LES OISEAUX
par Thomas Disch
Un monde qui se défait insidieusement, dans un avenir si proche qu’il a comme un goût de passé, où la science et la technologie n’apparaissent que lointainement, au travers de leurs conséquences, tel est le cadre de cette vignette désespérée de Thomas Disch. Une si lente catastrophe quelle est niée par ceux qui la vivent au ras des pâquerettes…
Je ne peux pas comprendre comment ils ont pu faire une chose pareille, dit Daffy d’une voix qui s’étranglait.
— Les gens, tu sais, commenta Curtis. » Pour lui, cela expliquait tout.
« Oui, mais comment ? insista-t-elle en décollant un peu de duvet des œufs lisses et froids.
— Ce n’est pas ta faute, chérie. C’est ce spray qu’ils mettent sur tout. C’est la science.
— Moi, j’appelle ça de la haine.
— Allons, allons. » Curtis enfonça son bec dans ses plumes engluées d’huile brunâtre. Ces scènes le plongeaient toujours dans l’embarras. « Il faut essayer de voir les choses de leur point de vue.
— Eh bien, regarde donc ça de leur point de vue. » Elle brisa férocement la fragile coquille et en sortit un caneton à peine formé. « Voilà à quoi mène ta fichue…» Avec le caneton dans son bec, elle ne put prononcer le mot « objectivité ».
Alarmé, Curtis déploya les ailes et s’éleva à une faible hauteur – les plumes huilées ne permettaient pas un vol prolongé. Il se posa quelques mètres plus loin sur la surface lisse de la mare.
Daffy laissa tomber le petit être sans vie dans le nid. Elle touchait le fond du désespoir. Tout ce qu’elle avait jamais fait, tous les instincts qui l’avaient poussée, le moindre duvet qu’elle avait arraché à sa maigre poitrine, avaient fini par aboutir à… ceci.
Tandis que sa femme broyait du noir sur la rive, Curtis plongea au fond de la mare, dans l’espoir de trouver quelque chose de comestible dans l’amas de détritus non biodégradables. Il travaillait avec une farouche détermination, et finit par découvrir une algue d’une bonne cinquantaine de centimètres de long. Tout fier et couvert de boue, il alla en se dandinant la déposer aux pattes de sa femme.
Elle en avala goulûment la moitié, puis, avec un haut-le-cœur, recracha la bouillie noirâtre. « Ça a un goût de…», dit-elle, utilisant un terme que l’on ne peut décemment imprimer.
Curtis goûta l’algue du bout du bec. « Si seulement c’était le cas », dit-il en plaisantant.
Daffy éclata de rire.
« Force-toi à manger un peu », l’encouragea Curtis, prenant son ton raisonnable qui avait le don de mettre Daffy hors d’elle. « Il faut préserver tes forces.
— Ah ! oui ? Et pour quoi faire ?
— Tu m’aimes ? »
Daffy détourna la tête et l’enfonça presque entièrement sous son aile gauche.
« Alors ? Tu m’aimes ?
— Oui.
— Eh bien, voilà pourquoi. Tant qu’on s’aime, tout n’est pas perdu ! »
La première réaction de Daffy fut d’en douter.
L’amour ? Tout son être n’était qu’instinct et amour – mais pas pour Curtis, seulement pour ces pauvres petites créatures sans vie, dans le nid. Mais son mari ne pouvait pas comprendre cela, et elle n’y tenait peut-être pas tellement. Étouffant ses protestations, elle se pencha en avant pour manger l’algue noirâtre et à demi décomposée.
C’était l’automne. Les feuilles qui avaient survécu à l’été étaient depuis longtemps tombées des arbres. La multitude d’insectes divers dont ils s’étaient nourris tout au long d’août et de septembre avait disparu aussi soudainement qu’elle avait fait son apparition. Le fond de la mare n’était plus jonché que de plastique et d’aluminium.
Ils savaient ce qu’ils devaient faire. Le besoin de voler leur démangeait les muscles des ailes et de la poitrine, aussi fort que la pulsion sexuelle, et pourtant, une étrange répugnance les faisait s’attarder aux bords de cette mare sans vie. Une sorte d’instinct contre nature s’opposait à celui qui les faisait s’élever dans les airs, les forçant chaque fois à regagner, tout désorientés, la surface aquatique encore troublée par leur envol.
Curtis avançait un certain nombre de théories pour expliquer ce comportement aberrant : un syndrome de panique, une altération génétique, leur régime inadéquat, une déviation des pôles magnétiques… Mais la logique était vaine face à ce qu’ils ressentaient dès qu’ils avaient atteint une certaine altitude, face à cette terreur absolue, contre laquelle ils ne pouvaient rien.
« Mais nous ne pouvons pas rester ici, protestait Daffy, dont la seule argumentation consistait à répéter un fait incontroversible. Je t’assure, nous ne pouvons pas.
— Comme si je ne le savais pas.
— Il va se passer quelque chose de terrible.
— Cela aussi, je le sais.
— Mais moi, je le sens. Ça me glace les os.
— Daffy, j’essaie de réfléchir.
— Réfléchir ! Cela fait des semaines que tu ne fais que ça et où en sommes-nous ? Regarde ces arbres ! Touche cette eau – elle est comme de la glace !
— Je sais, je sais.
— Demain, il faut se décider. Oui, il faut.
— C’est ce qu’on dit tous les soirs, Daffy, et chaque matin, c’est la même chose – cette même frousse.
— Je ressens de nouveau cet incroyable besoin de voler.
— Tout juste.
— Bien sûr, dit Daffy sombrement. Pourquoi ne le faisons-nous pas, alors ?
— Voler… chaque fois que nous essayons de partir d’ici, nous allons jusqu’à une certaine distance, et puis cette autre force prend le dessus. Exact ?
— Mais je croyais que tu venais de dire…»
De nouveau, elle n’y comprenait plus rien.
« Nous allons marcher.
— Marcher ? Si loin ?
— Aussi loin que nous pourrons. C’est peut-être seulement dans cette région que nous ne pouvons pas nous envoler. C’est peut-être la vue de la mare, je ne sais pas…
— Mais je n’aime pas marcher ! Surtout pas loin. »
Curtis s’abstint de poursuivre la controverse. Ramenant ses pattes sous lui, il enfouit sa tête sous l’aile et fit semblant de dormir. Daffy, qui aimait peser le pour et le contre de toute décision majeure, monologua encore longtemps, tout en décrivant des cercles erratiques sur la mare. Elle finit toutefois par reconnaître que Curtis avait raison.
Au lever du soleil, ils se mirent en marche vers le sud.
Devant eux, la route s’étendait à perte de vue, sèche, grise et aride, aussi lisse que la plus calme des eaux. Des machines gigantesques passaient à toute allure, si vite qu’elles paraissaient tomber vers l’horizon. Les deux canards continuaient à avancer péniblement, ignorant les machines et ignorés par ces dernières. Daffy aurait préféré rester dans les champs en friche, mais Curtis lui avait assuré qu’ils iraient plus vite sur la route. Ce n’était pas tellement qu’elle se sentait en danger, mais surtout que le vroum, vroum incessant rendait toute conversation impossible.
Tous deux étaient terriblement fatigués ; pourtant, le besoin de s’élever dans les airs était toujours aussi fort. Une fois, un peu plus tôt, Daffy avait juste voulu se dégourdir les ailes, mais l’instinct l’avait fait s’élever comme le tourbillon d’un cyclone. Curtis l’avait rattrapée in extremis par le petit anneau de métal qu’elle portait à la patte. Un moment, il avait semblé qu’elle allait l’entraîner vers le ciel, puis ses ailes avaient cédé, et elle était lourdement retombée sur le sol, déchirée entre la honte et le désir.
« Ça y est, je ne peux plus marcher ! Tu m’as cassé la patte.
— Penses-tu, dit Curtis, tout de même un peu inquiet.
— Je vais mourir. Il faut que je vole !
— Si tu t’envoles maintenant, ça va être comme les autres fois.
— Non, Curtis, j’ai dépassé ça. Je crois vraiment que je l’ai dépassé.
— Dès que tu seras en haut, tu verras la mare, et tu y retourneras tout droit. Et tous ces efforts n’auront servi à rien.
— Je serais prudente. Je te le promets.
— Il n’en est pas question, Daffy. »
Sur ce, il s’était remis en marche. Elle avait attendu, espérant qu’il se retournerait, puis avait fini par le suivre, les ailes serrées contre le corps.
Vers le soir, la route s’était incurvée dans la direction où le soleil se couchait derrière un nuage de fumées industrielles. Ils se trouvaient sur le côté droit de la route, et pour continuer vers le sud, il aurait fallu la traverser. Mais la circulation était pire que jamais.
« Si on volait ? hasarda Daffy.
— Non, nous attendrons », rétorqua Curtis sur un ton péremptoire.
Ils attendirent et attendirent, mais il y avait toujours des voitures, dans une direction ou dans l’autre. Elles avaient allumé leurs phares, et Daffy avait le vertige en voyant leurs ombres s’allonger puis disparaître sur le ruban de béton. Finalement, ils abandonnèrent et descendirent dans le fossé bordant la route. Par un coup de chance, ils y trouvèrent une adorable flaque pour passer la nuit.
En se réveillant le lendemain matin, la première chose que Daffy vit fut la lueur méchante des yeux d’un rat, à moins d’un mètre devant elle. Automatiquement, elle essaya de s’envoler de la flaque, mais ses ailes se refusèrent à bouger. Elle poussa des cris hystériques, réveillant Curtis, qui vit le rat, mais resta lui aussi étrangement immobile. De même que le rat, d’ailleurs.
« Tout ceci n’est pas réel, pensa Daffy. Je fais sûrement un cauchemar. »
Curtis, calme comme toujours, avait quant à lui atteint une autre conclusion : « La flaque a gelé au cours de la nuit. Nous sommes pris dans la glace ; voilà pourquoi nous ne pouvons pas bouger.
— Mais le rat… !
— C’est un rat mort, Daffy.
— Mais regarde-le ! Ces dents !
— Regarde-le, plutôt. Mieux encore, sens-le. Il doit être là depuis au moins une semaine. »
Curtis se mit à picorer méthodiquement la glace tout autour de lui, et put bientôt aider Daffy à se dégager. Comme elle avait dormi dans le coin le moins profond de la flaque, ce ne fut pas facile, et elle perdit pas mal de plumes dans sa hâte.
Sur toute la longueur du fossé, il y avait des rats à divers stades de décomposition, ainsi que deux belettes mortes et un hibou à moitié dévoré. Daffy considéra cette légion d’ennemis hors d’état de nuire avec un mélange de peur et de triomphe. D’un côté, le monde serait certainement meilleur sans animaux de proie, mais de l’autre… Elle ne savait pas exactement ce qu’il y avait sur l’autre plateau de la balance, mais il y avait à coup sûr quelque chose.
« Daffy, viens voir, il y a une caverne.
— Pour l’amour de Dieu, Curtis, tu ne vas quand même pas… Curtis ! » Elle arriva à l’ouverture trop tard pour l’empêcher d’y pénétrer.
« Regarde ! Il y a de la lumière à l’autre bout ! Ça passe sous la route !
— Reviens, Curtis ! »
Elle fit quelques pas dans l’obscurité. Curtis la devançait déjà de plusieurs mètres. Elle voyait sa silhouette contre le rond de lumière à l’autre extrémité de la caverne.
« Nous allons vers le sud, Daffy. Vers le sud ! »
Sa voix éveillait des échos inquiétants.
Daffy fit prudemment un pas en avant, et posa la patte en plein dans le corps mou d’un rat. Elle bondit en arrière en hurlant, et se cogna violemment la tête contre le plafond du conduit souterrain.
« N’aie pas peur, chérie. Tous ces rats sont morts, aussi morts que…»
Juste à ce moment, le dernier rat survivant lui sauta à la gorge.
Curtis battit des ailes pour se dégager, en heurtant les patois de béton, mais son adversaire s’accrochait avec opiniâtreté, malgré sa faiblesse. Curtis le frappa des ailes et du bec, et essaya de l’étouffer sous son poids, mais en vain ; le rat tenait bon. La lutte se poursuivit jusqu’à la mort des deux adversaires.
Daffy s’envola vers le sud. Elle vola pendant des jours et des jours, survolant de grands lacs gris et des villes plus grandes et plus grises encore, suivant des routes et des rivières sinueuses, traversant des nuages éblouissants et de la fumée âcre et piquante – toujours vers le sud. Depuis le moment ; où elle avait pris son essor, elle avait apparemment oublié Curtis. Elle ne faisait qu’un avec le rythme de ses ailes. A une ou deux reprises, elle connut un instant de panique, mais ce n’était pas le besoin fatal de regagner le nid où pourrissait sa progéniture. Non, elle se sentait simplement perdue, isolée. Lors des premières migrations de sa jeunesse, elle n’était qu’un atome de poussière dans une formation de huit ou neuf oiseaux, une partie d’une seule entité, d’une seule action, d’un unique désir. Mais cette angoisse céda bientôt la place à la certitude de retrouver, bientôt peut-être, l’unité primordiale.
Parfois, elle parlait toute seule : « Tout finit par s’arranger, après tout », se disait-elle. Ou bien : « Tu te fais de la bile, tu te ronges les sangs, tu crois que l’univers entier s’écroule sur ta tête, et soudain – le lendemain, il se met à pleuvoir ! Non, je ne prétends pas que le monde soit idéal. Ça serait stupide. Il suffit de regarder autour de soi pour voir… enfin, un tas de choses ! Mais si on tient le coup, et si on s’efforce de faire de son mieux ce qu’on est obligé de faire, tout finit par s’arranger. »
Elle continua inlassablement à voler, et en un rien de temps (bien qu’elle fût plus fatiguée qu’elle ne voulait se l’avouer) elle atteignit l’océan. Son moral était au plus haut. Ce n’était plus loin maintenant, tout au plus une journée de vol.
Pourtant, tandis qu’elle survolait l’étendue salée, un événement étrange se produisit. Au début, elle crut que c’était simplement dû à la fatigue. Ses ailes battaient l’air, mais c’était en vain. On aurait dit que la nature même de l’atmosphère avait changé. Elle perdit aussi le sens de l’orientation, et dut faire un grand crochet sur sa droite, puis sur sa gauche, afin de retrouver une bonne perception du sud. Il lui semblait aussi entendre le tonnerre, bien que le ciel fut sans un nuage – en général lointain et faible –, mais parfois si fort qu’en fermant les yeux, elle se serait cru au beau milieu d’un orage.
« C’est absurde », couina-t-elle avec irritation. S’il y avait eu un danger tangible, elle aurait eu peur. Mais il n’y avait rien.
L’air crépita, et quelques secondes furent arrachées à la régulière progression du temps vers le sud. Le tonnerre devint gigantesque, monstrueux, et soudain, juste au moment où il devenait intolérable, il cessa brusquement.
« Ouf ! Espérons que…»
La voûte du ciel s’effondra. Et, tandis que le Concorde passait au-dessus d’elle, invisible, Daffy tomba comme une pierre, morte, vers l’océan perdu.
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
The Birds.
© Thomas Disch, 1972.
© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.