LA TOUR DES DAMNES

par Brian Aldiss

Les grandes villes de l’Extrême-Orient, et en particulier celles des Indes, donnent une impression de pullulement humain, de grouillement, de surpopulation physique. L’intimité y semble inconnue sauf peut-être dans le secret des esprits. Et quand on n’a presque que son corps pour habitat, on peut être conduit à lui découvrir de nouvelles possibilités, d’étranges qualités.
Si l’ensemble de l’humanité a ce destin pour tout avenir, peut-être serait-il sage autant que monstrueux d’étudier les effets sur les humains de la surpopulation extrême, comme on l’a fait pour les rats.

QUEL est donc ce poème, demanda Thomas Dixit, où il est question de « cavernes aux profondeurs à jamais insondables par l’homme ? » Mais sa voix résonna dans l’enfilade des cavernes et la question resta sans réponse. Quelques pas plus loin, perdu dans ses propres pensées Peter Crawley le suivait sans mot dire.

Cela faisait plus d’un an que Dixit avait effectué ici son séjour forcé. Il s’était octroyé quelques jours de congé, à la réserve où il travaillait ; pour venir accomplir ce dernier pèlerinage avant la démolition totale. Il régnait encore une certaine activité dans ce qui restait des immenses structures de béton. Des techniciens, hindous pour la plupart, munis parfois de projecteurs individuels, transportaient des instruments. Des câbles traînaient un peu partout. Mais l’impression générale de désolation provenait surtout de l’usure prolongée visible sur toutes les surfaces. Partout des flots de population avaient passé, comme un torrent dans une caverne souterraine ; et partout, comme un torrent, leur vie s’était enfuie, oubliée, loin des regards du monde.

Dixit était profondément ému à la pensée de toute cette vie. Lui seul, pratiquement, avait eu l’occasion de s’y plonger et d’en ressortir indemne.

Une ancienne colère remonta en lui. Il se tourna vers son compagnon : « Quel extraordinaire monument dédié aux souffrances humaines cela ferait ! On devrait laisser cet endroit tel qu’il est pour l’édification des générations futures.

— Le gouvernement de Delhi se refuse à envisager une solution de ce genre. Je comprends son point de vue, et pourtant il serait le premier à bénéficier de l’afflux de touristes que cela entraînerait.

— Les touristes ! Et c’est tout ce à quoi vous pensez ? »

Crawley se mit à rire : « Encore une fois, mon cher, vous êtes trop sensible. Ne croyez pas que je ne prenne pas toutes ces choses à cœur. Il se trouve seulement que le tourisme m’attire davantage que la souffrance humaine. »

Ils poursuivirent leur chemin côte à côte. Jamais ils n’arrivaient à s’entendre sur ces questions-là.

Les façades délabrées d’habitations maintenant désertées, mais qui jadis avaient grouillé de vie, s’étendaient à perte de vue à gauche et à droite. Des portes béaient comme la bouche d’un vieillard endormi. Les proportions semblaient gigantesques et l’ombre et la voix des anciens occupants semblaient devoir s’attarder indéfiniment en ces lieux. Dire qu’il fut un temps où on y pouvait à peine respirer !

« Je pensais justement aux paroles de votre petit copain, le sénateur Byrnes, fit Crawley. Il a su démontrer que l’Orient, tout aussi bien que l’Occident, a tiré parti de l’expérience. Bien sûr, nos sociologues n’ont pas fini d’éplucher leurs découvertes. Déjà, quelques résultats percutants sont en train d’émerger. Mais ceux qui ont vécu et sont morts ici luttaient surtout pour la conquête de l’infiniment petit, et c’est là que les progrès les plus significatifs ont été accomplis. Ils avaient déjà commencé à puiser de l’énergie dans leur propre matériel génétique. Encore une génération, et il est vraisemblable qu’ils auraient atteint le stade ultime du contrôle démographique automatique, à savoir l’anœstrus, dans lequel une trop grande proximité entre les membres d’une même espèce conduit à la réabsorption par l’organisme femelle de tout le matériel embryonnaire. Dans ce domaine, nos savants ont pu apporter leur contribution et les généticiens prévoient qu’avant dix ans…

— Oui, oui, je vous accorde tout cela. Le progrès est une chose merveilleuse. » Il eut aussitôt conscience de s’être montré impoli. Ces choses-là avaient une grande importance, une importance vitale même, pour une terre surpeuplée. Mais il aurait souhaité pouvoir parcourir dans le recueillement les corridors érodés.

Peter Crawley avait raison. L’Inde avait elle aussi profité de cette expérience. L’hindouisme, mis à l’épreuve, avait révélé sa puissance fascinante en même temps que ses faiblesses. Non seulement les êtres qui avaient vécu dans cet invraisemblable labyrinthe avaient résisté, mais pas une seule fois ils n’avaient exprimé le désir d’échapper à leur destin. Le devoir – Dharma – avait été plus fort que leur humanité. Et déjà, cette seule révélation était en train de changer la philosophie et la destinée d’un sixième de la race humaine.

« Le progrès est une chose merveilleuse, reprit Dixit. Mais l’expérience qui s’est déroulée ici était essentiellement de nature religieuse. »

Le rire bref de Crawley résonna lugubrement dans une énorme cage d’escalier qui se perdait dans l’obscurité : « Je parie que vous ne disiez pas tout à fait la même chose l’année dernière, quand vous y étiez ! »

Qu’avait-il ressenti au juste ? Il s’arrêta et sonda du regard les profondeurs enténébrées de l’escalier. Tout ce qui lui revint à l’esprit fut le souvenir de l’étonnante multitude grouillante qui avait peuplé ces cavernes et dont l’existence éphémère s’était futilement consumée au milieu des galeries sans fin, des corridors lugubres et des escaliers croulants…