Et deux années coulèrent encore, durant lesquelles la tendresse juvénile de Jean Garric pour Aline ne fit que croître et se mua, peu à peu, en un bel et solide amour, toujours muet et craintif, mais d’une douceur infinie et d’une infinie consolation pour le pâtre de la Gineste. Il voyait bien rarement Linou ; et quand le hasard, ou quelque escapade savamment et longuement préparée, le remettait en sa présence, il ne savait lui parler que de banalités, sentant sa gorge s’étrangler lorsqu’il lui venait quelque propos d’amour. Il est vrai que ses yeux étaient éloquents, et éloquente aussi la poignée de main de l’arrivée et de l’adieu. Mais quoi ! Line se contenterait-elle longtemps d’un amoureux qui n’osait autrement se déclarer ?
Elle était très entourée de garçons plus entreprenants et plus beaux parleurs, compagnons de chasse ou d’auberge du cadet Terral qui, assez fier de sa nature, ne s’était pas fait faute de railler sa sœur sur le singulier galant avec qui il l’avait vue croquer des cerises à la foire de Peyrebrune. Quant au père Terral, tout berger qu’il eût été aussi dans sa jeunesse, il devait rêver pour sa cadette d’un prétendant plus cossu que le fils de son humble voisin Garric. Et Linou, quoique aimant beaucoup son ancien compagnon de jeux et de catéchisme, était bien obligée de s’avouer tout bas qu’elle devrait, un jour, céder à la volonté paternelle, ou se résigner à rester fille, « à faire tante », si Jean continuait à garder des moutons.
À vingt ans, Garric tira au sort et fut exonéré par son numéro. Allait-il donc rester pâtre à la Gineste ?
Un jour, la jeune fille rêvait à tout cela, en remplissant son tablier de châtaignes nouvellement tombées, dans la combe qui dévale vers le moulin, juste en face de la pâture des Garric. Le vent d’automne charriait à travers le ciel ses troupeaux sans fin de nuages, et aussi des bataillons de corneilles, gourmandes de marrons et de noix, qui tourbillonnaient en croassant, puis s’abattaient dans les branches ployées sous leurs bogues entr’ouvertes. Pas d’autre bruit que la mélopée monotone de l’autan – « vent marin », qui arrive d’au-delà des Cévennes, – le grincement de quelque branche froissée sur la branche voisine, ou le bruissement des feuilles sèches sur lesquelles pleuvaient les châtaignes luisantes et mûres à souhait.
La mélancolie du paysage envahissait l’âme d’Aline. Quelques gouttes de pluie tombèrent, et lui firent chercher un abri dans le tronc d’un châtaignier, creusé par les siècles d’une espèce de niche où l’enfant disparaissait toute entière.
Tout à coup, elle fut distraite de son rêve par une voix sonore entonnant un de ces airs primitifs que savent tous les pâtres du Ségala : la chanson de la Saint-Jean, une espèce de dialogue entre berger et bergère se félicitant de changer de maîtres, mais se désolant d’aller servir en des domaines l’un de l’autre éloignés.
Les paroles n’étaient pas de saison ; mais la voix était pleine, mâle, chaude, et ravissait le cœur de Linou. Elle avança la tête hors de son refuge, et poussa un léger cri de surprise et de joie ; c’était Jean Garric qui descendait à grands pas le coteau, à travers genêts et fougères, et qui, se croyant bien seul, avait crânement attaqué la ballade chère à tous les pâtres. Il marchait appuyé sur un fort bâton de sorbier, et portait sur l’épaule tout un assortiment de paniers neufs tressés en pousses de noisetier. Quand il passa à portée de la voix, Linou le héla vivement… Il arrêta court son pas et sa chanson, ouvrit de gros yeux, rougit, leva gauchement son chapeau et s’avança, chancelant un peu, vers son amie.
– Quoi, c’est vous, mademoiselle Aline ?
– Oui, c’est Aline, en effet, mais ce n’est pas une « demoiselle ». Où as-tu appris cette façon de parler, Jeantou ? Est-ce que je t’appelle « monsieur », moi ?
– C’est que, balbutia l’amoureux, vous êtes encore si grandie embellie depuis qu’on ne s’est vu, que je n’ose plus vous nommer tout court…
– Ni me tutoyer, n’est-ce pas, comme quand nous gardions les bêtes ensemble, ici même… Est-ce que tu as oublié ce temps-là ? Est-ce qu’il te déplaît de t’en souvenir ?
– Oh ! Linou ! protesta le garçon ; ce temps-là, mais c’est-à-dire que c’était le paradis !
– Eh bien ! alors ?… Appelle-moi comme tu m’appelais, nigaud, et parlons de bonne amitié… Où vas-tu, avec tous ces paniers ? Ramasser aussi des châtaignes au Vallon, ou bien y faire la vendange ?
– Ni l’un ni l’autre ; j’allais simplement au moulin de La Capelle.
– Vrai ?
– Mais oui, vrai… N’est-ce pas la saison où ta mère a besoin de paniers pour ramasser châtaignes, glands et pommes de terre ?
– En effet ; maman sera bien contente de ton attention. Je vais t’accompagner… Mais ne crois-tu pas qu’il serait tout à fait gentil à nous d’emporter ces paniers pleins ?… Regarde la belle jonchée de « gênes » et de « duronnes », que l’autan a fait tomber cette nuit…
– Bonne idée ! Remplissons… Non, non ; moi seul… La glèbe est mouillée…, reste à l’abri…
– Tu me crois donc devenue bien douillette ?… Approche : voici déjà de quoi emplir à demi ton plus grand panier.
Et, ce disant, elle dénouait les coins de son tablier retroussé et en faisait crouler le contenu dans le panier que lui présentait son compagnon.
Puis tous deux, côte à côte, courbés sur le terrain en pente, leurs cheveux s’effleurant parfois, leurs mains se rencontrant sur la même châtaigne, rieurs, heureux, dans une intimité adorable autant qu’ingénue, ils firent longuement leur cueillette. Quelquefois, pour vouloir ouvrir une bogue bourrue à peine entrebâillée, Linette se piquait les doigts et les portait vivement à sa bouche. Et Jeantou aurait donné sa chienne « Pitance » et son bélier « Félut », laissés en garde à la Gineste, pour effleurer de ses lèvres les petits doigts meurtris ; mais il n’osa jamais…
Entre-temps, on jasait.
– Comment se fait-il, Jean, disait Aline, que ton maître t’ait donné congé aujourd’hui, un jour de semaine ?
– Oh ! des congés, on en a quand on veut bien, à condition de les prendre bien longs, riposta Garric, en souriant d’un air entendu.
– Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas.
– Le congé que j’ai obtenu est définitif… Je ne veux plus être berger.
– Ah bah !
– Oh ! je ne détestais pas le métier ; il a du bon : il procure du grand air, du temps pour réfléchir et apprendre à juger des choses… Mais il n’est pas au goût de tout le monde. Un pâtre est toujours un pauvre diable, une espèce de sauvage que l’on tient à l’écart et dont on fait fi…
– Il t’est donc venu de l’ambition, Jeantou ?
– Oui, un peu… Je ne me crois pas plus borné qu’un autre, et je veux faire mon petit chemin comme un autre.
– C’est fort bien dit, et je t’approuve… Mais quel chemin encore ?
– Je veux être meunier.
– Parfait ! Mais comment ?…
– Oh ! quand je dis : meunier, je m’entends… Je serai d’abord garçon meunier chez les autres, un modeste « farinel », comme on les appelle, ayant pour charge de verser le grain aux meules et de remettre la farine dans les sacs. Mais j’espère apprendre, peu à peu, à « piquer » et à « rayonner » les « bordelaises », à construire une roue et un blutoir… La scierie surtout m’intéresse ; et, dès que je saurai un peu limer, « donner de la trace » et équarrir un arbre, l’oncle Joseph, ton parrain, – un mécanicien habile s’il y en a un, – qui m’a surpris, un jour, à faire tourner sur le ru de la lande une petite mécanique pas trop mal agencée, paraît-il, m’a conseillé d’entrer comme garçon quelque temps dans un moulin, m’assurant qu’il ferait de moi, plus tard, un franc meunier et un scieur adroit. Après quoi, ce serait bien le diable si je ne trouvais pas à affermer un petit moulin flanqué de sa scierie, sur la Vergnade, la Durenque ou le Gifou…
Linou était émerveillée d’entendre son ami s’exprimer avec cette aisance, et faire ainsi preuve de sens et de volonté. Hardiment elle lui prit la main, et le regardant bien dans les yeux, lui dit :
– Ah ça ! on m’a donc changé mon Jeantou ? Comment ? c’est toi qui parles ainsi, toi hier encore muet comme une carpe de l’étang !… C’est mon oncle qui t’a coupé le fil, cette fois ? Cela ne me surprend pas, car nul ne le vaut pour trouver des idées et les faire entrer dans les cervelles.
– Cela te fera plaisir alors, ajouta vivement le garçon, que je devienne meunier ou mécanicien ?
– Sans doute, si cela te plaît à toi, bien entendu ; car, pour moi, j’aime ou n’aime pas les gens, sans beaucoup m’inquiéter de leur profession.
– Ah ! fit-il, un peu désappointé… Et ton père, pense-t-il comme toi ?
Elle hésita un instant ; puis, non sans malice :
– Est-ce que l’avis de mon père t’intéresse ?
Il rougit et baissa les yeux sur les paniers pleins de châtaignes. Et, après un silence embarrassé :
– Les tiens ont toujours été si bons pour les miens et pour moi, que je ne voudrais rien faire qui ne fût à leur gré…
Ce n’est pas exactement ce qu’il voulait dire, le pauvre Jean ; mais il n’osait préciser davantage son dessein de demander – plus tard – la main de Linou. La futée avait, d’ailleurs, bien compris. Elle rougit aussi légèrement ; puis, secouant sa jolie tête fine et reprenant son ton habituel :
– Rien de plus facile que de savoir ce que mes parents pensent de ton plan d’apprentissage. Portons ensemble ces châtaignes au moulin ; nous les goûterons en famille, avec un verre de vin blanc, et on causera… Cela te va-t-il ?
Si cela lui allait !… En route !