Mais, tandis que Terral et Pataud se disputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas la dinde, la porte de la chaussée s’ouvrit de nouveau, sans qu’on y eût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté, tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d’abord à reconnaître les deux hommes qui venaient d’entrer. Mais Linou, debout entre la table et la porte, poussa la première un cri de joie, et se jeta au cou d’un des arrivants : « Cadet ! », puis du second : « Mon parrain ! » C’était l’oncle Joseph, en effet, et Fric, le fils cadet de la maison.
Tout le monde fut debout soudain, sauf le père Terral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt… Embrassades, pleurs d’allégresse, questions dont on n’attendait pas les réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, la sentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait à ses genoux. Pendant ce temps, l’oncle Joseph accrochait de l’autre côté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeau et sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçons qui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle du bonhomme Noël.
Cependant, Cadet, l’enfant prodigue, dénouant enfin les bras de sa mère d’autour de son cou, se releva, alla s’incliner devant Terral et dit à mi-voix :
– Pardon, mon père ! pardon pour toute la peine que je vous ai faite…
Mais le père Terral demeura immobile, les mâchoires serrées, l’œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis, il grogna :
– Pardon…, pardon… C’est un mot court et vraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et de déserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout est effacé…
– Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeune homme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J’ai mal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excuses très humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vous respecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses.
Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, une petite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œil aigu et en adoucissait l’éclat.
Aline et sa mère intercédaient par des attitudes suppliantes et des sanglots… L’oncle Joseph, outré de l’obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait à son tour :
– Puisque c’est ainsi que tu me récompenses de t’avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène : j’ai besoin d’un apprenti ; ça fera bien mon affaire…
– Père ! implorait Linou, père !… Un jour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne à tous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères que lui ?
Enfin, Terral céda ; il posa son couteau et sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa son fils repentant.
Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Il fallut que Rose elle-même s’assît à table entre son fils et son beau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas que le retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ce parrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie et l’esprit de la maison, mais encore l’être d’affection et de dévouement qu’on trouvait alors souvent dans les familles, et que les mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais.
C’était bien l’oncle Joseph, en effet, – et il le raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terral s’était hâté de placer devant lui, – c’était lui qui, ayant appris le coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départ devait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise, avait résolu de ramener à tout prix le fugitif…
Il avait quitté la scierie qu’il était en train de construire à l’Estayrès, s’était rendu à pied à Millau, où il avait pris la diligence de Montpellier, et là, après des négociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce que le coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, il l’avouait, à l’intervention énergique de son autre neveu l’avocat, à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël en famille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dinde sans jamais perdre le fil de son récit, ni l’occasion d’une digression ou d’une réflexion pittoresque, ne cacha point la part qui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défaut était le manque de modestie, et, ayant de l’esprit et du cœur, de savoir qu’il en avait.
Mais, si abrégé qu’il fût, le récit de Joseph impatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus, comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu’il affirmait. Aussi, dès qu’il put trouver un joint entre l’histoire de son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et de Linou à celui qu’elles regardaient comme une espèce de Providence souriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voit accompagner le jeune Tobie, il s’empressa de reparler de son mirifique affût.
– Ah ! bon, s’écria Joseph d’un ton gouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de ces malheureuses bêtes ? Qu’est-ce qu’elle t’avait donc fait ?
Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie et voulut continuer son histoire :
– J’étais donc allé m’embusquer dans la grange de Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quel froid !…
– Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanait l’oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même à Noël ; il risque d’attraper le coup de la mort pour tirer un lapin à l’affût.
– Un lapin ? cria l’autre, indigné ; il s’agit d’un loup, et d’un fameux, tel que tu n’as jamais vu le pareil, toi, malin !…
Et, se levant de table, ouvrant la porte malgré les protestations de tous les convives qu’un flot de bise enveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l’intérieur, le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table, sur laquelle il appuya les pattes de devant.
L’oncle Joseph se boucha vivement le nez.
– Ah ! l’horreur ! Il sent mauvais, ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laisser cette charogne dehors, en attendant les corbeaux ?
Et Pataud, furieux, dut remettre son loup sur l’escalier.
Juste à ce moment, on entendit un aboiement lointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Tous tressaillirent.
– Hein ! cria Pataud debout au seuil, l’entendez-vous, l’autre, la louve, qui pleure le mort, sur les coteaux de la Taillade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peux l’appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de ces jours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcherai d’abréger ton deuil…
Un nouveau hurlement sembla répondre à cette invective, mais d’un peu plus loin ; puis un autre, à peine perceptible ; puis, tout se tut et la porte se referma lourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et les conversations ; même pour des rustiques, la plainte d’une bête dépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Les âmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtout impressionnées : la malade quitta la table, se plaignant du froid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche son chapelet dont elle récita tout bas une dizaine, en actions de grâces du retour de son enfant.
Aline se leva aussi pour aider la servante à préparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinde rôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles au cellier.
La conversation reprit, entre hommes, sur ceci et sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de la planche et du « feuillet », – mince planche de hêtre destinée à des caisses d’emballages à Roquefort ou à Albi, – sur la nécessité d’acquérir un nouveau couple de meules pour le Moulin-Bas…
– Je t’ai pardonné, Cadet, dit amèrement Terral, parce que c’est jour de Noël ; mais tu ne sauras jamais toute l’ire ni tout le dommage que ton absence m’a causés… Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et aux moulins. Quand l’une travaillait, les autres chômaient ; et que d’eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s’est enfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup de pratiques aussi m’ont quitté, s’en allant qui à Gifou, qui à Montarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou des Anguilles…
– Ah ! ah ! parlons-en de ce moulin des Anguilles, fit l’oncle Joseph. Il était perdu, ruiné, déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l’arrivée du jeune Garric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour tout remettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorge d’où on ne peut regarder le ciel qu’en risquant de tomber sur le dos…
– Tu exagères, comme toujours, mais il y a du vrai…
– Par ta faute, Terral.
– Par ma faute ?
– Oui. Quand le petit Garric a quitté le troupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, à n’importe quel prix.
– Soit, concéda Terral ; je l’ai eu deux heures, et il m’a aidé à remettre en place la courante bordelaise. Il ne m’a semblé ni sot, ni fainéant ; mais…
– Quoi, mais ?…
– Mais, ajouta Terral en baissant la voix pour n’être entendu que de ses frères et de son fils, il n’a pas les yeux dans sa poche quand il est en présence d’une jolie fille… et je n’ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre.
– Pour gendre ? Il aimerait Aline ?
– Et Aline l’aimerait peut-être, si je n’y avais mis ordre.
– Et tu as peut-être eu tort.
À ce moment, Linou revenait de la cave, une bouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terral l’aperçut et s’arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos à la jeune fille, de s’écrier étourdiment :
– Oh bien ! il s’est vite consolé, ton farinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de la maladie de son Pierril.
Et, malgré un coup de pied que Joseph lui allongea sous la table pour l’avertir, Pataud de continuer tout haut, sans voir sa nièce qui s’approchait pour poser les bouteilles sur la table :
– Je sais ce que je dis, peut-être !… Étant à l’affût du loup, j’ai vu ce joli couple ; oui, la Pierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattu sur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, se pendait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte de Fonfrège aux Anguilles ; et ni l’un ni l’autre ne paraissaient avoir froid aux doigts ni aux lèvres…
Un fracas de verre brisé et un petit cri interrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir une de ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à la renverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle et défaillante.
– Qu’as-tu, Linou ?
– Rien, murmura-t-elle faiblement ; la bouteille m’a échappé et m’est tombée sur le pied.
Et, appuyée sur son frère, elle alla s’asseoir au coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine de l’aider à se déchausser et de lotionner à l’eau salée les orteils soi-disant endoloris.
Pendant ce temps l’oncle Joseph, l’air indigné, jetait à Pataud, d’une voix basse et sifflante :
– Tu ne seras donc toute ta vie qu’un f… tu maladroit ?