III

Le lendemain, la neige tomba. Elle tomba doucement, lentement, large et grasse, tout un jour et toute une nuit, couvrant le pays d’un mol édredon d’un pied d’épaisseur. Seul, parmi toute cette splendeur le ruisseau traçait dans la vallée sa ligne sinueuse, si noire, maintenant, par contraste, qu’on eût dit une coulée d’encre ; et sur les versants escarpés, quelques rocs sortant des bruyères, quelques chênes et quelques châtaigniers aux troncs énormes, blancs du côté du vent, sombres de l’autre, semblaient des gueux emmantelés d’hermine. Un silence profond, ouaté, pour ainsi dire, enveloppait le vallon, troublé à peine, – le jour, par quelques croassements de corbeaux demandant de la chair : « Car ! car ! » ; la nuit, par les hurlements des loups, là-haut, sous les futaies de Roupeyrac.

Puis, le ciel s’éclaircit ; une âpre bise fouetta la neige avec un grésillement aigu et métallique, en emplit les chemins creux, où elle acquit peu à peu la consistance de la pierre, et rendit impossible tout charroi.

Aussi, les meules du moulin des Anguilles n’eurent bientôt plus de grain à broyer. D’ailleurs, les glaçons immobilisèrent les roues et les vannes et mirent au déversoir comme une chape de plomb. De temps à autre, on entendait sur le coteau le craquement d’un arbre croulant sous le poids de la neige, ou s’éclatant sous la morsure d’un froid tel qu’on n’en avait pas subi de semblable depuis vingt ans.

Que faire, par un temps pareil et dans une pareille solitude ? Pierril, lui, allongeait ses maigres jambes devant un tronc de châtaignier embrasé et crépitant. Sa femme filait des étoupes sur une quenouille de noisetier, ou tricotait des bas, ou reprisait des hardes, ou gavait à l’étable une douzaine de canards. Mion, elle, trouvait longues les journées et les veillées. On s’apercevait vite, à regarder seulement ses mains soignées, que l’aiguille ne lui piquait pas souvent les doigts et que, pour être bonne à Montpellier, elle ne devait pas s’y adonner à de bien rudes besognes. Elle avait apporté au fond de sa malle quelques romans-feuilletons, qu’elle lisait ou relisait avec componction, les déclarant « bien écrits ». Mais on ne peut pas lire tout le temps ; d’autant plus qu’en décembre l’ombre descend vite, et que le « calèl », alimenté d’huile grossière de chènevis, ne donnait qu’une clarté fumeuse à laquelle Mion ne voulait pas fatiguer ses beaux yeux vert d’eau.

Elle essaya bien d’accaparer Garric et de bavarder avec lui, pendant qu’il rhabillait ses meules, renouvelait augettes ou fuseaux, et raccommodait poulies ou courroies, avec une adresse surprenante chez un berger d’hier. Elle allait le relancer dans le moulin au risque de s’enfariner les jupes, où même à la scierie ouverte à tous les vents, quitte à geler le bout de son nez rose et délicatement relevé. Mais le farinel, comme on sait, n’était guère loquace de nature ; sa timidité originelle le reprenait, d’ailleurs, devant cette grande fille aux prunelles inquiétantes, au passé quelque peu décrié et suspect… Il répondait laconiquement, froidement aux questions de la Rousse ; et la conversation tombait bientôt. Mion, frissonnante, retournait vite s’asseoir devant le feu, entre son père égrotant et geignard, deux chats grands croqueurs de souris, mais inoccupés durant le jour, et Kalba, un chien fauve à longs poils et à long museau, qui cumulait les fonctions de chien de garde, de chien ratier, de chien de chasse… et même de chien de pêche, – oui, de pêche : quand le meunier, ayant mis le ruisseau à sec ou à peu près, traquait les poissons dans les « gourgues », il chargeait Kalba de les arrêter au passage, ce qu’il faisait à merveille, de la griffe et de la dent, jetant même parfois sur le pré, d’un brusque coup de gueule, une belle truite qui avait essayé de forcer la consigne…

– Il n’est guère aimable, votre farinel, père, disait Mion, boudeuse et ennuyée. On ne peut lui arracher que des « oui », des « non », des « certainement », des « ni plus ni moins ». Il n’a pourtant pas l’air trop bête…

– Et il ne l’est pas, fillette, tant s’en faut… Il l’a prouvé… Sans lui, j’étais perdu, et mon moulin avec… Ah ! quel garçon laborieux, adroit et honnête !… trop pour la corporation, ajoutent les malins…

– Alors, c’est qu’il me déteste…, ou que je lui fais peur ?…

– Peut-être bien, Mion… Il est timide, embarrassé comme une fille ; et dame ! toi, avec tes airs d’impératrice, tes attifements de demoiselle… Et puis…

– Et puis ?…

– Et puis, Mion, je crois bien que Jean en tient déjà pour une autre.

– Vraiment ? Pour qui ?

– Je n’affirme rien, non… M’est avis, pourtant, que, s’ils se sont querellés avec le vieux Terral, le mois dernier… (C’est le maître de La Salvetat, maintenant mon client, qui m’a conté ça). – Si donc ils se sont pris de bec, au Moulin-Bas, le seul motif de la colère de Terral n’était pas que Garric soit entré à mon service et ait remis en bon point mon moulin… Je soupçonne un petit sentiment de Jean pour la cadette de Terral, la fine et accorte Linette.

– Alors, Jeantou serait amoureux ? s’écria Mion, dont les yeux flambèrent.

– Il peut y avoir de ça… Le père Terral, peu endurant, autoritaire et vaniteux par-dessus tout, aura eu vent de la chose, et…

– Ah ! ah !… ce sournois de Jean ! ajouta la belle rousse avec un sourire malicieux et amusé…

Et déjà pointait en elle un vague désir d’émoustiller ce garçon si réservé, et de supplanter dans son cœur cette petite Linou, contre laquelle elle nourrissait un peu de la rancune de son père pour tous les Terral… Ah ! ce Jean !… sous ses airs de glaçon, il s’avisait d’être amoureux, et d’une autre que Mion… On verrait bien !…

Et, dès ce moment, elle tourna encore davantage autour du farinel, mettant en jeu tout son arsenal de questions insidieuses, de frôlements électrisants, de sourires et d’œillades incendiaires. Rien n’y fit, – du moins, apparemment. Au fond, le brave garçon se sentait troublé, mal à l’aise auprès de l’ensorceleuse. Elle voulut qu’il jouât aux cartes avec elle : Jeantou ne connaissait ni l’écarté, ni la « bourre », et n’avait aucune docilité à s’instruire. Elle essaya de la lecture, côte à côte, dans le même livre, à tour de rôle : le garçon meunier savait à peine lire les prières de la messe et l’almanach de Mathieu de la Drôme ; et il trouvait vite quelque prétexte pour fausser compagnie à son inquiétante institutrice.

Un jour, il fut mis à rude épreuve : Mion l’emmena à la recherche d’une portée de chatons qu’elle avait entendu miauler dans la grange, sur un haut tas de foin. Jeantou dut lui tenir l’échelle, du sommet de laquelle elle dégringola et se renversa dans les bras du garçon tout décontenancé, mais qui ne mit nullement à profit une si favorable occasion. C’est qu’il était gardé par son amour ; et plus la Mion se faisait provocante, plus tout son cœur à lui volait vers la fille de Terral, vers sa petite amie Linou, si honnête et si réservée. Ah ! qu’il eût voulu la revoir, échanger avec elle une promesse nouvelle, une nouvelle espérance ! Il lui semblait que cela suffirait pour le préserver de tout danger, pour calmer la fièvre qui, le soir s’allumait dans ses veines et chasser les rêves troubles qui agitaient maintenant ses nuits.

Il crut dissiper toutes ces images et ces obsessions en allant embrasser ses parents, qu’il n’avait pas revus depuis deux mois. Noël lui en fournit le prétexte. Douze fois déjà, le soir, vers neuf heures, tous les clochers du Ségala avaient annoncé la nouvelle de la Nativité, en éparpillant sur la campagne éclatante et glacée leurs « trignons » cristallins et joyeux. Ces voix mystiques avaient peine à descendre jusqu’au fond de la gorge sauvage des Anguilles ; mais Jean en avait d’autant plus la nostalgie, et aussi le désir d’aller à la messe de minuit dans la petite église de La Capelle-des-Bois, d’entendre les cantiques qu’il y avait chantés étant enfant, d’apercevoir peut-être Linou faisant ses dévotions, – qui sait ? – de la rencontrer sous le porche, à la sortie, et d’échanger avec elle deux mots de souvenir et d’amitié.

Donc, la veille de Noël, un peu avant la nuit, il dit à Pierril :

– Maître, puisque, ce soir, je ne ferai faute ici à rien ni à personne, je vous demande la permission d’aller revoir mes anciens, et d’assister à matines avec eux.

Pierril fit quelques objections : La Capelle était à près d’une lieue, le temps affreux, les chemins impraticables. On pouvait rouler dans un trou, se casser une jambe sur la glace… Et il y avait sûrement des loups dans la contrée… Ne vaudrait-il pas mieux se contenter des « matines chaudes », c’est-à-dire d’une bonne veillée au coin du feu, là, près de son lit, entre la Pierrille et Mion ?…

La belle rousse ne disait rien, mais ses lèvres avaient une moue significative.

Pourtant, Garric tenait à son idée. Ayant obtenu congé, il passa sa veste neuve, sa blouse par-dessus, coiffa son large feutre des dimanches, prit, derrière la caisse de la pendule, un solide bâton de houx hérissé de nœuds et ferré à la pointe, promit de revenir avant le jour, et partit sans remarquer que Mion détournait la tête, et ne lui rendait même pas son : A Dé sias !