DANS LE SILENCE DU SOIR

par Lee Hoffman

La crainte de la surpopulation est une des hantises écologistes les plus anciennes et les plus répandues. Qui ne connaît le nom de Malthus ? Il est de fait que si la croissance de la population se poursuivait à un rythme exponentiel, on ne trouverait plus, bien avant l’an 3000, assez de place sur les terres émergées pour loger les humains debout et côte à côte. Faudra-t-il pour l’empêcher limiter sévèrement les naissances ? Et si les couples s’y refusent, en venir à des solutions finales…

L’HOLOVISION était baissée ; son jeu de couleurs était atténué en pastel doux et l’on entendait à peine la musique d’accompagnement. Les fenêtres, en position translucide, luisaient dans la chaleur du crépuscule. Le système de ventilation emplissait la pièce d’un air pur et frais, directement pompé de l’extérieur. Le monde entier était tranquille, chaud, agréable.

Installé dans son fauteuil favori, Winston Adamson sirotait un cocktail frais composé de jus de légumes tout en espionnant sa fille du coin de l’œil. Le fait de la regarder constituait pour lui une plaisante distraction.

Elle se tenait près du panier des chats, observant Tammy et les chatons avec une intense curiosité. Cinq chatons, cinq petites boules de poils vivantes qui se tortillaient en miaulant. La première portée de Tammy. Même de l’endroit où il se trouvait, Winston pouvait entendre le doux ronronnement satisfait de Tammy.

La fillette, Lorette, était actuellement la troisième enfant de Thea et Winston Adamson. Non pas leur troisième bébé. Il y en avait eu deux autres entre les deux aînés et cette petite fille. Il se surprit soudain à songer à ces deux autres. Jimmy et Beth. Tous deux étaient partis maintenant. Mais il restait encore Lorette. Elle avait les mêmes yeux clairs, la même petite bouche froncée, des mains vives – toujours cette curiosité, ce continuel besoin d’explorer. Et Winston ressentait le même plaisir en la regardant.

Des enfants adorables, se dit-il avec fierté. Comme il était dommage qu’ils ne puissent pas rester toujours ainsi – rester gentils, mignons, et petits.

Une pensée vaguement déplaisante effleura son bonheur, y laissant une cicatrice brune et fripée. Son fils aîné, Bob, ne suivait pas du tout le chemin que Winston aurait souhaité lui voir prendre. Le garçon débordait d’idées insensées dans son désir de changer le monde. Changer la perfection !

Sacré bon sang, pourquoi ?

Mais tandis que la question commençait à se former, Winston la repoussa. Il refusait de la considérer. Il n’aimait pas les questions, et s’interrogeait rarement. La plupart d’entre elles avaient trouvé leur réponse bien avant qu’il ne songe seulement à se les poser. C’était mieux ainsi. Le fauteuil était confortable. La maison était confortable. Le inonde était confortable. Winston se sentait satisfait. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi quelqu’un d’autre ne pouvait pas éprouver le même bonheur.

Cependant, sa fille aînée, Nancy, était parfaitement raisonnable. Elle paraissait ne jamais penser qu’aux garçons. Elle se marierait dans quelques années, et aurait ses propres enfants. Il aimait bien penser à elle.

Lorette tourna son regard vers lui. Elle sourit en voyant les yeux de Winston posés sur elle. Il savait que ce sourire lui manquerait, tout comme celui de Jimmy. Et celui de Beth. Mais il était encore jeune. Il y aurait d’autres enfants, d’autres sourires.

Une clochette carillonna et la porte d’entrée s’ouvrit. Ce devait être Thea qui rentrait de courses. Lorsqu’elle apparut sur le seuil, Lorette courut vers elle. Elle gratifia l’enfant d’un petit bécot et se tourna vers le miroir proche. Une lampe s’alluma aussitôt pour illuminer son visage. Thea retira son chapeau d’une manière précautionneuse afin de ne pas troubler l’arrangement soigneux de sa coiffure bouclée.

Lorette quitta sa mère et reporta son attention sur les petits êtres qui tétaient leur vigueur aux mamelles de leur propre mère.

« J’ai confirmé nos noms sur la liste d’attente, mais il faudra peut-être des années avant d’obtenir quelque chose, déclara Thea.

— Dommage, marmonna Winston avec un haussement d’épaules. J’aurais bien aimé garder celle-ci. »

Thea hocha la tête, mais elle paraissait troublée. Ses yeux étincelaient.

« Tu aurais dû voir les gens à l’Administration de la Vie. Certains suppliaient littéralement pour obtenir leur permis. Je t’assure, Win, ils suppliaient. »

Elle se laissa tomber dans son fauteuil favori en poussant un soupir, et poursuivit :

« Une femme pleurait. En public. C’était humiliant de voir ça, tu peux me croire. Et ce n’est pas comme s’ils ignoraient…»

La seule idée de voir une personne pleurer était très déplaisante. Winston se déroba devant cette pensée. Il ne voulait plus en entendre parler. Mais Thea semblait prendre un plaisir morbide à lui raconter tous les détails sordides. Il demeura immobile, s’efforçant de ne pas entendre les paroles qu’elle lui lançait.

L’image d’une femme qui pleurait en public persista dans son esprit. Il se révolta contre cette pensée qui l’irritait. Cette femme n’avait pas le droit de se conduire ainsi. Elle devait certainement savoir auparavant quelle était la situation. Tout le monde le savait.

Elle était tout à fait simple, logique, et raisonnable. Il y avait une limite à la population que la planète pouvait supporter pour conserver son bien-être. Cette limite se trouvait atteinte depuis bien longtemps. Pendant un moment, à l’époque de la Révolution Émotiviste, le désordre avait régné. Puis, lorsque la fureur se fut apaisée, les gens qui avaient gardé leur sang-froid avaient obtenu gain de cause. Avec le retour du calme et du bon sens, on s’était mis à chercher une solution logique – et on l’avait trouvée.

Un permis de vie était établi pour chaque individu. Il lui donnait droit de se reproduire et d’élever un enfant – un humain pour en remplacer un autre. Deux enfants pour chaque couple. C’était simple. Un décès, une naissance.

Comme tous les individus ne produisaient pas un rejeton pour les remplacer, les permis de ceux qui mouraient sans enfants pouvaient être redistribués, afin de permettre à certains couples d’élever un troisième enfant jusqu’à l’âge adulte. L’équilibre de la population était constamment maintenu.

Mais les enfants étaient tellement… tellement mignons.

Logiquement ou non, les gens voulaient des enfants. Ils désiraient pouponner, serrer contre eux des bambins, jouir de l’amour aveugle et sans réserve des tout petits. C’était pourquoi il n’y avait aucune tentative officielle en vue de limiter leur nombre – le nombre des bébés.

Après tout, les très petits enfants prenaient peu de place et n’absorbaient qu’une partie presque insignifiante des ressources mondiales. C’était seulement lorsqu’ils grandissaient – ce n’était pas officiel avant qu’ils aient cinq ans – qu’ils étaient considérés comme des adultes potentiels dont la présence intéressait la société tout entière.

Demain, Lorette aurait cinq ans.

« J’ai apporté la capsule et prévenu le service de ramassage », dit Thea.

Winston hocha la tête. Il se tourna vers sa fille et déclara :

« C’est l’heure d’aller au lit, chérie.

— Maintenant ?

— Oui, maintenant.

— Je ne peux pas regarder les bébés de Tammy ? Encore un petit peu ?

— Non. »

La fillette fit la moue, mais ne protesta pas.

« Viens embrasser très fort ton papa », dit-il.

Elle vint vers lui et passa ses bras autour de son cou.

Winston sentit la chaleur de son corps ; cela lui rappela Jimmy et Beth.

« Viens te coucher », dit Thea en prenant la main de l’enfant.

Rieuse, Lorette raconta a sa mère une histoire à propos de Tammy et des chatons.

« Prends bien soin de boire tout ton lait », lança Winston tandis que Thea emmenait la fillette.

Il s’allongea de nouveau dans son fauteuil pour siroter son cocktail, sans penser à rien. Il s’installa dans un confort total, tranquille, remarquant à peine la musique douce et le ronronnement régulier de Tammy.

Lorsque Thea revint, il demanda :

« Tu lui as donné la capsule ? »

Thea fit oui de la tête. Sans un mot, elle passa près de lui et pénétra dans sa chambre.

Winston s’aperçut qu’il venait de se lever. Sans aucune raison, il se dirigea vers la chambre de Lorette. La fillette était couchée en boule dans le lit ; la chevelure blonde ébouriffée, défaite ; le visage tranquille et lisse dans la faible clarté nocturne. Des petites lèvres roses. De longs cils clairs. Une oreille minuscule, parfaite, à moitié cachée par ses cheveux en désordre. Le drap qui la recouvrait remuait légèrement au rythme tranquille de sa respiration délicate.

Et pendant qu’il regardait, le mouvement cessa.

Winston fit demi-tour. Le service de ramassage serait bientôt là. Maintenant, ils s’occuperaient de tout, comme ils l’avaient déjà fait deux fois auparavant. Tout cela était très simple.

Il retourna dans le salon. Tammy ronronnait encore. Le silence paraissait très profond, le ronronnement très fort. Winston baissa les yeux sur les rejetons de Tammy qui tétaient en se tortillant et pressaient leurs pattes aux formes vagues sur le ventre de leur mère.

Brusquement, sans qu’il puisse en comprendre la raison, Winston se mit à pleurer.

Traduit par HENRY-LUC PLANCHAT.

Soundless evening.

Tous droits réservés.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.

LE JOUR DES STATISTICIENS

par James Blish

On peut tenter de limiter la population par des moyens barbares comme dans la précédente nouvelle. Mais rien n’est plus difficile à maintenir que la stabilité d’une économie et d’une société, comme le demandent les défenseurs de la « croissance zéro ». C’est là, pour autant qu’on sache, un état que l’humanité n’a jamais connu. Le maintenir exigerait aussi quelques sacrifices.

WIBERG était correspondant à l’étranger du New York Times depuis quatorze ans, dont dix consacrés notamment à sa propre spécialité, et il avait en plusieurs fois passé au total dix-huit semaines en Angleterre. (Il était comme de bien entendu très précis sur ces points.) C’est pourquoi la demeure d’Edmund Gerrard Darling lui causa une telle surprise.

On avait instauré depuis dix ans exactement le Contrôle de la Population, après la terrible famine mondiale de 1980, et dès lors l’Angleterre n’avait guère changé.

En roulant sur l’autoroute M4 au départ de Londres, il vit de nouveau les constructions en hauteur qui avaient supprimé la Ceinture Verte qui entourait la ville en un temps, tout comme elles avaient envahi le Country de Westchester dans l’État de New York, Arlington en Virginie, Evanston en Illinois, Berkeley en Californie. On en n’avait élevé que peu de nouvelles par la suite – après tout, avec la stabilisation de la population, ce n’était plus nécessaire – bien que la hâte avec laquelle elles avaient été édifiées les premières dût en imposer le remplacement avant longtemps.

De même, le bourg de Maidenhead, stabilisé à 20 000 âmes, présentait le même aspect que lorsqu’il l’avait traversé la première fois en allant à Oxford. (A l’époque, il rendait visite au spécialiste de l’érosion côtière, Charles Charleston Shackleton, également écrivain.) Cette fois-ci, cependant, il avait dû quitter l’autoroute à Maidenhead Thicket et s’était trouvé soudain dans un genre de campagne dont il n’avait jamais rêvé qu’il en existât encore, du moins entre Londres et Reading.

Une route de la largeur exacte d’une voiture, sous une réelle voûte d’arbres, le mena en huit kilomètres à un rond-point dont le diamètre ne dépassait pas la distance à laquelle un enfant aurait pu cracher, n’eut été le monument aux morts de la première guerre mondiale, couvert de mousse, qui en occupait au centre. De l’autre côté, c’était Shurlock Row, sa destination… un village limité, semblait-il à une église, un café, cinq ou six boutiques. Il devait y avoir non loin une mare aux canards car il percevait des caquètements assourdis.

The Phygtle, la demeure du romancier, se trouvait également dans la Grand-Rue… qui paraissait d’ailleurs être l’unique. C’était un grand cottage au toit de chaume, à un étage, aux hourdis blancs entre les colombages de chêne peints en noir. Par-dessus le chaume, et certainement de très récente date, des grillages de cages à poules visaient à décourager les oiseaux ; le reste de la maison donnait à penser qu’elle datait du XVIe siècle, ce qui était probablement exact.

Wiberg rangea sa Morris et tâta sa poche intérieure où se trouvait la notice nécrologique de l’Associated Press, qui le rassura d’un faible craquement. Pas besoin de la tirer de sa poche ; il la connaissait maintenant par cœur. C’était l’arrivée par la poste de cette notice, une semaine auparavant, qui l’avait décidé à ce voyage. Elle ne devait pas paraître avant près d’un an, mais on avait mentionné que Darling était souffrant, ce qui fournit toujours un bon prétexte, le seul valable, à la vérité.

Il descendit de voiture pour s’approcher de la porte rustique qui s’ouvrit quand il eut frappé. Une jeune fille potelée, au visage rouge bien astiqué, en tenue de femme de chambre, l’accueillit. Il se nomma.

« Ah oui ! Monsieur Wiberg. Sir Edmund m’a avertie, dit-elle avec un accent irlandais prononcé. Peut-être préférez-vous attendre dans le jardin ?

— Cela me ferait plaisir », répondit-il. La fille était évidemment tout nouvellement engagée, car le romancier n’était pas chevalier, mais O.M., décoré de l’Ordre du Mérite, beaucoup plus distingué. Mais Darling avait la réputation de mépriser ces hochets et sans doute ne s’était-il pas donné le mal d’expliquer la différence à sa servante.

Elle le mena à travers une vaste salle à manger au plafond bas garni de poutres, avec une cheminée de briques faites à la main, puis par une porte vitrée tout au fond. Le jardin couvrait à peu près deux mille mètres, planté en majeure partie de buissons à fleurs et de rosiers entre lesquels serpentaient des sentes couvertes de gravier ; il y avait aussi quelques vieux pommiers et poiriers, et même un figuier. Une partie du terrain avait été consacrée à un potager, garni d’un abri à outils. L’ensemble était isolé de la route et des voisins par une haie de saules blancs et de plantes à feuillage permanent très touffues.

Toutefois, ce qui intéressait le plus Wiberg, c’était une maisonnette d’amis ou une annexe pour les domestiques, au fond du jardin. La bâtisse – il le savait par la notice nécrologique – avait sa salle de bain (ou garde-robe comme préfèrent encore l’appeler avec discrétion les Britanniques de la classe moyenne) ; et c’était dans cette bâtisse que Darling avait écrit ses œuvres à l’époque où sa famille vivait encore dans la maison. Elle avait eu à l’origine un toit pointu, mais la majeure partie en avait été tronquée pour l’installation du fameux petit observatoire astronomique.

L’isolement du coin, songeait Wiberg, avait dû être terrible même avant la naissance de Darling, mais là encore, il n’y aurait pas attaché grande importance. Darling était amateur de sciences (« le plus beau spectacle du monde », les avait-il qualifiées) et il avait construit son observatoire non pour se livrer à des recherches, mais simplement parce qu’il aimait contempler le ciel.

Wiberg jeta un coup d’œil par une fenêtre, mais il ne restait pas trace de l’occupation des lieux par le romancier. Il était clair que seule la servante logeait maintenant dans l’annexe. Wiberg poussa un soupir. Il n’était pas tellement sensible – il ne pouvait pas se le permettre – mais, par moments, son travail le déprimait.

Il se remit à errer dans le jardin, respirant les roses et les plantes grimpantes. Il n’avait jamais vu ces dernières en Amérique ; elles avaient une odeur pimentée, exotique, qui rappelait celle du tabac en fleur, ou ce qu’il imaginait avoir été celle des herbes des embaumeurs de l’Égypte antique.

Puis la femme de chambre l’appela. Il retraversa la salle à manger, puis contourna le L que dessinait un immense salon tapissé de livres, avec un foyer en pierre polie, et arriva au pied de l’escalier principal. En haut se situait la chambre de maître. Quand il fut près de la porte, la domestique lui cria : « Attention à votre tête, monsieur ! » Mais il était déjà trop tard ; il se cogna le haut du crâne au linteau.

Un gloussement lui parvint de l’intérieur. « Vous n’êtes certainement pas le premier, dit une voix d’homme. Il fallait faire rudement attention quand on portait un enfant, pour franchir cette porte. »

Le choc avait été bénin et Wiberg l’oublia instantanément. Edmund Gerrard Darling, vêtu d’une robe de chambre en tissu écossais, était assis parmi des oreillers dans un lit immense… un lit de plumes, à en juger par la façon dont son corps pourtant frêle s’y enfonçait. Il avait conservé une bonne partie de ses cheveux, bien que la ligne frontale eût encore reculé par comparaison avec ses photos les plus récentes. Il portait les mêmes lunettes à monture d’or. Son visage, toujours aristocratique, s’était un peu alourdi malgré sa maladie, lui donnant un air paternel qui allait mal à l’homme qui en sa qualité de critique avait, pendant près de soixante ans, écorché vifs ses confrères pour leur ignorance de l’anglais le plus élémentaire, et à fortiori des formes plus évoluées de littérature.

« C’est un honneur et un plaisir de faire votre connaissance, monsieur, dit Darling en lui désignant un fauteuil Voltaire. Il y a cependant longtemps que je vous attends.

Une seule question demeure en mon esprit, à la vérité, et j’aimerais que vous y répondiez sans tergiverser… à la condition, bien entendu, que vous y soyez autorisé.

— Tout ce que vous voudrez, monsieur. Après tout, je viens moi-même vous interroger. Je vous écoute. »

Le romancier demanda : « Êtes-vous le précurseur du bourreau, ou le bourreau en personne ? »

Wiberg réussit à émettre un rire gauche. « Je crains bien de ne pas avoir compris votre question, monsieur. »

En réalité, il la comprenait parfaitement. Ce qu’il n’arrivait pas à saisir, c’était comment Darling avait pu se procurer assez de renseignements pour la formuler. Durant dix années, le secret primordial du Contrôle de la Population avait été extrêmement bien gardé.

« Si vous ne répondez pas à ma question, je ne me sens en rien obligé de répondre à la vôtre, dit Darling. « Vous ne nierez pas, j’espère, avoir ma notice nécrologique dans votre poche ? »

C’était un soupçon qui revenait si souvent dans l’expérience de Wiberg qu’il n’eut aucune difficulté à réagir avec un air de sincérité absolue.

« Bien sûr, dit-il. Comme vous le savez certainement, les grands journaux comme le Times ainsi que les grandes agences de presse ont en permanence dans leurs dossiers les notices nécrologiques des personnes éminentes ou intéressantes, en cas d’accident. Bien souvent, il faut les mettre à jour, c’est normal ; et tout reporter envoyé en interview consulte d’abord ces dossiers, ce qui est également normal.

— J’ai fait mes débuts dans le journalisme, observa Darling. Voilà pourquoi je sais également que les grands journaux n’ont pas coutume d’envoyer un de leurs meilleurs correspondants à l’étranger pour faire les chiens écrasés.

— Toutes les personnes à interviewer ne sont pas des Prix Nobel, remarqua Wiberg. Et quand une personnalité de cette stature a quatre-vingts ans et nous est signalée comme malade, en obtenir ce qui peut être la dernière interview n’est plus un travail de débutant. Si vous tenez à considérer la chose comme une notice nécrologique anticipée, rien ne vous en empêche, monsieur. Sans nul doute, c’est un peu macabre, mais, vous le savez aussi, une grande part du journalisme peut se qualifier de la même manière.

— Je sais, je sais, fit Darling, avec une pointe d’irritation. Et dans les circonstances présentes, sans que vous ayez la moindre intention de vous en glorifier, le fait que vous ayez été désigné, et nul autre, peut aussi s’interpréter comme une marque de respect. Hein ?

— Eh bien, monsieur, il se pourrait que je voie les choses ainsi. » En réalité, il avait été sur le point de s’exprimer dans les mêmes termes, exactement.

« Bah ! »

Wiberg haussa les épaules. « Je l’ai déjà affirmé, monsieur, je ne peux nullement vous empêcher d’avoir votre point de vue personnel. Mais je le regrette.

— Je n’ai pas dit que je diffère d’avis sur cette interprétation. Tout ce que j’ai dit, c’est « bah ! ». Ce que vous m’avez expliqué est vrai en gros. Mais c’est également si insuffisant que cela risque d’entraîner des malentendus. J’avais espéré que vous m’exposeriez les faits sans fard, et j’estime y avoir droit. A l’inverse, vous avez répondu à ma question par la formule, normalisée de toute évidence, que l’on débite aux clients récalcitrants. »

Wiberg s’enfonça dans son siège, sentant grandir ses appréhensions. « Alors vous consentirez peut-être à me dire ce que vous estimez comme raisons suffisantes, monsieur ?

— Vous ne le méritez pas, mais il serait ridicule de vous cacher ce que vous savez déjà… et c’est précisément pour cette raison même que je désirais avoir cet entretien avec vous. Très bien. Restons-en au journalisme pendant un moment. »

Il tripota dans la poche de sa robe de chambre, y prit une cigarette et pressa un bouton sur la table de chevet. La servante arriva immédiatement.

« Allumettes, dit-il.

— Mais monsieur, le médecin…

— Au diable le médecin. Je sais maintenant quand je dois mourir, à un jour près. Allons, ne prenez pas cet air désemparé, apportez-moi simplement des allumettes et vous allumerez aussi le feu en passant. »

La journée était encore tiède mais, pour une cause mystérieuse, Wiberg fut également content de voir prendre le feu sur la grille du petit âtre. Darling tira sur sa cigarette, puis la regarda avec une satisfaction visible.

« Foutrement idiot, d’ailleurs, ces statistiques, dit-il. Ce qui nous ramène directement à notre sujet, de plus. Quand vous avez passé la soixantaine, monsieur Wiberg, vous commencez à devenir en quelque sorte avide de notices nécrologiques. Les héros de votre enfance commencent à mourir, vos amis commencent à mourir, et, insensiblement, vous en venez à vous intéresser à la mort de gens que vous n’avez jamais connus, qui ne vous ont jamais intéressé, et puis d’autres dont vous n’avez même jamais entendu parler.

« C’est peut-être un passe-temps un rien méchant, qui comporte sa petite part de vanité. « Eh bien, le voilà parti, mais je suis encore là. » Bien sûr, si vous êtes un tant soit peu introspectif, cela peut en outre vous faire prendre de plus en plus conscience de votre isolement croissant dans le monde. Et si vous n’avez pas beaucoup de ressources intérieures, cela peut aussi accroître la peur de votre propre mort.

« Par bonheur, depuis des années, l’un de mes intérêts principaux est l’étude des sciences et notamment des mathématiques. Et après avoir lu beaucoup de notices nécrologiques dans le Times de New York, le Times de Londres et quelques autres grands journaux que je continue de recevoir, tout d’abord distraitement, puis de façon plus appliquée, j’ai commencé à prendre conscience d’une succession de coïncidences. Vous me suivez jusqu’à présent ?

— Je crois, dit prudemment Wiberg. Des coïncidences de quel ordre ?

— Je pourrais vous en fournir des exemples précis, mais je pense qu’une vue d’ensemble vous suffira. Pour découvrir ces coïncidences, il faut s’attacher aux avis de décès sans grande importance aussi bien qu’à ceux qui font de gros titres et des articles officiels. Alors, vous vous apercevez, par exemple, qu’un certain jour il est mort un nombre anormalement élevé de médecins. Un autre jour, un nombre anormalement élevé d’hommes de loi. Et ainsi de suite.

« J’ai d’abord remarqué la chose un jour où presque tous les hauts directeurs d’une grande usine d’aviation américaine ont été tués dans le même accident d’avion. Cela m’a particulièrement frappé parce que, à cette date, il était déjà devenu de tradition dans les firmes américaines de ne jamais permettre à plus de deux directeurs exécutifs de voyager sur le même vol. Une idée m’est venue et j’ai parcouru la liste des décès courants, pour m’apercevoir que la journée avait été particulièrement mauvaise pour les ingénieurs. J’ai encore découvert de l’inattendu : ils avaient pour la plupart péri au cours de voyages. L’écrasement de l’avion avait été la coïncidence malheureuse qui avait attiré mon attention sur ce qui semblait en définitive indiquer un plan d’ensemble.

« Je me suis mis à prendre des notes. J’ai découvert des corrélations nombreuses. D’une part, dans les accidents de voyage mortels, des familles entières sont souvent tuées – et dans ces cas, il se révèle souvent que la femme soit liée au mari non seulement par le mariage, mais aussi par la profession.

— Intéressant… et un peu étrange, admit Wiberg… Mais, comme vous le dites, ce sont seulement des coïncidences, évidemment. Avec un échantillonnage aussi restreint…

— Ce n’est plus un échantillonnage restreint après vingt années d’observation, dit Darling. Et je ne crois plus qu’il s’agisse de coïncidences, mis à part le premier accident d’avion qui a éveillé mon intérêt. Je tiens des comptes exacts et je communique périodiquement mes chiffres au centre d’ordinateurs de l’Université de Londres, naturellement sans dire aux programmateurs à quoi les chiffres ont trait. J’ai formulé ma dernière demande à l’ordinateur au reçu du télégramme m’annonçant votre visite, pour obtenir un test khi-carré. J’ai obtenu une signification de 0,0001 au seuil de confiance de cinq pour cent. C’est bien mieux que tout ce qu’ont jamais pu trouver les mouvements antitabac ; or nous avons vu des régiments d’ânes de la médecine, et même des gouvernements entiers, se comporter comme si ces chiffres traduisaient un phénomène véritable, et cela depuis 1950.

« Et au point où j’en suis, je procède à des contre-vérifications. Il m’est venu à l’esprit que l’âge au moment de la mort pouvait constituer un facteur vraiment significatif. Le test khi-carré montre qu’il n’en est rien ; il n’y a aucune corrélation avec l’âge. Mais il est parfaitement clair que ces morts sont choisis sur la base de leur occupation, commerce ou profession.

— Hum ! hum ! Supposons – pour poursuivre le débat – que cela se passe bien ainsi. Pouvez-vous suggérer de quelle manière ?

— Ce n’est pas le Comment qui est le problème, affirma Darling. Ce ne peut pas être un phénomène naturel, parce que les forces naturelles, la sélection biologique, par exemple, ne manifestent pas un si haut degré de spécificité et n’agissent pas sur des périodes aussi courtes. La vraie question est donc : Pourquoi ? Et il ne saurait y avoir qu’une seule réponse.

— Qui est ?

— Une politique.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais tout en ayant pour vous le plus profond respect, cette idée me paraît un peu… disons légèrement paranoïde.

— Elle est massivement paranoïde, mais c’est pourtant ce qui se passe réellement ; je remarque d’ailleurs que vous ne le contestez pas. Et les paranoïaques, ce sont les initiateurs de cette politique ; pas moi.

— Mais quelle serait l’utilité d’une telle politique… ou quelle utilité pourrait-on bien lui imaginer ? »

Le romancier regarda fermement Wiberg dans les yeux, à travers ses verres.

« Le Contrôle Universel de la Population, reprit-il, est officiellement en application depuis dix ans, et non officiellement depuis vingt, semble-t-il. Et cela fonctionne ; la population reste maintenant stable. La plupart des gens croient – c’est ce qu’on leur répète – que cela tient uniquement à la limitation légale du nombre des naissances. Ils ne prennent pas le temps de réfléchir que pour assurer l’existence d’une population véritablement stabilisée, on a également besoin d’une économie entièrement prévisible. Et ensuite, ils ne prennent pas le temps de réfléchir – on ne le leur dit pas, et à la vérité les faits dont ils devraient disposer pour procéder à la déduction sont gardés cachés même à l’échelon de l’instruction secondaire – qu’avec nos connaissances actuelles, nous ne pouvons limiter que le nombre des naissances ; nous ne pouvons avoir aucun contrôle sur qui va naître. Oh ! bien sûr, nous sommes dès à présent en mesure de déterminer le sexe de l’enfant, c’est facile ; mais nous n’avons aucun moyen de savoir si ce sera un architecte ; un matelot ou un simple ballot.

« Cependant, dans le cadre d’une économie entièrement sous contrôle, on doit prendre soin de n’avoir qu’un nombre fixe d’architectes, de marins et de simples ballots en vie dans une région donnée. Comme cela n’est pas possible par le simple contrôle des naissances, il faut y parvenir par le contrôle des décès. De sorte que si vous vous trouvez avec un excédent nuisible à l’économie de… de romanciers, par exemple, vous écumez ce qui dépasse. Naturellement, vous vous efforcez de n’écumer que les plus vieux, mais comme la période durant laquelle cet excédent restera manifeste est imprévisible de nature, l’âge des plus vieux quand on procède à l’écumage varie trop grandement pour avoir une signification statistique. Le processus est de plus, probablement, masqué par des considérations politiques qui conduisent à donner à ces disparitions l’apparence d’accidents et d’événements sans aucun lien entre eux. Ce qui doit souvent conduire à éliminer quelques jeunes membres d’une catégorie donnée et à laisser à la nature le soin de régler le compte de quelques vieux dans une autre.

« En outre, cela simplifie la tenue des archives pour l’historien. Si l’on sait par principe qu’un certain romancier doit mourir à telle date environ, plus de risque de manquer l’ultime interview, plus besoin de mettre à jour le dossier. Et le même prétexte, ou un autre analogue – la visite de routine du médecin de la victime, par exemple – peut constituer l’agent réel de la mort.

« Ce qui me ramène à ma première question, monsieur Wiberg. Lequel êtes-vous… l’Ange de la Mort, ou seulement son héraut ? »

Dans le silence qui s’établit, le feu craqua violemment dans la grille. Wiberg déclara finalement :

« Je ne saurais vous dire si votre hypothèse est fondée ou non. Comme vous l’avez indiqué vous-même au début de notre entrevue, si c’était la vérité, il ne me serait pas permis de vous le dire, simple et logique conséquence. Tout ce que je peux ajouter, c’est que j’admire grandement votre ingéniosité… et qu’elle ne me surprend pas entièrement.

« Mais, toujours par amour de la discussion, poussons la logique un peu plus loin. Présumons que la situation soit exactement celle que vous postulez. Présumons ensuite que vous ayez été sélectionné pour… écumage… disons dans un an à compter de ce jour. Et présumons enfin que je n’aie dû à l’origine être que votre dernier reporter, et non l’exécuteur des œuvres. Le fait de m’avoir révélé vos conclusions ne me mettrait-il pas dans l’obligation de devenir du même coup l’exécuteur ?

— Possible, fit Darling, avec un enjouement stupéfiant. Je n’avais pas omis cette conséquence. J’ai connu une vie très riche et ma maladie présente me contrarie tellement, que de m’en voir épargner un an – je sais très bien qu’elle est incurable – ne me paraîtrait pas une si terrible privation. Par ailleurs, le risque ne me semble pas très réel. Me tuer avec un an d’avance entraînerait une légère discontinuité mathématique dans le système.

Elle serait sans importance, mais les bureaucrates ont horreur de toute déviation par rapport à la norme établie, que ce soit important ou non. De toute façon, moi, je m’en ficherais pas mal. Mais je me pose des questions à votre sujet, monsieur Wiberg. Sincèrement.

— A mon sujet ? fit Wiberg, mal à l’aise. Pourquoi ? »

Plus de doute à présent, le vieil éclat malicieux revivait pleinement dans les yeux de Darling.

« Vous êtes statisticien, je l’ai compris à votre façon d’accepter et de suivre les termes que j’ai employés. D’autre part, je suis mathématicien amateur et mes intérêts ne se bornent pas aux méthodes de la stochastique ; l’un d’eux est la géométrie prospective. J’ai étudié les statistiques démographiques et les chiffres de mortalité, mais j’ai également établi des courbes. Je sais donc que je mourrai le 14 avril prochain. Appelons-le donc à titre commémoratif le « Jour des Romanciers ».

« Mais je sais aussi, monsieur Wiberg, que le 3 novembre prochain sera ce que nous pourrions appeler le « Jour des Statisticiens ». Et je pense que vous n’êtes plus assez jeune pour vous sentir en complète sécurité, monsieur Wiberg.

« Dites-moi : Comment l’affronterez-vous ? Hein ? Comment l’affronterez-vous ? Dites-moi, monsieur Wiberg, dites-le moi. Pour vous aussi, le temps touche à sa fin. »

 

Traduit par PAUL HÉBERT.

Statistician’s day.

 

©The esta te of the late James Blish.

© Librairie Générale Française, 1980, pour la traduction.