IV

Ce jardin, à la fois potager et verger, était pour Rose Terral un domaine, un petit royaume, bien à elle, et dont elle était fière et jalouse. Sauf les gros travaux de défonçage, elle y faisait à peu près tout : semis, plantations, binages, sarclages, cueillettes. Un petit coin seulement était confié à Linou pour la culture de ses fleurs. Et nul jardin de La Capelle n’était aussi bien tenu, aussi productif, aussi plaisant à l’œil. Dès que les soins du ménage lui laissaient quelque répit, la meunière courait s’y enfermer ; et si aucun travail n’y était pressant, elle s’y promenait, rêvant, contemplant fleurs ou fruits, arbres et ruches, s’intéressant aux nids dans les haies, aux abeilles qui la connaissaient bien et qui ne la piquaient jamais, même lorsque, comme ce jour-là, elles étaient irritées du récent enlèvement de leur miel.

Elle s’était assise, emmantelée et encapuchonnée, – parce qu’elle sortait pour la première fois depuis sa maladie, – à sa place préférée, la même où souvent, le dimanche après vêpres, elle allait réciter son chapelet, à l’extrémité du rucher, dans l’angle abrité formé par la haute et épaisse chaussée de l’étang et le mur protégeant le jardin contre la cascade du déversoir au temps des grandes eaux. Là, sous la retombée d’un sureau et d’un noisetier sauvage, encore dépourvus de feuilles, mais déjà couverts de bourgeons vert et or, l’œil sollicité par un couple de bergeronnettes lavandières qui commençaient leur nid, la chère femme jouissait de son retour à la santé, toute pénétrée de bien-être physique, dans la lumière et la tiédeur de ce jour annonciateur de renouveau.

Elle le revoyait donc, ce jardin bien-aimé ; elle retrouvait donc la petite thébaïde chère à ses rêves, aux effusions de son âme mystique et à ses nostalgies imprécises d’un Eden dans l’au-delà.

Au grincement de la porte rustique, Rose sortit de sa rêverie. Elle vit une robe noire traverser le jardin dans sa largeur, et elle crut à une visite du curé de La Capelle, qui venait souvent la voir et la fatiguait même un peu de sa fruste loquacité. Elle voulut lui crier de prendre garde aux abeilles, et de longer les ruches avec une sage lenteur. Mais le conseil était superflu : l’abbé Reynès élevait aussi des abeilles, et il savait ménager ce peuple irritable et jaloux. Il allait à tout petits pas, s’arrêtant parfois un peu derrière le tronc d’un poirier, ne faisant aucun geste brusque pour écarter celles qui venaient bourdonner à ses oreilles ou même s’empêtrer dans ses cheveux gris. Que dis-je ! Il murmurait, lui aussi, comme les enfants qui surveillent les essaims et les invitent à descendre :

– Belles, belles, posez-vous ! Calmez-vous, douces avettes de Notre-Seigneur.

Décidément, ce n’était pas l’allure de l’abbé Laplanque ; en pareil cas, il aurait eu déjà vingt abeilles sur sa tonsure et reçu, sans doute, plusieurs coups d’aiguillon. Rose reconnut enfin le curé de La Garde, se leva pour le saluer de son bonjour fervent et de son sourire de douceur.

Il la fit rasseoir, s’assit lui-même sur une ruche vide renversée, et lui exprima toute sa joie de la voir revenue à la santé :

– Oh ! j’avais de vos nouvelles souvent, et je savais que vous alliez de mieux en mieux ; sans quoi, malgré la besogne, qui ne me manque pas, surtout en Carême, je serais venu vous voir plus tôt.

– Vous êtes si bon, monsieur le curé ! Vous n’avez pas oublié votre ancienne paroissienne… Je suis bien certaine même que vous avez prié pour moi, et que vos prières ont fait plus pour me guérir que les remèdes du docteur Bernad.

– Il faut les unes et les autres, mon amie ; il faut le médecin et il faut Dieu…

Et, après un court silence :

– En fait de prières, je crois bien que celles de Linette auraient suffi.

– Linou ? Ah ! la chère petite ! Oui, elle a bien prié aussi, et elle m’a tant soignée !… L’avez-vous vue, en arrivant ?

– Sans doute ; nous avons même causé ensemble un bon moment.

– Et comment la trouvez-vous ? Bien changée, n’est-ce pas ?

– Un peu pâlie… La fatigue, l’inquiétude…

– N’y a-t-il pas autre chose ?… Elle est triste, toujours triste. Elle maigrit ; je suis sûre qu’elle pleure en cachette.

– Et vous connaissez les causes de ce chagrin ?

– Je crois en connaître une… Vous avez, sans doute, ouï dire que ma fille avait conçu un sentiment très tendre pour Jean Garric ?

– Oui, je sais cela ; elle-même vient de m’en parler…

– Vous a-t-elle dit également que Terral, les ayant rencontrés ensemble, avait chassé un jour le jeune homme, avec injures et menaces, et défense de remettre les pieds au moulin ?

– Je sais cela aussi ; et je sais encore que Jean s’est oublié avec la fille de Pierril, dans un moment de détresse et, pour tout dire, de lâcheté.

– Tout cela, reprit la meunière, peut, à première vue, expliquer le chagrin d’Aline… Eh bien ! monsieur le curé, je crois qu’il y a encore autre chose : si elle souffre, si elle pleure dans les coins, si elle dépérit, c’est qu’elle a un secret ; et ce secret, je crains de le deviner, je tremble de l’apprendre…

Rose s’arrêta, lasse d’avoir tant parlé, son regard plein de larmes, sa pauvre figure émaciée exprimant une tristesse sans bornes.

L’abbé Reynès n’osait lui dire que ce fameux secret, il le connaissait, lui, depuis un moment. Il redoutait, comme Linou, l’effet d’une telle révélation sur la mère, si affaiblie, et qu’une brusque secousse pourrait abattre sans recours.

Tous deux se taisaient ; un calme profond les entourait. Le déversoir n’épanchait qu’un mince filet d’eau au léger gazouillis.

La chère femme raconta la vision qui repassait sans cesse sous ses yeux, depuis la première nuit de sa maladie, et dont elle ne pouvait dire si c’était chimère ou réalité : Linou faisant le serment d’être religieuse.

L’abbé Reynès eut un mouvement, ouvrit la bouche, et faillit se trahir ; il se ressaisit pourtant.

– Si Aline avait fait ce vœu, ne vous l’aurait-elle pas avoué depuis ?

– Qui sait ? Elle veut attendre peut-être que je sois plus forte… Et moi, je suis lâche, je n’ose l’interroger…

– Si la chose était vraie, pourtant, il ne faudrait pas lui en vouloir à cette enfant, ni vous en désoler : elle ne saurait vous donner une plus grande preuve d’amour.

– Mais je n’accepterais pas un pareil sacrifice, monsieur le curé. Ma vie est à son déclin ; je ne voudrais pas conserver le peu qui m’en reste au prix de celle de ma fille… Que deviendrais-je, d’ailleurs, souffrante et faible comme je le suis, si Linou me quittait ?… Et son père ?

– Prenez garde, ma pauvre amie ; vous, si charitable et si généreuse, vous allez parler en égoïste… De tout temps il y a eu, surtout dans les bonnes maisons, des garçons pour se faire prêtres, des filles pour entrer au couvent. Vous avez une sœur religieuse, un cousin curé comme moi…

– Il est vrai… Mais ce n’est pas la même chose. Chez moi, nous étions quatre filles : une pouvait se donner à Dieu. Moi, je n’ai que Line, mon aînée s’étant établie loin de nous.

– Vous prendrez une bru, qui la remplacera… Et puis, elle n’est pas encore partie… et…

– Elle doit donc partir ? Vous voyez bien que mes craintes étaient fondées… Vous savez quelque chose, monsieur le curé !… Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !…

Et la pauvre mère éclata en sanglots et se renversa contre le mur, défaillante.

L’abbé Reynès sentit qu’il serait dangereux de pousser plus loin sa révélation. Il s’efforça, au contraire, de la reprendre.

– Voyons, Rose, voyons… Nous ne faisons là, vous et moi, que des suppositions… Je voulais simplement vous rappeler que la vocation religieuse n’est pas un malheur, mais plutôt une bénédiction ; que Dieu, d’ailleurs, a le droit, plus encore que l’empereur, de vous demander vos enfants, que la Vierge elle-même a donné son fils ; et que vous, croyante et pieuse comme vous l’êtes, si jamais Jésus appelait à lui votre cadette, vous sauriez la lui offrir… Mais puisse-t-il ne jamais vous la demander !

La douce femme, revenue un peu à elle, ses mains tremblantes dans celles du prêtre, ne protestait plus. Mais de grosses larmes descendaient sur ces joues pâles et flétries, et ses yeux, fatigués et déteints, se levaient au ciel dans une angoisse adoucie de résignation.

– Monsieur le curé, reprit-elle, tout ce que vous venez de me dire, je l’ai souvent pensé. Avant ma dernière maladie, j’aurais eu, je crois, assez de courage pour supporter l’épreuve dont nous parlons, si Linou m’eût manifesté le désir de se faire religieuse… Aujourd’hui, même consentante de cœur, mes forces me trahiraient… Parlez encore à ma fille ; tâchez de savoir au juste ses desseins. Si c’est le délire seul qui a causé mes pressentiments, qu’elle se hâte de me rassurer… Sinon, qu’elle ajourne un peu : je sens que je ne vivrai pas vieille ; et, quand je serai morte, oh ! oui, oui, qu’elle prenne alors le voile, si elle ne veut ou ne peut épouser le brave garçon sur lequel je comptais pour la protéger.

– Il sera fait comme vous souhaitez, ma chère amie. Mais chassez ces idées de mort. Quand la mort se présente, il faut l’accepter ; il ne faut pas la désirer, ni la provoquer. Rentrons. Aline m’accompagnera quelques pas pour que je puisse lui parler encore un peu. Et, quoi qu’il arrive, souvenez-vous que nous devons nous courber docilement sous la volonté de Celui qui mesure nos peines à nos forces, comme il mesure le vent à la brebis tondue.

Tous deux traversèrent lentement le jardin que l’ombre commençait à saisir. Ils trouvèrent Linou dans la basse-cour.

Dès qu’elle vit sa mère, plus pâle et plus affaissée encore que de coutume, la jeune fille courut à elle pour l’aider à remonter l’escalier.

L’abbé Reynès prenait congé, malgré les instances des deux femmes pour le garder à souper.

– À bientôt, Rose, à bientôt !… Et toi, Linette, accompagne-moi un peu, veux-tu ?

– Volontiers, monsieur le curé ; le temps d’installer maman au coin du feu, et je vous rejoins sur l’aire-sol.

Et les deux femmes remontèrent dans la maison, tandis que l’abbé sortait par le portail de la basse-cour.

Dès qu’elle l’eut rejoint, Linou, anxieuse, l’interrogea :

– Maman sait tout, n’est-ce pas ?

– Non, mais elle a le pressentiment de tout.

Et il lui rapporta leur conversation ; puis, il ajouta :

– Maintenant, ma petite, je te le répète, il te reste à réfléchir encore. Songe qu’il y va du repos de ta vie, de ton salut. Pense à Jean, qui t’aime toujours. Demande-toi si tu ne l’aimes pas encore plus que tout au monde ; si tu n’as pas cédé au dépit, à la rancune, en renonçant à lui… Ensuite, si tu éprouvais quelque regret de ton vœu, sache qu’à ma demande l’Église t’en relèverait… Pèse bien tout ; ne brusque rien… Si ta résolution persiste, tu le diras à ta mère, – quand elle sera un peu plus forte, toutefois, – et aussi à ton père et à ton parrain… Moi, je me chargerai d’en informer Jean, et je tâcherai de le consoler… Voici le temps pascal, prie : Jésus ressuscité se chargera de te faire connaître ce qu’il attend de toi.

La jeune fille baissait la tête sous la parole pénétrante de son conseiller. Quand il s’arrêta pour lui dire adieu, elle leva sur lui ses beaux yeux éclairés d’une lueur d’au-delà, lui tendit les deux mains, et répondit simplement :

– Merci, monsieur le curé, je ferai ce que vous m’ordonnez ; et, ensuite, ce que Dieu m’ordonnera…

Juste à ce moment, un coup tinta à la grosse cloche de La Capelle, puis un autre, puis un troisième.

– Oh ! une « finie » ! monsieur le curé, s’écria Linou. Quelqu’un est mort…

Tous deux se signèrent.

– Qui donc était malade ? interrogea l’abbé.

– Mais personne gravement, à ma connaissance…

Une jeune femme descendait la côte, allant laver à l’étang. Linou l’interpella :

– Martine, pour qui sonne-t-on ?

– C’est pour ce pauvre Garric, du Vignal, notre voisin… Oui, Garric le menuisier… Il s’est tué en ébranchant les peupliers du maire.

– Garric ? Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille, toute pâle.

– Le malheureux ! ajouta l’abbé Reynès en se découvrant et murmurant une oraison.

– Malheureux, en effet, ajouta la paysanne. On l’a rapporté vivant encore et même ayant toute sa connaissance. Monsieur le curé de La Capelle était allé voir la mère Puech, au Vitarel ; et, quand il est revenu, le pauvre Garric avait passé… Ah ! monsieur Reynès, si nous vous avions su ici !…

– C’était un brave homme, reprit le prêtre : Dieu lui aura fait bon accueil… Je vais serrer la main de sa veuve, en passant. Son fils doit être déjà prévenu… Pauvre garçon !

– J’irai demain les voir, monsieur le curé ; ce soir, je suis absolument nécessaire à la maison.

– Bonsoir, mes enfants, fit le curé de La Garde en saluant les deux femmes pour gravir la côte aussi vivement que le lui permettait sa verte soixantaine, alourdie d’un peu d’obésité.

La cloche, qui avait annoncé la mort de l’humble terrien par quelques tintements espacés et comme haletants, alternait, maintenant, ses durs coups de battant, deux par deux, avec ceux de la petite cloche, et ce glas, dans l’air calme et limpide d’une soirée vraiment printanière, paraissait plus lugubre encore par le contraste de la mort et de la vie, de cette tombe ouverte à côté des sillons reverdis. Pauvre Garric ! Il s’est cassé les reins en émondant les peupliers ; et les peupliers, gonflés de sève, bourgeonnent jusqu’à leurs plus hautes ramures, et vont chanter dans la brise en berçant les nids de la saison nouvelle.

Le lendemain, dans l’après-midi, Linou ayant prié l’oncle Joseph de remplacer au moulin la servante, afin que celle-ci pût s’occuper de la convalescente et donner ses soins à la basse-cour, monta au Vignal porter ses consolations à la veuve Garric.

Tout était silencieux dans la courette qui précède la misérable demeure. Deux poules y grattaient le fumier, et la chienne, allongée devant le seuil, ouvrit à peine ses yeux tristes, sans aboyer.

La jeune fille pressa le loquet et, doucement, poussa la porte… Qui n’a pas vu un de ces pauvres logis de village où la mort vient d’entrer ne saurait s’en représenter le navrant aspect. En face de la porte, à droite du foyer, le vieux lit à alcôve, fait de planches disjointes et enfumées, garni de maigres rideaux d’indienne déteinte, à la frange supérieure desquels un petit bénitier de porcelaine est fixé sous un crucifix et une branche de buis sec. Sur le retroussis d’un rude drap de chanvre, le mort, dont un des rideaux masque la figure, étend ses bras maigres et rigides et ses mains jointes sur un chapelet. Le pétrin, qui sert aussi de table, a été poussé contre le pied du lit et porte une assiette avec un rameau de buis vert plongeant dans de l’eau bénite. Attaché au dos d’une chaise dépaillée, un cierge jaune se consume lentement.

La veuve est assise sur une chaise basse devant le foyer, et se tient la tête enfoncée entre les bras, au niveau des genoux. La Sœur Saint-Cyprien, assistée d’une belle-sœur du mort, fixe sur un drap de lit destiné à recouvrir la bière quelques branches de buis et de houx, la seule verdure du pays en cette saison.

Et le soleil pénètre par l’interstice des volets entrecroisés ; et une première mouche, éveillée par la tiédeur du renouveau et par l’odeur de la mort, voltige dans un rayon.

Linou va droit au lit, prend le rameau trempé d’eau bénite, écarte un peu le rideau qui cachait le pauvre visage tiré et figé, et fait les aspersions accoutumées. Puis elle s’agenouille et récite le De profundis. Enfin, elle s’approche de la veuve, qui ne l’a pas entendue entrer, lui touche le bras. Mariannou relève la tête, pousse un cri, se dresse et se jette en sanglotant au cou de la jeune fille.

– Ah ! ma petite, ma chère petite !… Que je suis malheureuse ! Mon pauvre homme ! Mon pauvre Garric !

Et c’est l’inévitable, l’éternelle lamentation, la même partout, en son fond et même en sa forme, qu’elle monte de la cabane ou du palais.

Aline s’efforça de calmer et de réconforter la veuve ; elle pleura avec elle : on n’a encore rien trouvé de mieux pour atténuer l’amertume des larmes d’autrui que d’y mêler ses propres larmes. Puis, elle lui demanda où était son fils.

– Jeantou ? Ah ! le pauvre enfant, gémit la veuve ; il est à la mairie, ou à la cure, peut-être chez Josépou de Reine, à commander ou à fabriquer lui-même la caisse… Il rentrera sans doute bientôt… Ah ! il souffre bien aussi le brave garçon…

Linou, s’excusant sur l’état de faiblesse de sa mère et sur la nécessité de préparer le souper pour les meuniers et pour quatre ou cinq coupeurs d’arbres ou charroyeurs qui allaient revenir affamés de la forêt, abrégea sa funèbre visite, promettant de revenir le lendemain matin pour les obsèques. Elle fit encore une prière, au pied du lit, échangea quelques mots avec la Sœur Saint-Cyprien, et sortit doucement en refermant la porte.

Mais elle était à peine hors de la cour qu’elle se trouva en face de Jean, qui revenait, son chapeau à la main gauche, et de sa main droite maintenant en équilibre sur son épaule le frêle cercueil de hêtre destiné à ensevelir son père.

Aline s’arrêta, le cœur affreusement serré, et demeura comme pétrifiée au milieu du chemin ; Jean ne l’aperçut qu’au moment où il allait la dépasser.

– Linou !

– Jean !

Et ils restèrent là un instant, n’osant rien se dire, tous deux sanglotant ; ils ne s’étaient pas revus depuis la scène des aveux au Moulin-Bas…

Enfin, Garric s’approcha du mur en pierres sèches bordant le chemin, y déposa son sinistre fardeau et, debout, tête nue, les bras pendants, continua à regarder à travers ses pleurs la jeune fille, qui ne trouvait à dire que ces mots :

– Sois courageux, Jean, sois courageux… Je te plains de tout mon cœur.

Et elle lui avait tendu les deux mains dans un geste d’infinie tendresse.

Mais une vibration métallique fendit l’air, et le premier coup d’un nouveau glas tomba sur eux du haut du clocher. Un sanglot déchirant du jeune homme y répondit. Linou retira ses mains, répétant :

– Jean, du courage ! du courage ! Et elle s’en alla.

Le lendemain, dès l’aurore, les cloches appelèrent pour l’enterrement. Le rustique, surtout dans la belle saison, ne donne à ses morts que le temps strictement nécessaire, – soit l’heure matinale, pendant que ses bêtes mangent, soit, après journée faite, les approches du crépuscule.

Braves gens, serviables en tout ce qu’ils pouvaient, les Garric n’avaient que des amis, mais ils étaient pauvres : les funérailles furent modestes. Le curé et un chantre faisant aussi les fonctions de clerc et de porte-croix vinrent chercher le mort, que quatre de ses plus proches voisins emportèrent sur leurs épaules. Un maigre cortège suivait, qui se grossit cependant de quelques traînards sortant du lit ou des étables, la blouse noire passée en hâte, les cheveux embroussaillés et emmêlés de paille ou de foin.

La bière placée sur deux tréteaux au milieu de l’église, entre six petits cierges, la messe commença et fut rondement dite. Quelques gens des hameaux éloignés arrivèrent encore. Dans les moments où le chantre et le curé se taisaient, on entendait les gémissements étouffés de la veuve, écroulée derrière le cercueil, à côté de son fils dont la douleur profonde restait pourtant muette.

Puis ce fut l’absoute, l’eau bénite, l’encensoir promené autour du rustique catafalque, et ce dialogue à la fois si triste et si consolant, ces répliques latines qui forment comme la berceuse suprême dont l’Église endort ses enfants…

Et l’on entra, tout à côté, dans le cimetière étroit, herbeux, sans cénotaphes de marbre ni de pierre, – modeste enclos où, dans la plus parfaite égalité, les morts de la paroisse reposent sous des croix de bois noires, les unes droites encore étant récentes, d’autres inclinées déjà par le vent, quelques-unes presque couchées, ou même disparues dans le gazon, comme leurs défunts dans l’oubli.

Autour de la fosse, les femmes emmantelées, leur capuchon rabattu sur la face, s’agenouillent dans l’herbe ; les hommes debout, tête nue, se signent et prient. Les porteurs, à l’aide d’une corde descendent la frêle bière dans la glaise rougeâtre ; les cloches haletantes précipitent leurs dernières plaintes ; le curé fait les suprêmes aspersions et jette une pelletée de terre sur le cercueil qui retentit… C’est fini… Et chacun retourne en hâte à sa maison, à son champ, au pâturage, à la forêt. Le temps est beau : il faut semer les avoines de mars et les pommes de terre ; il faut planter les jardins, aller au lavoir, au moulin ou au four, pétrir et cuire le pain pour les vivants ; que les morts reposent en paix !

Seuls Jeantou et sa mère s’attardent, attendant que la fosse soit comblée et qu’on y ait planté la petite croix, semblable aux autres, avec l’inscription en lettres frustes :

Ici repose Jean-Antoine Garric (1817-1869).

Quand ils sortent enfin, Linou qui les attendait prend la veuve sous le bras pour la reconduire à sa demeure, lui tenant tous les propos capables d’alléger sa douleur. Jean marche derrière elles, infiniment triste, sans doute, mais sentant au fond de son cœur renaître l’espérance de reconquérir celui de son aimée.