V

Jeantou fut cruellement désappointé : Linou n’assistait pas à l’office de minuit. Seul, le père Terral, soucieux, muet, occupait le banc de famille. Et, du coup, cette église de La Capelle, avec ses cierges, son encens, sa crèche naïve et ses cantiques, et toute une population recueillie et fervente, parut au pauvre amoureux déçu froide, muette et vide…

Il traversa le village, où, derrière quelques vitres, la bûche de Noël et le calèl du réveillon faisaient danser de maigres lueurs. Dans une auberge même on chantait, et il eut un instant la tentation d’y entrer, dans l’espoir d’entendre des voix connues ou amies, ou de boire pour se réchauffer ; mais il n’osa pas : une nuit de Noël !… Non… Et, le cœur serré de se sentir seul, désemparé, il enfila le chemin creux bordé de chênes et de houx qui dévale vers les Anguilles par la Croix-des-Perdus et la bergerie de Fonfrège. Nul bruit dans la campagne éclatante et déserte, sauf un aboi lointain, – qui peut être celui d’un loup affamé, – et toujours, par rafales, le sifflet grésillant de la bise sur la neige aux reflets métalliques et aux minuscules et innombrables constellations.

Garric marchait à grands pas, son bâton ferré sonnant sur les pierres ou sur la glace. Jadis, il n’eût pas ainsi voyagé, la nuit, sans entonner une chanson. Mais le cœur désolé fait la gorge aride et muette. De temps à autre, si vigoureux fût-il, il se sentait frissonner. Ah ! comme on a davantage froid quand on est malheureux !

Comme il longeait la bergerie de Fonfrège, – une bergerie d’été et qui, l’hiver, restait inoccupée, – du portail entr’ouvert sortit une femme emmantelée et encapuchonnée qui prit vivement le bras du jeune homme et se serra contre lui.

– « Jean ! » fit-elle d’une voix étouffée. Le garçon recula d’un pas, regarda sous la capuche où luisaient deux yeux ardents, et, stupéfait, s’écria :

– Quoi ? C’est vous, mademoiselle Mion ? Vous ?

C’était la belle rousse, en effet, qui avait passé par-dessus sa robe la mante noire de sa mère, et en avait rabattu le capuchon sur ses cheveux d’or.

Garric restait immobile de surprise, sans oser cependant repousser la jeune effrontée, qui avait noué ses deux mains sur son bras et, frissonnante, disait, d’une voix basse, entrecoupée :

– Oui, c’est moi, Jeantou…, c’est moi, Mion, qui suis venue t’attendre là…, parce que je m’ennuyais, au moulin, en ton absence… Tu comprends ça ?… Et puis, parce que j’avais peur aussi qu’il ne t’arrivât malheur en route…, par cette nuit horrible…, parce que…, parce que, tu as beau faire semblant de ne pas t’en apercevoir, j’ai pour toi beaucoup d’amitié…

Et, comme Jean faisait un geste pour se dégager :

– Ne te fâche pas, Jeantou !… Ne sois pas méchant pour la pauvre fille qui ne te demande rien que de la laisser t’aimer… un peu…

Ici, un nouveau mouvement du farinel, mais sans rudesse, et qui n’aboutit qu’à rendre Mion plus caressante et plus ensorceleuse… Il voulait lui parler sévèrement, lui représenter qu’il n’est pas convenable pour une jeune fille de quitter son lit, la nuit de Noël, pour courir les chemins…, que, d’ailleurs, lui, Jean Garric, avait son cœur autre part, qu’il aimait de grand amour Aline, du moulin de La Capelle, et qu’il n’en aimerait jamais d’autre que celle-là… Mais rien de tout cela ne put sortir de sa bouche ; il n’osa même pas dénouer l’étreinte des mains sur son bras, par crainte de blesser l’amoureuse et de la faire rouler sur le sentier glissant où il avait peine à se tenir d’aplomb lui-même en s’appuyant sur son gourdin ferré.

Et Mion adoucissait de plus en plus sa voix, et, sous sa capuche à moitié relevée, dans sa chevelure d’or ébouriffée et poudrée de givre, ses grandes prunelles verdâtres s’alanguissaient et achevaient de griser ce robuste garçon de vingt ans, d’une chasteté absolue jusqu’à ce jour, mais que poignait un vague besoin d’aimer. Son âme ne gouvernait plus ses sens ; il s’abandonnait.

– Eh bien ! Jeantou, poursuivait l’enjôleuse, est-ce que ce n’est pas gentil de marcher l’un contre l’autre, en causant de bonne amitié ? Ne sens-tu pas qu’il fait moins froid ?… Est-ce que je te semble laide ou déplaisante ?… Peut-être tu t’es imaginé que je cherchais un épouseur, et que je voulais t’attacher pour toujours au moulin de mon père ?… En ce cas, détrompe-toi : je ne me marierai pas ici ; le pain y est trop noir, et trop dur à gagner… J’ai goûté de la ville ; j’y retournerai. Et puis, de Montpellier, je pourrai, de temps en temps, envoyer un louis à mes vieux ; je leur serai plus utile qu’à traîner ici la misère en allaitant et débarbouillant quelque nichée de marmots…

Et elle éclata de rire. Le garçon choqué de ces libres propos qui allaient contre tous ses sentiments d’honnête terrien, répondit enfin :

– Il me semble à moi, mademoiselle Mion, que ce n’est pas très beau de quitter notre pays et nos anciens… Votre père n’est pas très robuste, ni votre mère très jeune. Leur moulin marche assez bien ; mais il y faudrait bientôt un meunier fort et vaillant et une meunière éveillée et engageante… À votre place, je n’irais pas encore courir les villes, ni me mettre en condition chez les autres, quand je peux commander chez moi.

– Tu as peut-être raison, Jeantou, répondit Mion avec un semblant de gravité mélancolique, et j’approuve ceux qui peuvent agir comme tu parles… Mais, moi, je te le répète, je suis une pauvre fille un peu folle… Ma mère aura, sans y prendre garde, laissé un jour mon berceau exposé au soleil : de là vient, probablement, la couleur de mes cheveux… et aussi l’espèce de papillon qui remue toujours dans ma cervelle… J’ai besoin de voir du pays ; j’aime la grande ville, la foule, le bruit, la joie… Je veux avoir du pain blanc, du linge fin et des mains blanches…

Et, ce disant, elle se faisait encore plus câline et s’appuyait plus fortement sur le jeune homme, qui, toujours plus troublé, ne savait que répondre, et se laissait aller à la douceur de soutenir, de protéger, de porter presque en le respirant, ce corps pareil à une gerbe de seigle mûr.

On atteignit ainsi la passerelle du haut de laquelle Pierril avait fait son plongeon, si gros de conséquences de toute sorte. Mion arrêta son compagnon.

– Écoute, Jeantou, dit-elle ; il y aurait de l’imprudence, pour moi, à franchir ces poutres couvertes de givre ; j’ai des bottines à talons hauts et pointus qui ne sont pas faites pour marcher là-dessus… Allons faire le tour par le pont de La Garde, veux-tu ?

Et Jean se prêta à ce nouveau caprice de Mion… Quand ils furent devant le moulin, elle l’arrêta encore :

– Mes parents me gronderaient fort, comme tu penses, s’ils me savaient dehors à cette heure… N’entrons pas par la porte de la maison, qui doit être, d’ailleurs verrouillée… Traversons plutôt la grange, par où je suis sortie et que j’ai laissée entr’ouverte. De là, nous gagnerons facilement, toi, ton lit par l’échelle qui donne accès au galetas, et moi, le mien, en me déchaussant pour traverser la cuisine…

Et Garric trouva que Mion avait raison. Il poussa la porte de la grange, qui céda doucement, descendit le premier, car le plancher était à près d’un mètre en contrebas, et tendit ses bras à la jeune fille pour l’aider à descendre à son tour.

Ainsi, tout se passait comme l’ensorceleuse l’avait espéré. Le garçon, depuis un moment, marchait et agissait comme dans un rêve… Les tristesses de cette nuit de Noël, la déception qu’il avait éprouvée en n’apercevant pas Linou à l’église, la crainte d’être oublié d’elle, ou, en tout cas, de ne jamais pouvoir obtenir sa main ; d’autre part, le contact et les discours de cette belle fille que sa franchise à lui faisait croire vraiment aimante et sincère, – et qui l’était à sa manière et passagèrement, – tout contribuait à bouleverser cette nature de jouvenceau et à éveiller en lui le désir d’amoureuses caresses. Aussi, quand Mion se fut élancée au cou du jeune homme pour sauter dans la grange, elle n’eut qu’à appuyer ses lèvres sur les lèvres convoitées… Et lorsque le pauvre Jean songea à grimper à son galetas, Mion n’était plus à ses côtés ; et il put d’abord croire n’avoir fait qu’un rêve.

Mais, après quelques heures d’un sommeil fiévreux, le grand jour triste et cru d’un paysage de neige entra dans ses yeux meurtris, en même temps que, dans son esprit, se levait le souvenir brutal de la chute. Un flot de honte l’envahit, une nausée lui chavira le cœur ; il eût voulu se vomir lui-même. Eh ! quoi, était-ce lui, Jean Garric, le garçon dont tout le monde vantait l’honnêteté, le courage, le sérieux ; lui, le timide amoureux de Linette, de cet ange de pureté, de ce lis du ruisseau de La Capelle, était-ce lui qui s’était abandonné ainsi dans les bras d’une Mion, d’une effrontée qui, sans doute, n’en était pas à son premier galant ?… Il se faisait l’effet du pire des débauchés et du dernier des lâches… Et il sanglota, se roula dans ses couvertures, mordit son traversin… Puis, brusquement, il se jeta à bas du lit, s’habilla à la hâte… Oh ! fuir, fuir bien vite cette maison, abandonner ses gages, au besoin, se louer de nouveau, fût-ce comme berger, n’importe où, très loin !…

Il ouvrit la petite fenêtre donnant sur la chaussée et l’écluse ; un souffle glacé le pénétra ; mais, sur ses ailes, la bise lui apporta le carillon de La Garde appelant à la grand’messe. Certes, ce n’étaient pas les cloches aimées de La Capelle ; mais c’étaient des cloches bénites, pourtant ; elles chantaient Noël ; elles réveillaient en lui son adolescence croyante, sa jeunesse chaste jusqu’à cette nuit par lui profanée ; elles lui disaient :

– Viens à nous…, repens-toi, et prie !… Il obéit à l’appel des cloches.

Nul ne le vit sortir. Mion et son père dormaient, sans doute ; la meunière était dans l’étable à soigner ses bêtes. Il escalada à pas pressés la pente raide et glissante qui, des Anguilles, par un sentier aux mille lacets, conduit à La Garde. Un pâle rayon de soleil – le premier depuis longtemps – jaillit par-dessus les crêtes du versant opposé, et fit étinceler la neige dure, les arbres givrés et, plus haut, le modeste clocher d’où s’envolaient les sonneries. Mais, dans ce paysage frissonnant, sans vie et sans tendresse, Garric se sentait le cœur encore plus glacé. Il atteignait, dépassait des groupes endimanchés de paysans dont il ne connaissait qu’un petit nombre, – ceux qui venaient moudre leur grain aux Anguilles. Il échangeait avec eux un bonjour froid et banal, et allongeait encore le pas pour les distancer et se retrouver seul avec ses dégoûts et ses remords.