AVRIL, AN SOIXANTE-DIX

Il ne restait plus que cinq cent millions des quatre milliards d’hommes qui avaient peuplé la Terre soixante-dix ans plus tôt. Ils ne seraient plus, dans trente ans, que quelques millions, qui, cinq ans plus tard, se réduiraient à quelques douzaines.

On comptait par ailleurs treize millions d’êtres humains nés après la parution de la lettre de Clabb. Au cours des vingt dernières années, on avait cherché, par des moyens artificiels, à faire engendrer aux fertiles des jumeaux, des triplés, voire même des quintuplés. Mais cette coutume se perdait : pourquoi chercher à peupler le monde plus rapidement que la Nature ne le souhaitait ?

Busiris avait maintenant une population de trente-cinq mille habitants, dont aucun n’avait moins de soixante-dix ans. La ville était en voie d’extinction, et l’on pouvait prévoir qu’elle serait déserte dans cinq ans au plus tard. De plus en plus nombreux étaient ceux de ses citoyens qui avaient besoin de soins hospitaliers, alors que les « jeunes » devenaient incapables de s’occuper de leurs aînés, même avec l’aide des installations cybernétiques dont ils disposaient. Les ordinateurs eux-mêmes – surtout les ordinateurs, prétendaient certains – déclinaient. Leurs yeux et leurs membres électroniques connaissaient des défaillances et on manquait de techniciens et d’ingénieurs capables de les réparer. Il ne restait à Busiris que quelques-uns de ces spécialistes et il fallait de plus en plus souvent faire appel à des gens de l’extérieur pour répondre aux urgences.

Quand ils ne pouvaient plus s’en sortir, les gens âgés étaient transférés à Chicago, où le gouvernement – le plus jeune que l’on ait connu dans l’histoire du pays – avait édifié une métropole-hôpital, conçue elle-même pour disparaître bientôt. La ville-hôpital, quinze années plus tard, ne serait plus à son tour qu’une ville fantôme, et l’on n’avait pas encore décidé exactement ce que l’on ferait des spectres chargés d’ans qui hanteraient encore ses couloirs à ce moment-là. Sans doute, les déménagerait-on une fois de plus, ces nonagénaires, pour les installer, cette fois-ci, à Indianapolis. L’Illinois se retrouverait alors plus vide d’hommes encore qu’il ne l’était à l’époque où les Précolombiens l’habitaient. L’entretien des routes restait assuré par des cybers, surveillés par une petite équipe de septuagénaires, supervisés eux-mêmes par des hommes d’âge moyen – des fertiles, enfants des fertiles.

Canute, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, se tenait dans un fauteuil cybernétique et regardait la TV avec les yeux qu’une banque d’organes lui avait donnés vingt ans plus tôt. Son système auditif, son cœur, comme de nombreux kilomètres de ses veines et artères, étaient en plastique. Son cerveau et son appareil circulatoire étaient depuis trois ans sous l’influence d’un agent chimique chargé d’en fragmenter les dépôts graisseux et de faciliter leur évacuation. Malgré l’aide de ces auxiliaires biologiques, Canute sentait qu’il allait maintenant mourir d’un instant à l’autre. Quelque chose s’était brisé, quelque part dans son corps.

Le président des U.S.N.A. parlait. Il n’avait que trente ans. Son visage et son crâne étaient complètement rasés, selon la mode adoptée par les jeunes gens depuis une vingtaine d’années. Il portait une chemise sans manches, de veloutine noire gansée d’or, et un kilt qui s’arrêtait au genou, sans rien d’autre. Le kilt était jaune canari, brodé de chevrons rouges, blancs, bleus. Et le président proposait – oui, c’était bien ça – que les U.S.N.A. adhèrent à la Fédération mondiale.

L’idée de cette Fédération mondiale avait été pour la première fois avancée par le président de la SIND Unie – Suède, Islande, Norvège, Danemark. Il avait proposé, et c’était à cette proposition qui se ralliait maintenant le président Windom, que les préclabbiens étant bientôt presque tous morts, les postclabbiens du monde entier émigrent tous, dans les vingt années à venir, pour aller habiter une mégapolis que l’on édifierait près de Nice, en France. Ses citoyens prendraient comme nationalité unique celle de « Terriens » et adopteraient comme langue le loglan IV, dérivé de la langue synthétique mondiale créée au milieu du XXe siècle. C’est à partir de cette mégapolis, que l’on baptiserait Terra City, que la Fédération mondiale se développerait, et il n’y aurait jamais plus qu’une seule et unique nation sur la Terre. On créerait, certes, de nouvelles provinces, mais elles ne sortiraient pas du Commonwealth.

Les personnes âgées de toutes les nations seraient installées dans un ensemble gériatrique, à Terra City, aussitôt que cela serait matériellement possible.

Le président Windon ne s’attarda pas sur ce dernier chapitre : il n’avait pas envie de se mettre à dos les citoyens âgés, encore relativement nombreux pour l’instant. Ce qui sautait par contre aux yeux, c’était que la création de Terra City allait liquider définitivement le problème racial. Ce problème, d’ailleurs, avait déjà énormément perdu de son acuité : on avait incité les fertiles à s’entrecroiser librement, et leurs enfants n’avaient fait qu’accélérer le mouvement.

De Windom lui-même, on aurait dit, en d’autres temps, qu’il s’agissait d’un Noir marié, à une Blanche. Rares étaient maintenant les personnes qui employaient encore de telles expressions. Les protagonistes de la Fédération mondiale prévoyaient l’avènement d’une race unique, celle de l’Homme, dont les ancêtres se recruteraient parmi toutes les races actuelles.

A l’exception des Amérindiens du Canada, se dit Canute, qui allaient sans doute refuser de rejoindre Terra City. Et d’ici bon nombre de générations, quand la race humaine, reprenant son expansion, aurait réoccupé l’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Australie, qu’adviendrait-il de l’Amérique du Nord ? Cette terre appartiendrait à nouveau à l’homme rouge. Que se passerait-il alors ? Allait-on voir la civilisation des Terriens, très avancée et très cybernétisée, se heurter à la civilisation barbare et sylvestre des Amérindiens ? La guerre et la conquête, une fois de plus ? Ou bien l’homme aurait-il retenu la leçon ?

Était-ce bon signe que tous les jeunes de tous les pays paraissent à tel point étrangers à ceux de leurs ancêtres qui survivaient encore ? Le phénomène, certes, n’était pas sans précédent, mais jamais le fossé entre les générations, ce fossé d’incompréhension, n’avait été aussi large. Préclabbiens et postclabbiens ne parlaient absolument plus le même langage.

Le gouvernement du pays était passé, depuis longtemps déjà, aux mains des postclabbiens, et le geste de la génération du président Windom n’avait fait qu’élargir le fossé. Elle avait privé de leur droit de vote tous les citoyens étrangers à Nova City. Ils pouvaient encore élire leurs autorités locales et régionales, mais le gouvernement fédéral était désormais, et définitivement, soustrait à leur contrôle.

Windom avait déclaré, quatre ans plus tôt, que les personnes âgées ne comprenaient plus du tout les jeunes élevés et éduqués à Nova City, et c’est à la suite de cette déclaration qu’on les avait privées de leurs droits civiques. Nombreux avaient été les vieux que cette mesure avait littéralement rendus enragés, au point d’aller parler de révolution, mais ils durent alors se rendre compte que la structure même de leur économie d’abondance, hautement cybernétisée, les mettait à la merci de l’autorité centrale. Il suffisait à cette dernière d’appuyer sur un bouton pour couper le courant électrique dans tout le pays et réduire ainsi à l’immobilité tout ce qui était électromécanique. Les vieux, de toute façon, ne détenaient aucune arme et, pour dire les choses crûment, auraient été bien incapables de passer à l’action, vu leur grand âge.

On affirmait que les citoyens de Nova City, ainsi que leurs équivalents partout dans le monde, échappaient presque totalement aux maladies mentales et aux névroses. Que leurs actes étaient toujours guidés par la raison. Qu’ils s’étaient affranchis de toutes les superstitions et préventions, qu’ils avaient même réussi à se libérer de cette jalousie sexuelle que l’homme avait toujours placée parmi les fondements de sa morale. Que leur société reposait sur l’idée que la totale liberté de chacun de ses membres contribuait à enrichir l’expérience et à favoriser le progrès de l’humanité – sans que soit exactement défini ce qu’il fallait entendre par là.

Somnolant à moitié dans son fauteuil, Canute se rendit vaguement compte que le président avait fini de parler depuis longtemps, et qu’après une comédie et un documentaire commençait maintenant une de ces nombreuses émissions que l’on consacrait à l’évocation nostalgique du passé. Il se trouvait que celle-ci concernait l’année 1990.

Canute prit une tablette de stimulant et se redressa pour la suivre. Les rétrospectives nostalgiques étaient bien plus drôles que les comédies. L’année 1990, pour autant que s’en souvînt Canute, n’avait rien eu qui incitât particulièrement à l’attendrissement, ni même qui pût laisser le moindre regret.

Deux minutes plus tard, au moment même où le commentaire commençait à le faire rire, l’émission fut soudainement interrompue.

Canute se redressa complètement dans son fauteuil. L’information que l’on donna fit cogner son cœur comme un marteau-pilon. On venait de tirer sur le président Windom et de l’abattre. Le meurtrier s’était donné la mort. Il s’agissait d’un ami intime du président, mais on avait récemment entendu dire que les deux hommes se trouvaient en opposition sur quelques points de la politique présidentielle, sur certaines nominations plus particulièrement. L’épouse de l’assassin avait accepté – contre le gré de son mari – un poste confidentiel à la Maison Blanche…

Canute se renfonça dans son fauteuil pour rire, d’un rire un peu grinçant. Voici qui restaurait sa conviction de l’inconséquence et de la faiblesse de la nature humaine. On n’aurait ni supermen ni utopie. On aurait toujours besoin d’hommes de sa trempe, solides au poste, mais capables de s’adapter au changement – d’hommes à qui il suffirait de faire égoïstement leur travail pour assurer le bon fonctionnement d’une société qui n’aurait rien d’utopique.

Un brin d’égoïsme ne faisait jamais de mal, comme il l’avait fait un jour remarquer à Maria. Clabb avait oublié d’être égoïste le jour où il avait anéanti toute une génération – sans s’épargner, certainement. C’était par égoïsme que Lister s’était alors attelé, avec des hommes comme Jackson Canute, au sauvetage de ce qui restait. Le meurtre de Windom était également à ranger parmi les actes accomplis sans égoïsme, puisque le meurtrier l’avait payé de sa vie. Il y avait en ce moment même un homme quelque part, qui, pour se sauver lui-même, allait sauver aussi, et tout à fait incidemment, ses semblables de ce dernier désastre.

Jackson ferma les yeux. Quelle satisfaction pour lui, le toujours raisonnable, de savoir que l’homme restait plus que jamais capable de folie.

C’était la folie des autres qui faisait la force des gens équilibrés.

Jackson Canute se sentit tout à coup à la fois humain et invincible. Garde ton sang-froid, se dit-il, et il se pourrait peut-être qu’à l’heure même de la mort…

 

Traduit par CHARLES CANET.

Seventy years of decpop.

 

© Ph. J. Fariner, 1972.

© Éditions Opta, pour la traduction.