VII

Il commença, sous le futile prétexte que la table n’était point mise pour le repas de midi.

– Pas étonnant, siffla Cadet, que la cuisine soit froide, quand le cœur est si chaud, n’est-ce pas Linou ?

Linou ne répondit pas, mais étendit la nappe et disposa les couverts, tandis que sa mère attisait le feu devant la cloche de fonte où cuisait le goûter.

Terral, qui s’était déjà débarrassé de son chapeau pour reprendre son éternel bonnet de laine, se tenait debout sur la porte ouverte donnant sur la cour. Il se retourna brusquement, vint s’asseoir à table, à sa place accoutumée, ouvrit le tiroir au pain, se coupa un coin du chanteau et se mit à le grignoter.

– En attendant le fricot, fit-il ironiquement.

Son fils s’assit en face de lui, fendit en quatre un oignon cru qui traînait au bout de la table, en piqua un quartier avec la pointe de son couteau, et le plongea dans le mortier au sel.

– Mangeons un oignon pour prendre patience, dit-il en écho à la raillerie de son père ; l’oignon cru, à jeun, préserve du choléra.

Rose, tremblante, s’était assise près du feu, selon son habitude, et ne disait mot.

Aline servit les pommes de terre au lard, alla tirer du vin, mais ne prit point place à table.

– On ne goûte donc pas aujourd’hui ? fit Terral, amer, en regardant tour à tour sa femme et sa fille.

– J’ai pris du bouillon, tantôt, répondit la mère.

– Moi, je n’ai pas faim, fit Linou, les larmes aux yeux.

– Oh ! toi, le sentiment te nourrit, ricana Cadet. Terral braqua les yeux sur elle et, de sa parole âpre et coupante :

– Il devait te tarder de le retrouver, ce berger de la Gineste monté au grade de farinel des Anguilles…

– Terral ! supplia la meunière, ne querelle pas cette enfant ; c’est moi qui l’ai appelée hors de la maison, parce que Jean voulait la remercier d’avoir assisté sa mère à l’occasion de la mort du père Garric.

– Oui, oui, nous savons ce qui en est. Vous vous entendez fort bien tous les trois, toi la mère-poule, et eux deux, tes jolis poussins… Ah ! le digne galant que tu lui as choisi là, à ta benjamine, et comme il nous fait honneur !… N’as-tu pas honte, dis-moi ?…

– Papa ! papa ! s’écria Linou, éclatant en sanglots, et s’élançant dans les bras de sa mère, comme pour la couvrir de son corps.

Terral allait continuer ses invectives ; mais il s’arrêta parce que quelqu’un montait l’escalier extérieur. La porte à claire-voie s’ouvrit et l’oncle Joseph parut. Il avait passé la semaine à réparer la scierie de Gifou, et il venait pour changer de linge, comme il avait coutume quand il ne travaillait pas trop loin, – et aussi dans l’intention d’installer au Moulin-Bas les meules achetées par son frère depuis peu. À la froideur avec laquelle Terral l’accueillit, il s’arrêta, surpris, quelques secondes. Puis, apercevant le groupe éploré de deux femmes, il s’avança vers elles.

– Eh quoi, Rose, toujours « dolente », alors ?

Rapidement, Linou s’était relevée, essayant de cacher ses larmes, tandis que sa mère tendait la main, disant :

– Oh ! ce n’est plus qu’un peu de faiblesse, mon bon Joseph.

Mais celui-ci de son clair regard avait déjà scruté les figures ; il eut vite deviné qu’on s’était querellé.

– Allons, je tombe mal, il paraît, fit-il en allant accrocher son havresac plein d’outils.

Et il revint s’asseoir auprès de sa belle-sœur, tandis que Linou s’empressait de mettre un couvert pour lui, au bout de la table.

– Tu ne tombes peut-être pas si mal que tu crois, dit Terral, toujours sarcastique. Celui dont nous parlions est aussi de tes amis ; tu en fais grand cas, tu vantes partout ses talents ; après toi, il n’y aura que lui qui sache monter une scierie ou un moulin.

Vivement l’oncle Joseph s’était retourné vers son frère.

– Tu dis ?… Qu’est-ce que cela signifie ?… C’est encore au jeune Garric que tu en as ?

– Tu vois ! tu es sorcier ; tu as tout de suite deviné.

– Comme c’était malin ! Oui, j’aime ce garçon, je l’estime, et je soutiens qu’il n’y en a pas beaucoup qui l’apparient dans le canton.

– C’est entendu : il est le suprême, le merle blanc… Seulement comme je te l’ai déjà dit, je ne veux pas que ce merle vienne siffler dans mon poirier.

– Il est revenu ? Rose prit la parole et raconta ce qui s’était passé.

– Quoi ! fit l’oncle, le père Garric est mort ?… Ah ! le pauvre diable !

Et, au bout d’un instant :

– Encore un que tu avais dans le nez, Terral, et qui pourtant était un brave homme… Mais il était besogneux, pas entreprenant pour deux sous, très doux et très modeste… Et toi, tu es devenu si grand seigneur, depuis quelque temps…

Piqué au vif, le meunier haussa le ton.

– Il n’est pas question de grand seigneur ; mais je me tiens à mon rang, et ne veux pas pour mon gendre ce pâtre de brebis.

– Pâtre de brebis, pâtre de moutons, cela se vaut, riposta Joseph, et j’ai entendu dire que tu l’avais été, quelques années.

– Oui, j’ai été berger aussi ; mais pourquoi ? Parce que j’étais ton cadet et qu’il fallait te laisser ta place d’aîné, choyé et dorloté, à la maison… Puis, quand notre père est mort, qui le remplace ? Personne ! Tu t’es dérobé, et Pataud aussi… Et il eût fallu vendre le moulin paternel pour payer les dettes, si le petit pâtre de moutons que j’étais n’avait accepté la lourde charge de continuer la famille, de racheter la maison mangée par les hypothèques, de nourrir la vieille mère, de vous héberger souvent, toi, Pataud et nos sœurs… Ah ! parlons-en du petit berger que j’ai été !… Sans lui, vous auriez tous pris la besace et seriez morts à l’hôpital.

La voix du petit homme s’était élevée peu à peu, avait grossi ; elle éclatait, maintenant, en tempête. Et les gestes étaient appropriés au ton, et le bonnet de laine s’agitait comme la cime d’un tremble dans l’orage.

Cadet, si prévenu qu’il fût aussi contre Garric, commençait à trouver que son père allait un peu loin, et risquait de blesser à jamais l’oncle Joseph. Il se leva de table et alla fermer la porte massive doublant la porte à claire-voie ; puis, revenant s’asseoir :

– Père ! dit-il, vous voulez donc attrouper les gens de Boussac et du Verdier qui vont à vêpres ?

C’était de l’huile sur le feu.

– Je me moque des gens qui écoutent… Et puis, toi, Cadet, tu es comme les autres. Les bons morceaux ni les divertissements ne te font peur ; et s’il n’y avait que toi pour faire marcher la maison et mettre du pain dans la huche…

Le jeune homme se rebiffa.

– Ah ! mon père, ne recommençons pas la querelle de l’an passé, je vous en prie… Je travaille de mon mieux, et j’ai souvent le gousset vide quand je veux en boire une bouteille avec mes amis, le dimanche.

– À ton âge, je n’allais pas au cabaret, et je portais des sabots plus souvent que des souliers… Et le pain de mes maîtres était du tourteau en regard de celui que vous mangez ici.

Impatienté, l’oncle Joseph s’était levé et faisait mine de sortir ; Linou et Cadet se jetèrent au-devant de lui et parvinrent à le faire rasseoir. Mais il tendit le bras droit vers son frère, et, les dents serrées, lui qui, d’habitude, ne s’emportait guère, il lui dit :

– Tu feras en sorte, Terral, que cette scène soit la dernière ; je n’en supporterais pas une autre… Si tu as servi des maîtres, jadis, tu prends bien ta revanche ; et je plains ces deux pauvres femmes d’avoir affaire à toi… Mais, si tu t’imaginais me faire plier aussi, moi, tu te tromperais grandement. Quand je viens ici, c’est souvent parce que la scierie ou les moulins ont besoin de moi, et que, moi, j’ai besoin de revoir ceux qui y habitent et qui m’aiment. Ce n’est point pour y être en butte à tes fureurs de roitelet devenu enragé.

– Enragé ! clama Terral ; on le deviendrait à moins… Il est facile d’avoir le caractère aimable, le rire aux lèvres et des propos plaisants, lorsqu’on n’a aucune charge, aucune responsabilité. Si tu étais à ma place, si tu t’étais saigné, d’abord pour faire étudier un fils aîné.

– Tu n’avais qu’à le garder, ton aîné, et à en faire un bon meunier, ou un mécanicien, comme je te le conseillais… Mais non ; la vanité, l’orgueil… Un avocat dans la famille, quelle gloire !… Oui, tu as fait des dettes, et il faut les payer.

– Parlons-en ! Des dettes ! N’es-tu pas cause aussi que j’ai achevé de m’enfoncer ?

– Moi ?

– Oui, toi, et Cadet, et tous !… Qui a conseillé d’acheter des meules de La Ferté, deux fois plus chères que les bordelaises ? Et un blutoir perfectionné ?… Et de remonter la scierie selon des modes nouvelles, avec double et triple lame ?…

– Tais-toi, Terral ; tu n’es qu’un sot et un ingrat. Qu’as-tu dépensé, dis-moi, pour tous ces changements ? Tu as payé la pierre, le fer et le bois. J’ai tout mis en place gratis. Et tes moulins font plus de belle farine qu’aucun de ceux du pays ; ta scierie deux fois plus de planche, et, toi, trois fois plus de revenus… Alors ?

– Tais-toi, à ton tour, blagueur !… Va conter ça à tes amis de cabaret… Tu parles d’orgueil ? Mais c’est toi l’orgueilleux, toi qui te vantes partout d’avoir tout fait ici, d’être l’inventeur sans égal, le constructeur des sept merveilles…

Cadet intervenait de nouveau :

– Père, cette dispute a assez duré. Je vous respecte, mais j’aime aussi mon oncle, et je sais tout ce que nous lui devons… C’est lui qui m’a ramené, le soir de Noël, lorsque, à la suite d’une querelle pareille, j’étais parti pour Montpellier. Si vous le laissiez s’en aller, lui, vous ne m’auriez pas longtemps non plus.

Ces mots n’étaient pas de nature à calmer le meunier.

– C’est bien à toi parler ainsi, morveux !… Peut-être que, dans huit jours, tu seras soldat, et que tu t’en iras plus loin que tu ne voudrais… Ah ! tu menaces de lever de nouveau le pied !… Et moi qui comptais partir, ce soir même, pour Rodez, afin de prier notre député d’intervenir pour toi, la semaine prochaine, devant le Conseil de révision… Que dis-je ! Je cherchais à emprunter encore, si besoin était, de quoi t’acheter un remplaçant…

– Ne faites pas ça, riposta Cadet ; je ne veux rien devoir à ce triste sire de Roucassier, à ce buveur de piquette qui, les jours de foire, mange seul des œufs durs et des châtaignes derrière une haie, afin de n’avoir pas à payer à l’auberge le dîner de ses gros électeurs… N’empruntez pas non plus : si je suis soldat, eh bien ! je ferai mon temps, comme les autres ; on n’en vaut pas moins, au contraire !

– C’est ça, tu feras ton temps comme les autres, répéta le meunier en singeant son fils ; et, moi, qu’est-ce que je ferai ici, tout seul ?

– Hé, mon père, on vous l’a dit : vous prendrez gendre ; ma sœur est en âge d’être mariée…

– Un gendre ? Pas le farinel des Anguilles, en tout cas.

– Tu pourrais plus mal tomber, fit l’oncle Joseph, entre ses dents… Et puis, cette petite n’aura pas toujours besoin de ton consentement…

Terral se dressa dans un redoublement de fureur.

– Quoi ? Ma fille se marierait sans mon consentement ? Ah ! il faudrait voir ça !

– On en a vu d’autres.

– Eh bien ! je vous conseille à tous de ne pas nourrir cette idée… Sans mon consentement ? Je suis le maître, ici, le seul maître, entendez-vous ? Et, moi vivant, non, moi vivant, je le jure, ma fille ne sera pas la femme de Jean Garric.

Et, fermant son couteau dont la lame claqua, raffermissant son haut bonnet dérangé par la dispute, il sortit par la porte de la chaussée, sacrant et agitant ses bras comme un possédé.

Cadet, sans rien dire, s’éclipsa par la porte de la basse-cour. Rose pleurait silencieusement, et Linou, entre sa mère et son parrain, s’efforçait de réconforter l’une et d’apaiser l’autre. Et Rose, dans ses pleurs, ajoutait :

– Mon pauvre Joseph, il faut lui pardonner ; il n’a plus sa tête à lui. Le souci des affaires le rendra fou… Restez quand même, restez pour nous qui, sans votre affection, serions trop malheureuses.

– C’est entendu, Rose, je resterai. S’il ne s’agissait que de cet emporté, je m’en irais sans retour ; mais on doit avoir du bon sens pour ceux qui l’ont perdu… Il a des meules neuves à placer, je les placerai… Puisqu’il veut aller à la ville voir son député, qu’il y aille ; le voyage le calmera, et nous aurons la paix deux jours… Quant à toi, Linou, si tu aimes toujours Garric, ne te laisse pas intimider ; il te mérite, et il t’obtiendra à la fin. L’eau polit le caillou et l’use peu à peu ; la volonté de ton père n’est pas plus dure que le roc de la Taillade, et le ruisseau l’a criblé de trous… Laisse couler l’eau et le temps.

La pendule sonna deux heures, et les cloches de La Capelle annoncèrent vêpres. La jeune fille se leva.

– Voulez-vous tenir compagnie à maman pendant une heure, parrain ? J’irais à vêpres…

– Va, ma petite, va. Avec Rose, nous irons voir le jardin et les ruches.