Après vêpres, un combat violent s’engagea dans l’âme de Garric. Qu’allait-il faire ? Retourner aux Anguilles, se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s’exposer à fauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risque d’un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l’enjôleuse à tout jamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagement chez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon de ses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s’il rentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retour imprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non, il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chez Pierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, si elle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pour aller chasser, comme l’en avait prié l’abbé Reynès… Ensuite, on verrait…
Et il reprit la descente qui conduit au moulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par la bergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si bien nommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne lui apprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L’important serait de savoir exactement à quelle heure le loup avait été tué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c’était avant la sortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n’avait pas dû rester là, et il n’avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, au contraire, l’affût n’avait abouti que plus tard, le terrible braconnier, qui devait avoir l’œil sans cesse au guet, et qui était renommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grange aurait tout vu ; il raconterait tout…, et quelle honte !
Arrivé aux Anguilles, le malheureux Jean, qui n’avait pas faim, eût bien voulu se glisser, en traversant de nouveau la grange, jusqu’au galetas, et se coucher sans avoir revu personne. Mais la porte de la grange était verrouillée. Il dut donc entrer dans la salle commune.
Pierril, assis au coin du feu dans un vieux fauteuil en planches, son bonnet enfoncé jusque sur les oreilles et son corps amaigri et voûté enveloppé d’une limousine effilochée, toussotait, crachait dans les cendres en tisonnant. Mion et sa mère, debout près de la table, sous la lueur tremblante du calèl, fouillaient dans une terrine d’où elles ramenaient deux « quartiers » d’oie pour célébrer dignement le soir de Noël.
Des exclamations diverses accueillirent le garçon meunier. La Pierrille lui reprocha de s’en être allé à La Garde sans manger sa soupe… Si c’était raisonnable, par un froid pareil !… Pierril, sur le ton pleurard dont il s’était maintenant fait une habitude, se répandit en plaintes affectueuses. Depuis quand quittait-on ainsi ses maîtres, ses bons maîtres, un jour comme celui de Noël ?… Est-ce qu’on ne doit pas, dans des occasions semblables, rester tous ensemble, dans la bonne chaleur du feu et l’appétissante odeur de la soupe aux choux et de l’andouille arrosée de vin de Brousse ?
Ah ! la jeunesse d’à présent n’aime plus la maison, plus la famille… Il lui faut l’auberge et les cartes, et les mauvaises fréquentations.
Et c’était plaisant, de tels discours, dans la bouche du meunier des Anguilles, qui avait si souvent baissé la vanne de son moulin pour aller faire couler le robinet du cabaretier.
Garric expliqua comment M. le curé l’avait fait venir au presbytère, et l’avait retenu à dîner. Il ajouta :
– La fête de l’Adoration perpétuelle ayant lieu prochainement, Monsieur Reynès voudrait un peu de gibier pour régaler ses confrères… Je profiterai donc, si vous m’y autorisez, maître, de ce que le dégel ne s’annonce pas encore et que ma présence ici ne vous est pas utile, pour aller essayer ma canardière et mes pièges, à l’étang et sur les landes de La Capelle ou de Ginestous.
– Ah ! tu déjeunes dans les cures, maintenant, et tu chasses pour les curés ? ricana Pierril, goguenard ; cela te vaudra l’absolution de tes péchés en douceur, et quelques jeûnes de moins en guise de pénitence… Oui, il leur faut du gibier fin à tous ces ensoutanés du Bon Dieu !
– Pierril, tais-toi ! interrompit sa femme. N’as-tu pas honte de parler ainsi, toi qui, il y a à peine quinze jours, as été bien heureux de voir un de ces curés à ton chevet, de lui raconter tes fautes et de le supplier de t’en absoudre ?
– Là, là ! Ne te fâche pas, femme… Ce n’est pas par méchanceté que j’en parle… On peut être un brave prêtre sans haïr les bons morceaux… Mais oui, Jeantou, va à la chasse pour ce cher monsieur le curé de La Garde ; j’irais avec toi, si ce damné Cabirol, avec ses remèdes, ne m’avait mis dans l’état, pécaïré ! où tu me vois…
Mion se taisait, absorbée, semblait-il, par la confection d’un hachis de pain à l’oignon et au vinaigre destiné à encadrer le confit d’oie. Mais, à la dérobée, elle décochait à Jean des œillades chaudes et caressantes sous lesquelles il rougissait et baissait les yeux.
Il fit mine de s’esquiver vers l’escalier du galetas, prétextant qu’il n’avait pas faim, et qu’il voulait se coucher de bonne heure pour se mettre en chasse de grand matin. Mais Pierril s’accrocha à lui, le fit asseoir sous la cheminée, à ses côtés, l’accabla de questions, de confidences, de projets.
Mion vint poser la poêle sur l’étrier de la crémaillère, et, se baissant effleura de sa chevelure rousse, encore avivée par le reflet de la flamme, la joue du garçon, qui tressaillit et se recula, – ce qui lui valut un regard de reproche qu’il n’osa pas soutenir.
Pierril voulut qu’on approchât la table du foyer, afin d’éviter la bise qui pénétrait sous la porte, mal adhérente au seuil… Il s’installa le premier, le dos au feu, – non sans geindre un peu à chaque mouvement et sans déclarer et répéter qu’il ne ferait guère d’honneur au fricot, mais qu’il prendrait plaisir à voir manger les autres, et à leur verser à boire si sa main ne tremblait pas trop… Il fit asseoir Jean en face de lui ; et, s’adressant aux deux femmes, après qu’elles eurent servi le premier plat :
– Toi, la « bourgeoise », mets-toi ici, à ma gauche : les vieux ont besoin d’être près de la cheminée… Et toi, ma belle Mion, assieds-toi à côté de ce brave garçon, à qui je dois tant, et que j’aime comme un fils… Oui, oui, comme un véritable fils…
Et déjà il larmoyait.
Mion, dans un bruit de jupe empesée, s’assit très près de Jean, qui eût voulu, mais n’osa pas, se reculer ostensiblement. Elle s’était mise en frais : son haut chignon, pareil à la touffe d’épis d’une javelle, découvrait une nuque adorable de blancheur ; sa blouse immaculée s’ajustait à sa poitrine opulente, et une large ceinture noire, à boucle de métal argenté, serrait sa taille bien prise de fille rustique en train de devenir une demoiselle ; et il émanait d’elle un parfum plus grisant que celui du serpolet respiré jadis sur les coteaux par l’ancien pâtre de la Gineste.
On mangea : Garric, du bout des dents, toujours préoccupé ; Pierril, malgré son ton dolent, en convalescent qui reprend goût à la vie ; et l’on but beaucoup plus qu’on ne mangea. Mion, avait rapporté du Languedoc quelques bouteilles de vin de Frontignan.
On emplit les verres, Pierril, déjà allumé, porta la santé de Mion et de Jean ; on eût dit qu’il bénissait des fiançailles.
N’est-ce pas, la mère, disait-il en se tournant vers sa femme, que notre Mion et le Jeantou feraient un crâne couple ?… Ah ! si tu voulais m’écouter, fillette, tu planterais là tes Languedociens et leurs dames, et tu resterais meunière au moulin de La Garde.
– Non, papa, non ; je ne veux pas me marier encore. Plus tard, on verra… Il faut, d’abord, gagner et économiser quelque argent pour entrer en ménage… Et puis, ce n’est pas à toi à me jeter ainsi à la tête de Jean. Sais-tu seulement si je suis à son goût ?… Il ne te l’a pas dit… Et qui sait, ajouta-t-elle, piquée de voir la froideur croissante de son amoureux, qui sait si Jean n’a pas fait déjà son choix ailleurs, par là-haut, à La Capelle-des-Bois, son pays ?…
Pour le coup, Garric tressaillit et s’écarta de Mion : le souvenir de Linou l’avait traversé comme une flamme ; le charme dangereux était bien rompu. Le silence se fit ; et Jean retira brusquement son pied que, sous la table, le pied de Mion s’obstinait à presser. Enfin, il mit de nouveau en avant son projet d’aller chasser la sauvagine dès le petit jour, souhaita une bonne nuit à ses maîtres, et, sans même se rasseoir un moment sous la cheminée, comme font nos rustiques après souper, pour prendre, selon leur expression, « un air de feu », il se dirigea vers l’escalier menant au galetas. Mais il se trouva face à face avec Mion, qui, sous prétexte d’aller ouvrir à la chatte la porte de la grange où elle nourrissait ses chatons, avait devancé son amoureux récalcitrant.
– Jean, lui souffla-t-elle au visage, il faut que je te parle avant ton départ, il le faut… Je t’attendrai dans une heure, au fond de la grange.
Et elle alla s’asseoir près de son père, devant le feu, tandis que le garçon, tout penaud, grimpait à son grenier. Allait-il se rendre à l’appel de la belle rousse ? C’était sûrement se laisser reprendre et renouveler sa faute, s’engluer peut-être à jamais… Non ; il devait partir sur-le-champ… Mion se moquerait de lui et, tout bas, le traiterait de couard et d’imbécile. Hé ! qu’importait le jugement de cette effrontée ? L’image de Linette était réapparue dans sa grâce et sa pureté. C’est vers elle qu’il fallait aller, là-haut, au nord, dans la direction de cette étoile, plus scintillante ce soir que jamais, et qui, par l’étroite lucarne du galetas, semblait lui faire signe.
Il ôta ses lourds brodequins, qu’il laissa retomber avec bruit, pour que, d’en bas, on crût qu’il se couchait ; puis, les ayant noués par les cordons et mis en besace sur son bras, il décrocha la vieille canardière dont, jadis, berger à la Gineste, il s’armait contre les loups, et, à tâtons, s’efforçant de ne pas faire crier les planches mal jointes, il atteignit la baie par laquelle on descendait dans la grange. Par bonheur, l’échelle qui lui avait servi, la nuit précédente, à regagner son lit, après sa faute, était demeurée en place, Il traversa la grange, non sans un grand battement de cœur au rappel de son premier péché d’amour. Il se rechaussa, tira le verrou, sortit, referma doucement la porte derrière lui, et s’élança sur le chemin qui monte vers La Capelle ; il marchait à l’étoile.