vers elles, les salue gauchement, en rougissant.

– Hé ! c’est toi, Jeantou ? s’écrie Linette en l’apercevant. Où cours-tu si vite ?

Et, touchant le bras de sa mère distraite :

– Maman ! c’est Jeantou, le fils de Garric, notre voisin… Vous ne le reconnaissez pas ?…

– Si, certes, je le reconnais, fait la meunière, quoiqu’il ait beaucoup grandi depuis le temps qu’il gardait ses brebis par le « travers » du Vignal… Te voilà presque un homme, Jeantou, et de superbe mine.

Tout cela dit d’un ton affectueux, sans ombre de fierté ni d’ironie.

Jean explique qu’il vient offrir ses services pour le transport des canards. Il veut emporter seul la grande corbeille où, liés deux à deux par les pattes, les pauvres palmipèdes, le bec ouvert, le gosier sec et aphone, l’œil mélancoliquement fixé sur le ruisseau qui coule à deux pas, attendent qu’on leur rende l’eau fraîche, la vase veloutée, la prairie à l’herbe drue et aux grosses limaces baveuses… Mais Linou veut aider : ils porteront la corbeille à eux deux, la mère Terral les suivant, à travers les autres corbeilles et paniers de volatiles, puis parmi les pourceaux vautrés, grognant ou mangeant, hurlant parfois sous le genou du langueyeur.

Les canards remisés dans la charrette, parmi un tas de leurs congénères, et Rose payée en belles pièces blanches, on s’achemine vers le marché aux fruits, vers les « réviérols ». Jean, qui n’est plus utile, voudrait se retirer ; mais il est si près de son amie retrouvée, qu’il ne peut se décider à la quitter… Que se disent-ils ? Rien ou presque rien : des banalités sur le temps et sur la récolte, quelques pauvres et vagues évocations de l’époque lointaine où ils « gardaient » ensemble ; le tout avec cette gêne, ce serrement du cœur qui voudrait en dire plus long et plus clair et qui n’ose… Adorables idylles, qu’aucun auteur n’a traduites parce qu’elles sont intraduisibles, tout intérieures, à peine indiquées au-dehors par un geste, un regard, un soupir discret.

La mère Terral achète des cerises, de frais et gros bigarreaux du « Vallon », sucrés et croquants sous la dent.

– Tends la blouse, Jeantou, dit-elle. Et le marchand y verse le contenu de ses balances. Puis l’on va s’asseoir sur l’herbe, à la sortie du village, sous un mur moussu que débordent largement des sureaux en fleur. Et l’on mange les cerises et la « coque » pétrie par Linou, à trois, coude à coude. L’exquis repas ! Et l’on cause.

– Quand viendras-tu nous voir, Jeantou ? dit Rose ; à la foire de Saint-Michel, ou à celle de l’Avent ?

– Je ne sais trop, fait le pâtre. Mon maître n’aime pas beaucoup me voir quitter le troupeau ; et il y a une belle raie de chemin de la Gineste à La Capelle…

– Tu sais, reprend la brave femme, qu’il y a toujours pour toi, au Moulin, une écuellée de soupe, un morceau de lard, du miel des ruches et un verre de vin.

– Oh ! je sais… Merci, Madame Terral ; vous êtes bonne, bonne comme le pain blanc… Tout le monde est d’accord sur ce point ; et j’ai idée que, l’hiver dernier, ma pauvre mère a dû quelquefois trouver à emprunter chez vous un fagot de bois et un chanteau de tourte.

– Mais non, mais non, proteste la meunière. Sans être riches, tes parents vivent bien… Et il paraît d’ailleurs que tu leur envoies quelques écus sur tes gages, – ce qui est très beau, mon petit Jean, et te portera bonheur.

Pour le coup voilà Jean plus rouge que les cerises de sa blouse ; pour un peu il pleurerait d’attendrissement. Mais non… ! pleurer, à son âge, et devant Linou !… Celle-ci comprend la gêne de son ami, elle s’empresse de faire dévier la conversation.

Mais ce qui, surtout, vint couper court à l’embarras du garçon, ce fut le passage d’une carriole attelée d’une jument ardente, et qui, chargée et surchargée de gens et de paniers, quittait le champ de foire au bruit de coups de fouet, de jurons et de rires et de cris de femmes apeurées et de volailles en détresse. « Oh ! Flambart qui s’en va déjà ! », s’écrie Linou, en reconnaissant à sa grosse moustache grise, et aux jurons qui s’en échappaient, le principal aubergiste de La Capelle-des-Bois, un ancien dragon, célèbre pour sa jument enragée et les innombrables accidents qu’elle lui avait valus, – sans, d’ailleurs, le corriger de la manie d’aller à toutes les foires de la contrée et d’y charrier gratis paysans, paysannes et marmots, sevrés ou à sevrer. Plusieurs fois cru mort sous sa jardinière culbutée, il n’en remontait pas moins sur le siège raccommodé ; et sa clientèle, malgré des bras démis, des jambes cassées et des scalpages innombrables sur les silex de la route, malgré maints serments aussi de ne plus s’y laisser prendre, revenait toujours vers le terrible conducteur, et, sans bourse délier, recommençait en sa compagnie la dangereuse équipée. Ce jour-là, pressé de quitter Peyrebrune, Flambart lançait sa bête parmi la volaille, les brebis et les pourceaux, riant d’un gros rire de soudard, faisant pétarader son fouet, hurlant :

– Gare ! gare ! Dieu me damne !

Un tourbillon de fuites, de menaces et de cris, et une bête affolée, gueule ouverte et crinière au vent : c’était Flambart… Il était passé… À la grâce de Dieu !…

Déjà, beaucoup de gens désertent la foire, remmenant leur bêtes, vendues ou non, qui bêlent ou mugissent vers celles que les maquignons ont retenues, ou vers celles qu’on a laissées à l’étable, le matin. Tout cela marche, galope, se traîne, résiste, dans des flots de poussière dorée ; et c’est un pêle-mêle, un vacarme, d’où se dégage aussi la grande mélancolie des adieux et des séparations.

L’adieu ! Comme il étreint le cœur de Jean et d’Aline ! Quel déchirement, en songeant que peut-être des mois et des mois passeront encore, sans une occasion de se revoir !… Perspective moins cruelle sans doute pour la jeune fille, qui rentre dans sa maison et va continuer à vivre au milieu des siens, mais terrifiante pour Jeantou qui, chez un maître exigeant, dans des landes désertes, va compter les jours et les heures qui le sépareront de Linou, – tremblant à l’idée que d’autres la courtiseront, et qu’elle donnera peut-être ailleurs ce cœur qu’il n’ose pas même interroger.

– Adieu, Jeantou ; porte-toi bien, et viens nous voir bientôt, fait Rose en serrant les mains du berger.

– Au revoir, madame Terral… Dites à ma mère que vous m’avez vu et que je me porte bien… Adieu, Linou… Ménage-toi.

– Adieu, Jeantou… À bientôt…

Et, brusquement, le pauvre berger se détourne et s’enfonce dans un chemin creux bordé de houx, où il pourra enfin, à son aise, laisser crever son cœur, et pleurer sans honte, en balbutiant dévotement le nom de son amie.