Au moulin de La Capelle les choses avaient peu à peu repris leur train accoutumé. Rose Terral était entrée en convalescence. Pourtant, malgré les soins intelligents de la bonne Sœur Saint-Cyprien et la sollicitude si tendre d’Aline, la santé ne lui revenait que lentement : les préoccupations de toute sorte retardaient sa complète guérison. À voir l’air de plus en plus soucieux de son mari, elle devinait que ses affaires ne s’amélioraient pas ; et, si Cadet amenait un mauvais numéro, faudrait-il le voir partir pour des années, ou s’endetter encore pour lui payer un remplaçant ?
Enfin, et par-dessus tout, la chère femme s’apercevait que sa Linette, malgré les efforts qu’elle faisait pour paraître vive et gaie comme autrefois, retombait, dès qu’elle ne se croyait pas observée, dans une langueur et une tristesse affreuses, et que des pâleurs ou des rougeurs subites envahissaient son visage allongé et aminci.
Certes, la douleur causée par la révélation brutale de Pataud, le soir de Noël, suffisait à expliquer l’état de la jeune fille ; pourtant, n’avait-il pas d’autres causes ?… Et la convalescente, au fur et à mesure que son intelligence reprenait de la force et sa mémoire de la netteté, se demandait si elle avait rêvé d’un vœu prononcé par Linou, une nuit, au pied de son lit de malade, ou si la pauvre enfant, sous le coup d’une trahison d’amour et du danger que courait alors sa mère, avait bien réellement pris l’engagement sacré dont les termes même lui remontaient à l’esprit… Bah ! Un effet du cauchemar, sans doute… Sa fille la chérissait bien trop pour avoir songé à la quitter… Et d’ailleurs, pourquoi ne pas l’interroger sur ce point ? Linou n’avait jamais menti… Oui, mais lui parler d’un serment pareil sans être sûre qu’il eût été prononcé, n’était-ce pas s’exposer à troubler davantage ce cœur désemparé et cette âme meurtrie, déjà trop portée à chercher sa consolation en haut ? En lui demandant si elle s’était engagée, n’était-ce pas lui suggérer l’idée de prendre l’engagement redouté ?… Et la pauvre mère hésitait, ajournait, essayait de se persuader qu’un tel danger ne la menaçait point, et qu’il n’était pas possible que Dieu lui rendît la santé au prix de son enfant…
De son côté, Linou tremblait à la pensée d’être obligée bientôt de tout révéler et de briser tant de cœurs : celui de sa mère, celui de son père qui, au fond, l’aimait profondément, malgré ses brusqueries et ses colères, celui de son parrain, celui de son cadet, celui de Jean, enfin, à qui elle pardonnait sa trahison, et qui lui était encore infiniment cher. Précipiter l’aveu de sa détermination serait peut-être provoquer chez la convalescente une rechute mortelle. Remettre à plus tard, n’était-ce pas déjà manquer à ses engagements ? N’était-ce pas paraître regretter son sacrifice ? Quelles luttes en perspective et quels déchirements !
Terral, lui, était à mille lieues de penser que sa fille voulait se faire religieuse. Il avait bien, d’ailleurs, d’autres préoccupations ! Le temps qu’il ne passait pas à la forêt pour abattre ou charger hêtres et chênes, au moulin pour dresser la servante encore novice, à la scierie où Cadet le remplaçait assez bien par son adresse innée, mais avec une assiduité insuffisante, il l’employait à des voyages à Rodez ou dans l’Albigeois, pour placer sa planche, ou à des courses chez les terriens aisés de La Capelle, de Peyrebrune ou de Saint-Jean, solliciter des délais de ceux à qui il devait de l’argent, ou en emprunter encore pour le dernier payement des coupes achetées à l’État. Très orgueilleux, il souffrait cruellement de toute la diplomatie qu’il était obligé de déployer, surtout quand il essuyait quelque refus plus ou moins déguisé. Son caractère s’aigrissait de jour en jour ; il rabrouait ses clients peu pressés de payer leurs frais de mouture ou de sciage, sa servante, son valet, – et même ses enfants, pour la moindre négligence ou la moindre observation.
L’oncle Joseph, quoique son aîné, n’était pas à l’abri de ses rebuffades : il lui fallait toute la bonté d’âme dont la nature l’avait doté ; il lui fallait surtout toute sa tendresse pour sa belle-sœur et pour sa filleule, et tout son attachement à ce moulin où il était né et dont le renom lui était cher, pour ne pas abandonner à jamais ce frère cadet qui se montrait parfois si cassant et si ingrat. Les jours grandissant et la température devenant plus douce, il eût pu déjà retourner à ses entreprises ; en dix endroits on l’attendait pour restaurer un moulin et monter une scierie ; mais il ajournait son départ, d’abord pour être tout à fait rassuré sur la santé de Rose ; ensuite pour connaître le résultat du tirage au sort de son neveu ; enfin et surtout, pour tâcher de raccommoder Aline avec son amoureux.
Dix fois, il essaya d’arracher à sa nièce la promesse d’oublier les torts de Jean et de devenir sa femme dès que le garçon meunier trouverait à affermer un moulin, c’est-à-dire vraisemblablement dans un an ou deux, et que Terral, ayant marié son cadet, consentirait plus aisément à voir Aline quitter la maison. Linou répondait toujours de la même manière : elle ne pouvait quitter sa mère ; elle pardonnait à Jean mais elle ne se marierait jamais ! Le bon parrain s’inquiéta bientôt de cette obstination de sa filleule, et se douta bien qu’elle ne lui donnait pas le vrai motif ; et il finit par se dire qu’un prêtre seul, – et pas le premier venu, pas le curé de La Capelle, rude et maladroit, – mais l’abbé Reynès, l’ancien confesseur de Linou, resté l’ami de toute la famille, était capable, à force d’autorité et de douceur, de réussir dans une mission où lui, Joseph, malgré son intelligence et son cœur, avait si complètement échoué.
Alors, un dimanche de la fin du mois de février, par un précoce et tiède soleil, – sous prétexte d’aller voir si les truites mordaient déjà, il prit sa ligne, et descendit le cours de la Durenque. Pêcheur incomparable, il capturait ce poisson si vivace et si défiant dans les ruisseaux et les ruisselets même les plus obstrués de pierres, de racines et de broussailles ; là où les autres pêcheurs perdaient ou cassaient les hameçons, les crins, parfois le roseau, lui, d’un œil juste et d’un mouvement précis du poignet, faisait tomber son appât à l’endroit voulu, reconnaissait à la moindre résistance la présence de la truite, la ferrait vivement et, sans accrocher aux branches des aulnes ou des ronces, l’arrachait frétillante à son abri et, lui faisant décrire une courbe savante, la jetait sur l’herbe du pré, où elle agonisait en cabrioles désordonnées.
Quand il atteignit le barrage du moulin des Anguilles, ne voulant rencontrer ni Pierril ni sa femme, qu’il n’aimait guère, il siffla d’une certaine façon, à deux reprises ; et il ne tarda pas à voir accourir, le long du bief, Garric, endimanché, et prêt, évidemment, à partir pour La Garde, où les cloches sonnaient la seconde messe.
Joseph Terral lui expliqua brièvement son projet d’aller trouver le curé Reynès, et de le prier de tenter une démarche auprès d’Aline.
– Lui seul, dit-il, peut obtenir de ma nièce qu’elle parle clair ; moi, qui passe cependant pour n’être pas trop sot, j’y ai perdu ce que je pouvais avoir de ruse et d’esprit.
Jean hésita, quoiqu’il eût dans le curé de La Garde une confiance entière ; mais son grand ami insista, le persuada, l’entraîna.
Après la messe, ils allèrent ensemble frapper à la porte du presbytère. Naturellement, l’abbé Reynès leur fit le plus cordial, le plus chaleureux accueil. On mangea les truites, frites par Victorine dans de la graisse d’oie et saupoudrées de farine de froment et de persil, et on les arrosa copieusement, l’oncle Joseph n’ayant pas manqué de répéter que le poisson doit nager trois fois : dans l’eau, dans la poêle et dans l’estomac des convives.
Après quoi, le curé promit de se rendre au moulin de La Capelle dès qu’il en trouverait le temps et le prétexte. Et il termina l’entretien en disant à Jean :
– Je verrai Linette et, quoique je ne sois plus son confesseur, je crois pouvoir espérer qu’elle m’ouvrira son âme. Je plaiderai ta cause de mon mieux, avec le grand désir de la gagner… Mais il est bien entendu que, en fin de compte, je respecterai le sentiment de cette petite, quel qu’il soit, et que je n’essayerai pas de peser sur sa détermination. Je m’efforcerai de savoir ; je dirai ce que j’aurai appris ; et c’est là tout ce que je peux pour toi, mon garçon.
Et il fut ainsi convenu…
Le lendemain, c’était le jour du tirage au sort pour le canton de Saint-Jean.
Le matin, le farinel des Anguilles venait de lever la vanne de la scierie, quand, malgré le bruit de l’eau sur la roue et de la lame dans le bois, il entendit des cris et des chants sur le chemin qui descend de La Capelle par la Croix-des-Perdus. Ayant arrêté le mécanisme un instant, il perçut des roulements de tambour. Pas de doute : les conscrits de La Capelle-des-Bois, au lieu de suivre la grand’route pour se rendre à Saint-Jean, avaient préféré prendre par les raccourcis ; ils allaient donc franchir le ruisseau sur la passerelle des Anguilles.
Effectivement, il les vit déboucher, à quelques cent pas, sur le flanc du coteau. Drapeau en tête, le tambour de la commune à la hanche du garde champêtre Ramond, – un ancien soldat de Crimée et d’Italie, – ils dévalaient dans un tumulte de chants, d’appels et de rires, leurs chapeaux enrubannés et le « pal » de houx noueux à la main. Ils étaient bien une douzaine, cette année-là, et certains se laissaient accompagner qui d’un père, qui d’un frère, ce qui faisait une petite troupe assez nombreuse et extrêmement bruyante. Ils chantaient, cela va sans dire :
Partons, partons, chers compagnons, Partons, la fleur de la jeunesse…
Ils franchirent la passerelle d’où Pierril avait fait son plongeon quelques mois auparavant. Plusieurs firent irruption dans la scierie, que Jean avait remise en branle ; et c’était à qui décocherait une plaisanterie au garçon meunier, à qui lui allongerait une tape sur l’épaule, une bourrade dans les côtes, – en bonne camaraderie, toujours. Il retrouvait là ses amis, ses anciens compagnons d’école ou de catéchisme : deux Lacan, deux Costes, un Lacroze, un Grimal, un Labit, un Vernhes, le cadet Terral, enfin…
– Bonjour, farinel…, bonjour, Pierrillou ! lui criait-on sous le nez… Arrête donc ta « ressègue » et viens remettre ta main dans la toupine nationale !… Qui est-ce qui t’a permis de « tirer au sort » une année avant nous, espèce de Mathusalem !…
Et l’un fermait la vanne, et l’autre, ramassant de la sciure à poignées, la lançait à la figure d’un compagnon, aveugle et suffoqué à moitié… Enfin, la bande folle, après avoir exaspéré le chien du meunier en imitant ses abois, et son chat en miaulant à la chatière, se mit à escalader le versant de la rive gauche. Plusieurs de ces braves garçons, si rieurs ce matin, pleureraient avant le soir, eux ou ceux qui les accompagnaient.
Garric remarqua que le jeune Terral n’était pas entré dans la scierie pour lui serrer la main, et n’avait pas fait mine de l’apercevoir ; il épousait donc les rancunes de son père ; et ce fut pour Jean une tristesse de plus.
Il regarda un moment la troupe joyeuse gravir le chemin qui mène au plateau d’Estrieysses et de Griac et, à travers les châtaigneraies, les bosquets de chênes, après d’autres pentes et d’autres montées, à la plaine où le gros bourg de Saint-Jean s’étale à l’aise, avec ses rues droites et presque géométriquement disposées, mais bordées de maisons inégales, pauvres, sans caractère et sans passé, et que domine une église neuve de proportions prétentieuses, d’ailleurs inachevée et sans clocher.
Tout le jour, en s’occupant de la scierie ou du moulin, Garric, conscrit de l’an passé, se représentait les ébats et les émotions de ses amis de la classe nouvelle, par les rues, à la mairie et dans les auberges et les cafés du chef-lieu de canton. Il les voyait s’approcher un par un, de l’estrade où M. le Préfet dans son bel habit brodé, entouré des maires du canton et flanqué de gendarmes à tricorne, présidait distraitement au tirage. À l’appel de leurs noms, ils s’avançaient, le cœur battant, la gorge serrée, la main tremblante en dépit de leur crânerie affectée, vers l’urne mystérieuse où dormait leur avenir ; ils y plongeaient le bras, en retiraient un petit papier roulé qu’ils tendaient à un des personnages officiels, lequel lisait tout haut le chiffre : « N° 10 », – « n° 100 », – « n° 1 ! » devant le petit conscrit atterré ou ravi et faisant de vains efforts pour cacher son désespoir ou son allégresse, tandis que, dans la foule des curieux contenue le long des murs, se faisait entendre, tantôt une exclamation joyeuse, tantôt une plainte, quelquefois un sanglot…
Le soir, Garric guetta vainement le retour de ceux de La Capelle ; ils avaient préféré prendre par le grand chemin, afin de suivre ou de précéder – en tout cas, d’éclipser – les conscrits de La Garde ; et aussi pour faire à La Capelle une entrée plus triomphale.
Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit, tambourinant toujours et toujours chantant. Depuis plus d’une heure, des femmes, des enfants, quelques vieux, s’attroupaient sur le foirail, près des maisons entre lesquelles débouche la route de Saint-Jean. Déjà, on entendait au loin le sempiternel refrain : Partons, partons, chers compagnons, monter ou descendre avec les montées et les descentes du chemin. Et les écoliers s’efforçaient d’y répondre de leurs voix aigrelettes de cochets. Puis, les hommes ayant fini leur journée aux champs, dans les étables ou à la boutique, arrivaient aussi aux nouvelles. Que d’impatiences, que de craintes et d’espoirs au cœur des mères, des pères, des sœurs, des amoureuses !
Les chants se rapprochaient :
Ce que je regrette en partant,
C’est le tendre cœur de ma maîtresse.
Quelques adolescents couraient en éclaireurs au-devant de la troupe joyeuse… Enfin, on les aperçut, le grand Lacroze en tête, portant le drapeau, à côté du garde tapant avec rage sur sa peau d’âne détendue.
– Les voilà !… les voilà !…
On se précipitait vers eux.
Mais ils poursuivaient leur marche et leur chanson :
Quand nous serons en pleine mer,
En pleine mer de l’Angleterre…,
enflant et poussant leurs voix enrouées de fatigue ou de boisson, auxquelles se joignaient graduellement celles de quelques conscrits des années précédentes, celles des adolescents, celles des enfants, des femmes et des filles, en un formidable unisson, – un peu discordant et sauvage, certes, mais si impressionnant.
On leur barra la route. On voulait voir les numéros épinglés au chapeau, dans les nœuds de rubans multicolores. Et ce furent de nouveaux cris de joie ou de douleur, des embrassades, des larmes, des gémissements de mères désolées. Mais quoi ! des soldats s’amollir comme des filles ? Non ; en route pour l’auberge Flambart, où l’on a préparé le souper… Et, de nouveau, éclatait, dans la principale rue du village :
Partons, partons, chers compagnons…
La foule suivait, chantant aussi, ou commentant les résultats :
– Ce pauvre Labit, quel malheur : il n’a tiré que 12. Que deviendront ses deux vieux ?
– Que deviendra sa petite Sylvie ?
– Et les Lacan ?
– Oh toujours chanceux, ceux-là… L’un a tiré 75 et son cousin, 90.
– Et le Cadet du moulin ?
– 55… Ni bon, ni mauvais, ça dépendra…
– Et le grand Lacroze ?
– 4… Il est bon pour la marine.
– Mais il a un frère soldat et qui « l’en tirera »…
– Alors, tant pis pour nos poulaillers, pour les truites et pour les lièvres !
– Mais non pas tant pis pour les cabaretiers !
Des têtes paraissaient aux croisées. Les vitres des auberges flamboyaient. Le curé même, qui, le matin, avait dit la messe pour les conscrits, les attendait sur la place pour les féliciter ou les consoler.
Au moment où la bande allait entrer chez Flambart, le jeune Terral s’esquiva, courut d’une haleine au moulin embrasser les siens, dont un seul, l’oncle Joseph, – qui, dans des occasions pareilles, ne tenait pas en place, et, à soixante ans, s’en croyait vingt, – était monté à La Capelle, et s’était attablé à l’auberge en attendant les conscrits.
La meunière, toute dolente encore, avait passé la journée au coin du feu à dire son chapelet ; Linou, après avoir assisté à la messe, avait allumé un beau cierge à l’autel de Notre-Dame ; le père Terral, tout en vaquant à sa besogne, avait vécu des heures d’angoisse ; il était assis, maintenant, en face de sa femme, sous la cheminée, tambourinant distraitement sur le dossier de sa chaise… Tous se taisaient. La porte s’ouvre :
– Le voilà ! C’est Linou qui se précipite au cou de son frère.
– Combien ?
– 55 ! Tout ce que j’ai pu !…
– Est-ce bon ? interroge la mère en larmes.
– Excellent, maman, fait le jeune homme avec assurance. L’an passé, on s’est arrêté à cinquante, et on ira moins loin, cette fois, car la classe est superbe ! Je suis des plus petits ; et si, par cas, on atteignait mon numéro, en me tassant un brin, je perdrais sous la toise les deux lignes que j’ai en trop.
– Dieu t’entende ! conclut la pauvre mère.
Terral, sans être complètement rassuré, se déridait un peu, et se mettait à table, en disant :
– Tu ne soupes pas avec nous, sans doute, Cadet ?
– Impossible, père ; que diraient les camarades ?
– Tiens, alors…
Et ayant mis la main au gousset, il tendit au jeune homme un écu de cinq francs :
– Voilà pour le café… Amuse-toi, mais ne passe pas la nuit… Et ramène ton oncle en rentrant.